Acte premier
Même décor
Scène Première
KÉZIA
Personne ici ?... Entrons… Qui m’aurait vue venir ?
Loin des soldats du roi j’ai bien su me tenir,
Glissant parmi leurs rangs pareille à la couleuvre,
Souple comme un félin, et ma ruse est à l’œuvre.
Je coule sur la place avec discrétion.
Ne vous méprenez pas sur mes intentions.
Je rode en ce palais, tout comme une voleuse
Mais ne voyez en moi qu’une fille amoureuse.
J’entends quelqu’un venir. Un soldat. Cachons-nous.
(Un garde passe.)
Les gardes du tyran nous surveillent partout,
Chargés de leur armure et servis de leurs armes.
Si l’un d’eux me trouvait, il sonnerait l’alarme.
Quelle folie m’a prise, hélas ! et quel démon ?
Quel venin m’a piqué, quelle guêpe ou frelon ?
L’amour, c’est vrai, conduit à cent mille sottises
Et me voilà lotie avec cette entreprise !
Dans cette noble enceinte, si la reine ou le roi
Me découvrait soudain, qu’adviendrait-il de moi ?
J’aurais dû méditer fourberie plus savante !
Le nom d’une duchesse ou bien d’une suivante
Usurper sans vergogne ! On m’eut dans cette cour
Laissé libre l’entrée et libre le retour.
Enfin, c’est accompli, me voici sur la place,
Mais je crains le cachot pour punir mon audace.
On vient de ce côté. Mon Dieu ! Serait-ce lui ?
Scène II
KÉZIA – JOËL
JOËL
Je sens une présence, et quel était ce bruit ?
Holà !
(Il tire l’épée.)
Holà ! Quelqu’un ?
KÉZIA
Non, il n’y a personne.
JOËL
J’aurais pourtant juré… Mon esprit déraisonne.
KÉZIA
Ouf !
JOËL
Je ne suis pas fou, j’entends bien soupirer.
KÉZIA
Personne, je vous dis !
JOËL
Ça, je dois délirer.
Il faut que je m’allonge et que je me repose
Car j’ai le cœur troublé, mes pensées sont moroses,
Et j’ai l’impression de perdre la raison.
Je vis dans ce palais comme en une prison.
S’il existe un onguent pour soigner ma folie,
Me guérir de l’amour insensé qui me lie…
KÉZIA
Ai-je bien entendu ? Le prince est amoureux ?
Quelle est cette rivale que je crève ses yeux ?
Mais ma pauvre Kézia, es-tu donc assez folle
Pour aimer un tel homme, illusion frivole !
Sais-tu d’où tu es née ? Sais-tu quel est ton nom ?
Es-tu fille de roi, ou duchesse ? Sinon…
JOËL
Une simple servante aux beaux yeux d’émeraude,
Une fille du peuple à la face rougeaude ?
Engagée pour un soir, renvoyée le matin,
Au service du roi pour le temps d’un festin.
J’ai croisé son regard, mon âme transpercée
Par la pointe cruelle d’une flèche acérée,
Et me voilà vaincu, par ces yeux terrassé.
Joël ! Ressaisis-toi, amoureux insensé !
Que dirait-on de moi, que penserait mon père
S’il me voyait lié par une roturière ?
KÉZIA
Ai-je bien entendu ? Mon Dieu ! Se pourrait-il ?...
JOËL
Un tel amour mettrait le royaume en péril.
KÉZIA
Le prince aimerait donc une fille vulgaire ?
JOËL
Que feras-tu, Joël ? En ton cœur quelle guerre !
Comment la retrouver ? Où est-elle à présent ?
KÉZIA
Tout près de toi, beau prince, à tes pieds maintenant.
JOËL
Mander cent messagers lui dire que je l’aime.
Savoir son nom.
KÉZIA
Kézia.
JOËL
Qui a parlé ?
KÉZIA
Moi-même.
JOËL
Qui donc ?
KÉZIA
Je suis Kézia, l’objet de ton amour.
JOËL
J’aggrave ma folie.
KÉZIA
Mais je t’aime en retour.
JOËL
Montre-toi, par pitié, je soupire à ta porte.
Je t’aime, alors pourquoi te cacher de la sorte ?
KÉZIA
Il est à moi. Courons dans ses bras nous jeter !
(Kézia sort de sa cachette. Ils s’étreignent.)
JOËL
Entrer dans ce palais, quelle témérité !
Quelle étrange folie jusqu’ici t’a poussée ?
KÉZIA
La passion.
(apercevant Lémeth)
La reine ! Et me voilà pincée !
(Elle retourne à sa cachette. Entre Lémeth.)
Scène III
KÉZIA (cachée) – JOËL – LÉMETH
LÉMETH
Je te cherchais, mon fils, car nous devons parler.
JOËL
Sans doute voulez-vous encor me quereller.
LÉMETH
Non point, mais nous pensons qu’il est l’heure à votre âge
De fonder des projets pour votre mariage.
(Ils sortent, Kézia quitte sa cachette. Entrent Ésaïe et Manassé.)
Scène IV
KÉZIA – ÉSAÏE – MANASSÉ
ÉSAÏE
Il m’a semblé pressant de vous entretenir
Concernant une affaire imminente à venir.
Si Votre Majesté accepte de m’entendre.
KÉZIA
Le roi ! Je suis grillée !
(Elle retourne se cacher.)
MANASSÉ
Oui, je veux tout apprendre.
ÉSAÏE
D’un puissant visiteur, je dois vous avertir…
MANASSÉ
Le prince d’Askalon ou bien le roi de Tyr ?
ÉSAÏE
Si vous m’interrompez, donnerai-je réponse ?
MANASSÉ
Je vous suis toute écoute et j’attends votre annonce.
KÉZIA
Quel est ce vieux chenu ? Mais comme il parle au roi !
MANASSÉ
Ésaïe, vieil ami, mon oreille est à toi.
KÉZIA
Que voilà du grand monde ! Ésaïe, un prophète !
Quel bruit de cataclysme aurait-il en sa tête ?
MANASSÉ
Un visiteur, dis-tu ?
ÉSAÏE
Le prince Asarhaddon.
MANASSÉ
Quoi ? Le roi d’Assyrie ?
ÉSAÏE
Lui-même.
KÉZIA
Eh bien ! Pardon !
C’est la journée des rois ! Et moi, je cherche un prince
Mais partons, que ces grands couronnés ne me coincent.
Non, j’aimerais savoir ce qu’ils vont décider.
Je reste ici. Très bien ! Le ciel puisse m’aider,
Car si l’on me découvre il pourrait fort m’en cuire.
ÉSAÏE
Ce roi des Chaldéens voudrait bien te séduire.
De la Sainte Écriture n’oublie pas le conseil
Et garde, je te prie, ton esprit en éveil.
Maudit qui se confie en sa propre puissance,
Qui dans l’arc ou l’épée place son espérance,
Qui choisit pour appui la force du cheval
Et signe avec la chair un accord déloyal.
Il est aux yeux de Dieu un prince abominable,
Au milieu du désert s’en va nu, misérable,
Il habite en des lieux étouffants de chaleur,
Une terre salée, ruinée pour son malheur,
Un pays dévasté d’où les hommes s’enfuient.
Mais béni soit celui qui vers Dieu se confie
Et qui, sa vie durant, espère en l’Éternel,
Toujours abandonné à ses soins paternels.
Comme un arbre planté près des sources d’eau vive
Il déploie ses racines au courant de ses rives.
KÉZIA
Que c’est beau !
ÉSAÏE
Il ne craint les ardeurs du soleil.
KÉZIA
Oyez cet orateur à nul autre pareil !
ÉSAÏE
En pleine sécheresse il garde sa parure,
La couronne à son chef conserve sa verdure,
Au jour de la misère il porte tout son fruit
Car il a l’Éternel pour fort et pour appui.[1]
KÉZIA
Je vois de ce vieillard le rassurant visage
Et puis lire la paix sur le front de ce sage,
Il a de l’Éternel une pleine onction,
Rempli de sa Ruach, sa bénédiction
Rayonne sur mon cœur, sur mon corps, sur mon âme,
De ma foi qui sommeille il attise la flamme.
Le lumignon blafard qui fume et qui s’éteint
S’embrase en un instant au vent de l’Esprit-Saint.
ÉSAÏE
Mais tu ne sembles pas en état de m’entendre.
MANASSÉ
Je suis préoccupé, à quoi bon m’en défendre,
Mais j’ai bien écouté tes utiles conseils.
ÉSAÏE
Pourtant…
MANASSÉ
Vois le tourment qui trouble mon sommeil :
Mon fils aîné, Joël, est un garçon docile,
Mais il est délicat et son âme est fragile.
Il porte avec effort le poids du célibat
Et sur les hyménées me fait tout un débat.
Je souffre, patient, les folies de son âge
Et sa mère, sans fin, me parle mariage.
Je cours tous les châteaux, ingérable parcours,
Flatte de tous les rois et la suite et la cour,
Cherchant de tout seigneur ou la fille ou la nièce
Pour couronner sa tête et la faire princesse
Mais de ces prétendantes il n’est pas satisfait :
Leurs yeux n’ont point d’éclat ou leur nez est mal fait.
Je ne puis plus avant subir son caractère.
Je songe à quelque fille, elle devra lui plaire.
ÉSAÏE
Qui donc as-tu choisi pour le prince Joël ?
Une riche païenne ? Une enfant d’Israël ?
MANASSÉ
Cette fille, mon cher, est d’un sang respectable
Et pour ma descendance un parti désirable.
ÉSAÏE
Sire…
MANASSÉ
Je le saurais contraindre à l’épouser.
ÉSAÏE
Avant de t’enflammer il faudrait bien peser.
MANASSÉ
C’est résolu. Je suis repu de cette affaire.
ÉSAÏE
Recherche le dessein de Dieu par la prière.
(Ésaïe et Manassé se séparent.)
Scène V
KÉZIA
Du prophète Ésaïe qu’il écoute la voix :
Une enfant d’Israël ? Une fille de Roi ?
Me voici, Manassé. Pour bru veux-tu me prendre ?
Mais partons loin d’ici. On pourrait me surprendre.
(Entre Lémeth.)
Scène VI
KÉZIA – LÉMETH
LÉMETH
Quel jeune homme rebelle et quel fils obstiné !
KÉZIA
La reine ! Elle m’a vue. Mon sort est dessiné !
LÉMETH
Qui êtes-vous ?
KÉZIA (à part)
Malheur ! Je suis déjà pendue.
(à Lémeth)
Je cherchais mon chemin et je me suis perdue.
Il est dans ce palais tant de murs et couloirs
Que de trouver la rue j’ai perdu tout espoir.
LÉMETH
Qui vous a introduit jusqu’ici, jeune gueuse ?
Et quel est votre nom ?
KÉZIA
Kézia.
LÉMETH
Quoi ? La fameuse,
Qui du prince Joël a chaviré le cœur
Et touillé les neurones ?
KÉZIA
C’est bien moi, j’en ai peur.
LÉMETH
Oserais-tu prétendre, infime sauterelle
Entrer dans la famille ? Médiocre cervelle !
Oserais-tu priser un homme de son rang
Et crois-tu qu’on unisse une mule au pur-sang ?
Joël épousera d’un souverain la fille
Et de quitter ces lieux vous seriez bien gentille.
Ainsi l’a décidé Manassé, mon mari.
De vous livrer au fouet nous serions fort marris.
Partez !
KÉZIA
Je ne suis pas digne de la noblesse,
Mais de l’aimer toujours je vous fais la promesse.
Qu’importe le royaume, et l’or et le pouvoir ;
Nous voulons nous aimer. Vous êtes notre espoir.
Ô ne permettez pas que le prince périsse,
N’offrez à l’intérêt Joël en sacrifice.
Pour nous parlez au roi. Laissez-nous vivre en paix.
Nous vous serons fidèles et vassaux pour jamais.
LÉMETH
Je devrais écouter ces étranges paroles
Et me mêler ainsi d’amourettes frivoles ?
KÉZIA
Le prophète Ésaïe a bien prophétisé
Quand il disait au roi d’un conseil avisé :
Est-ce en la royauté ou bien dans la richesse
Qu’il convient de chercher la nouvelle princesse ?
Le roi ne veut-il point, pour plaire à l’Éternel
Choisir pour belle-fille une enfant d’Israël ?
Salomon, le grand roi, n’a-t-il, par son exemple
Fait brûler des parfums étrangers dans son temple ?
N’avait-il pas promis à Dieu fidélité ?
Rempli de l’Esprit-Saint, de foi, de vérité,
Ce prince incomparable, tout en grâce et sagesse,
N’a-t-il pas épousé, ô coupable faiblesse
Celle qui le lia, fille de Pharaon ?
L’égyptienne beauté a vaincu sa raison.
LÉMETH
Vous n’y comprenez guère à la diplomatie.
Ces alliances-là, dans l’aristocratie
Renforcent le pouvoir des reines et des rois.
KÉZIA
Le pouvoir ! Et voici ce que j’en pense, moi :
À quoi bon conquérir les royaumes du monde
Si l’on y perd son âme ? La détresse est profonde.
Salomon adula des femmes par milliers.
Aux pieds de leurs idoles ses genoux ont plié.
Abandonnant de Dieu la sagesse infinie
Il servit les statues aux temples d’infamie.
Pour avoir espéré dans la force des grands
Et mit son espérance en la main des puissants,
N’ayant su conserver la foi de sa jeunesse,
Il laisse à Roboam un royaume en détresse.
LÉMETH
Sur ce thème, il est vrai, je ne riposte point.
Je n’ai rien à redire et tu marques un point.
La résolution du roi est affermie
Mais je lui parlerai de toi. Soyons amies.
(Accolade. Sort Lémeth. Entre Judith.)
Scène VII
KÉZIA – JUDITH
KÉZIA
D’une occulte présence étrange impression !
JUDITH
Que voilà de l’amour la rude passion !
KÉZIA
Surgissant de la nuit, vous m’avez effrayée.
Êtes-vous ennemie ? Êtes-vous alliée ?
Qui êtes-vous ?
JUDITH
Judith.
KÉZIA
Et que me vaut l’honneur
De vous trouver céans ?
JUDITH
J’aime votre candeur.
À l’épouse du roi vous faites confiance !
Vous y gagneriez fort à croire en ma science.
KÉZIA
Votre science ? En quoi pourrait-elle m’aider ?
JUDITH
Je sais que vous passez tous le jour à rôder
Car votre amour vous mène à d’étranges folies ;
Mais moi, par mon pouvoir, j’enchaîne ou je délie.
Je puis en appeler aux foudres de l’enfer
Et de l’astre brillant qu’on nomme Lucifer
Pour mon propre plaisir j’appelle la puissance ;
Je maîtrise les dieux depuis l’adolescence.
KÉZIA
Vous maîtrisez les dieux ?
JUDITH
Je les maîtrise.
KÉZIA
Enfin,
Vous les manipulez pour venir à vos fins ?
Voici de la folie un modèle exemplaire !
Vous les faites ployer, les dieux se laissent faire ?
JUDITH
Tous me baisent les mains, je vous le puis jurer.
KÉZIA
Et l’Éternel ?
JUDITH
Il ne faut pas exagérer.
KÉZIA
Ainsi, les dieux de bois devant vous se prosternent !
Me direz-vous en quoi tout ceci me concerne ?
JUDITH
Ton impossible amour appelle ma pitié,
C’est pourquoi j’ai voulu te prendre en amitié.
KÉZIA
C’est bien gentil. Pourtant, les Baals et les Achères
Feront ce qu’ils voudront, ce n’est pas mon affaire.
Je ne négocie pas, d’ailleurs avec les fous,
Aussi, ma chère dame, je prends congé de vous.
JUDITH
Kézia, je suis déçue par ton ingratitude
Et je pourrais punir une telle attitude.
KÉZIA
Me punir !
JUDITH
À l’instant je te pourrais griller
Ou, telle une statue, ton corps pétrifier.
Je le puis, mais les dieux te font miséricorde
Et, puisque tu leur plais, une grâce ils t’accordent.
Tu recherches l’amour ici-bas, sous le ciel
Et rêves d’épouser le beau prince Joël.
KÉZIA
Tu es bien informée.
JUDITH
Les esprits me renseignent.
Joël deviendra roi, tu partages le règne.
Est-ce donc par amour ou par ambition
Que s’élève en ton cœur telle prétention ?
La couronne siérait à ton front.
KÉZIA
Que t’importe ?
JUDITH
Quelle témérité ! Me parler de la sorte !
J’aime ce caractère, et pour notre plaisir
J’ordonnerai des dieux qu’ils comblent tes désirs.
Les voici disposés tout à ton bénéfice
Et n’attendent de toi qu’un menu sacrifice.
KÉZIA
Que faut-il que je donne ?
JUDITH
Quelques gouttes de sang,
Et réveiller un mort en brûlant de l’encens.
KÉZIA
A-t-on jamais vu faire une chose pareille ?
JUDITH
Le roi Saül, un jour, dans l’antre d’une vieille,
Du Shéol embrasé fit monter Samuel.
Qui réveillerais-tu pour le prince Joël ?
KÉZIA
Personne, et je ne veux toucher à la magie,
Au culte des ancêtres ou bien l’astrologie.
JUDITH
Allons ! Rien qu’une fois, par les dieux de Damas !
Et je te fais monter le monarque Ézéchias.
KÉZIA
Ce bon roi méritait qu’on le laissât tranquille
Et ne le dérangeât pour des causes futiles.
Et qu’a gagné Saül par-devant l’Éternel
Quand il eut réveillé l’esprit de Samuel ?
La perte résolue de ce despote immonde.
JUDITH
Quelle incrédulité ! Le diable te confonde !
KÉZIA
Ézéchias n’a-t-il pas brisé tous les pieux
Et les troncs consacrés aux cultes odieux ?
N’a-t-il pas du pays chassé l’idolâtrie,
Confondu des devins l’ignoble fourberie ?
N’a-t-il pas rappelé les lois de notre Dieu,
La sainte volonté du créateur des cieux
Qui de par la Torah dans nos cœurs se dévoile ?
N’a-t-il pas interdit d’adorer les étoiles,
Et de servir Milkom, et d’invoquer les morts,
Et les statues de pierre, de bois, d’argent et d’or ?
N’a-t-il pas déclaré dans le rouleau du livre :
Tu ne dois pas laisser la magicienne vivre ?
JUDITH
Alors, pour me frapper, folle, qu’attendez-vous ?
Le devoir vous appelle à me trancher le cou.
C’est assez palabré. Vous n’êtes qu’une sotte
Et c’est assez donner pour vous, morne bigote.
Redoutez que mon sang ne se porte à bouillir,
Car, pour votre chignon, ça pourrait mal finir.
KÉZIA
C’est à n’en point douter le lot de notre époque
D’être à jamais cerné d’une armée de loufoques !
Scène VIII
JUDITH – NAZAR
JUDITH
Que Belphégor châtie son infidélité !
Cette petite grue l’aurait bien mérité.
S’il ne s’en charge pas, je la tuerai moi-même
Car nul ne peut survivre après tant de blasphèmes.
N’a-t-elle proclamé qu’un devin doit mourir ?
J’invoquerai les dieux pour la faire souffrir.
Voici mon père.
NAZAR
Allons, je vois à votre mine
Qu’un quelconque incident ce matin vous chagrine.
JUDITH
C’est cette peste, là, Kézia.
NAZAR
Qu’a-t-elle fait ?
JUDITH
Rien, justement. Beaucoup d’effort, aucun succès.
Dans l’antre du démon je la voulais conduire,
De mes charmes aucun n’aura su la séduire.
NAZAR
Quoi ? Séduire une femme ? Est-ce là ton métier ?
Si j’étais jeune encore, je l’eus fait volontiers ;
Mais pour séduire un homme tu n’as point de pareille
Et pour lui enchaîner le cœur tu fais merveille.
Qui pourrait endurer la foudre de tes yeux
Et qui n’as-tu percé de tes traits périlleux ?
JUDITH
Dans mes filets de feu je capture leurs âmes
Après l’amour ardent ils sentiront la flamme
De l’enfer. Ils verront la condamnation.
NAZAR
Chère enfant, j’ai pour toi une grande mission.
Un serviteur de Dieu m’humilie et m’outrage.
Par tes doux artifices provoque son naufrage.
JUDITH
Quel est cet ennemi ? Quel sera mon gibier ?
Que je l’écorcher vif sans aucune pitié.
Je ruinerai celui qu’en ton cœur tu détestes
Puis je m’occuperai de la petite peste.
NAZAR
Ésaïe.
JUDITH
Quoi ? J’irais vers ce maudit vieillard ?
Rien qu’à penser à lui j’en ai des cauchemars.
Ne puis-je ensorceler des garçons de mon âge ?
Car j’ai l’aversion des traits de son visage.
Je perçois dans ses yeux du Dieu saint la fureur
Et le son de sa voix me glace de terreur.
NAZAR
C’est qu’il est du Puissant le serviteur fidèle
Alors que nous suivons les idoles rebelles.
Voilà pourquoi tous deux ne pouvons le souffrir.
Séduis-le et noie-le sous tes draps.
JUDITH
Non ! Mourir
Lapidée comme un chien me plairait davantage
Que serrer dans mes bras ce hideux personnage.
NAZAR
N’y as-tu point songé : pris en flagrant délit,
Ce saint homme de Dieu se vautrant dans ton lit.
Scandale dans Juda et sa ruine assurée,
Et de David enfin la famille abhorrée
Sombre dans les ténèbres et dans le déshonneur.
Le roi humilié, son peuple dans l’horreur
Et la vertu flétrie de cette vile engeance !
Et noyons dans le vin ma sublime vengeance.
Tenir la royauté dans un étau de fer,
Entrouvrir sous ses pieds le gouffre de l’enfer.
JUDITH
Faire mon numéro au prophète Ésaïe !
NAZAR
C’est l’ordre de ton père.
JUDITH
Ça ! Jamais de la vie !
NAZAR
Ma fille, tu vois bien Nazar embarrassé.
JUDITH
Non ! Ésaïe, c’est non !
NAZAR
Alors, prends Manassé.
JUDITH
Ce roi tout débonnaire, ce tyran pitoyable !
Voilà qui m’est déjà beaucoup plus supportable,
Mais j’aimerais plutôt le beau prince Joël.
Manipuler son cœur entre mes doigts cruels
Me vengerait aussi de cette mijaurée :
Kézia, mon ennemie, dinde mal emplumée.
NAZAR
Tu es ma fille et dois faire ma volonté.
JUDITH
Porter toujours le joug de ton autorité !
NAZAR
J’en ai trop entendu, insolente grippiette ![2]
Je te laisse choisir, le roi ou le prophète.
[1] D’après Jérémie 17.5/8
[2] Ou gripette, selon qu’on préfère le picard de Lens ou celui de Lille.
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