Chapitre XVII - La Colombe de mon père
Revenons auprès de la famille Lambert qui, accompagnée d’Elvire totalement restaurée, avait regagné Arklow. C’était samedi soir. Dans l’attente d’un logement, ils avaient trouvé gîte et couvert à l’auberge de jeunesse.
Le lendemain, ils se rendaient à la salle de culte, comme chaque dimanche. Julien conduisait. Il se permit un petit détour par la place Royale, je veux dire, la place de la République.
« Ça me brise le cœur de revoir cet endroit, dit Lynda. Tant de souvenirs ! Il faudra que je m’y habitue. »
La voiture s’éloignait.
« Eh ! refais un tour, il faut que je vérifie quelque chose. »
Julien immobilisa le véhicule devant le palais.
« Tu ne remarques rien ?
– Non.
– Le drapeau. Le drapeau de Syldurie.
– En effet. Il manque quelque chose… la colombe. Qu’est-ce qu’ils ont mis à la place ? On dirait un bretzel.
– Ou plutôt une trompe de chasse. Il va falloir que Plogrov m’explique tout ça. »
Arrivés selon leur habitude un bon quart d’heure avant le début de la célébration, ils trouvèrent le rideau baissé.
« D’ordinaire c’est ouvert à cette heure-ci. Bon, tant pis. Attendons ! »
Ils attendirent donc. Au bout de vingt minutes, personne n’était venu ouvrir la salle.
« Le culte aura été annulé. Bizarre, ça ! J’appelle Périklès… ça sonne… ah ! répondeur… Oui, Périklès ? C’est Lynda. Je suis de retour à Arklow et je suis devant l’église, et il n’y a personne… merci de me rappeler.
– Essaye d’appeler quelqu’un d’autre ! Éva.
– Oui, bonne idée. Éva… ça répond… Éva ? C’est Lynda, je suis à Arklow, devant la salle… »
Lynda activa le haut-parleur.
« Lynda ? C’est toi ? Tu es revenue ? Quelle chance ! Je n’ai pas pu t’appeler. Tu n’avais pas laissé de numéro. Ici, c’est la folie. Périklès est en prison. Plogrov a fait fermer l’église. Viens à la maison, je t’expliquerai tout cela en détail. »
Lynda et ses compagnons étaient désemparés. Que s’est-il passé en Syldurie durant ces quelques semaines d’absence ? Pendant qu’ils se dirigeaient vers la maison de sa sœur, elle ne cessait de penser à son berger.
Elle se rappelait leur dernière discussion. Périklès avait enfin osé lui reprocher de s’appuyer un peu trop sur ses capacités sportives pour régler les situations conflictuelles. Il avait cité un texte des Psaumes :
« Car ce n’est pas en mon arc que je me confie, ce n’est pas mon épée qui me sauvera ; mais c’est toi qui nous délivres de nos ennemis, et qui confonds ceux qui nous haïssent. » [1]
Et surtout :
« Si quelqu’un aspire à la charge d’évêque, il désire une œuvre excellente. Il faut donc que l’évêque soit irréprochable, mari d’une seule femme, sobre, modéré, réglé dans sa conduite, hospitalier, propre à l’enseignement. Il faut qu’il ne soit ni adonné au vin, ni violent, mais indulgent, pacifique, désintéressé. » [2]
« Je ne veux pas devenir évêque, donc je ne suis pas concernée, » avait-elle répondu. Elle lui avait néanmoins promis de s’assagir, admettant qu’il avait raison sur le fond.
Éva et Mamadou résumèrent la situation :
À peine parvenu au pouvoir, et peu de temps après le départ de Lynda, le président Plogrov avait fait voter trois nouvelles lois, l’une autorisant le mariage pas triste, la deuxième en faveur de l’euthanasie, la troisième autorisant la polygamie.
« La polygamie ? Et ces lois ont été votées ?
– À l’unanimité.
– À l’unanimité ? Ce n’est pas possible, ça ! Il devait bien y avoir quelques voix d’opposition !
– À l’unanimité.
– Et Wladimir ?
– Il s’est engagé dans la lutte électorale uniquement parce que tu le lui as demandé, mais sitôt les élections passées, il s’est retiré de la politique. Ce n’est pas son cheval de bataille. D’ailleurs, lui aussi est en prison, maintenant.
– Et nos sympathisants ?
– Ils ont voté pour.
– Incroyable ! Et Périklès ?
– Nous y voilà. Périklès a rappelé à l’église quelques principes bibliques. Il nous a dit que Dieu aime tous les hommes, y compris les homosexuels et les polygames, mais qu’il n’approuve pas leur manière de vivre, et que c’est pour eux, comme pour nous, qu’il a livré son Fils. Le dimanche suivant, en plein culte, deux policiers sont arrivés, accompagnés de toute une compagnie, deux flics à lui, à Plogrov : Huppim et Schuppim. Ils ont menotté Périklès, et l’ont embarqué. Il sera jugé aux calendes grecques pour outrage à la République.
– Quelqu’un aurait donc rapporté ses paroles à Plogrov, ou à ces deux Jansen et Janssen.
– Huppim et Schuppim.
– Moi je suis sûr que c’est la Judith, intervint Mamadou. Comme par hasard, Plogrov la fait libérer juste après ton départ. Il lui a certainement demandé quelques services en échange. »
Lynda regarda son beau-frère d’un œil sévère.
« Nous n’avons pas le droit d’accuser Judith comme cela. Nous n’avons aucune preuve. N’importe qui aurait pu trahir. Au fait, ma moto est toujours dans ton garage ?
– Oui.
– Parfait, ce sera plus facile pour aller rendre une petite visite à notre ami Dimitri. Je vous promets de ne pas lui défoncer le portrait… enfin, pas trop. »
Lynda enfourcha donc sa motocyclette et fonça allègrement dans les rues d’Arklow, comme au temps, pas si lointain, où elle chevauchait son engin pour aller rejoindre son petit ami Dimitri.
La grille du palais présidentiel est ouverte, mais deux barrières métalliques sont abaissées. La motocycliste ne réduit pas sa vitesse, elle force le barrage en se faufilant entre les deux obstacles, sous le regard effaré des miliciens. Elle escalade les marches du perron et ouvre la porte d’un coup de pied chargé de colère. Elle entre dans le hall où une hôtesse en robe rouge semble l’attendre à un comptoir. Elle relève sa visière.
« Où est Plogrov ? demande-t-elle, d’une voix forte, sans couper le moteur.
– Dans son… dans votre bureau, » bredouille l’hôtesse, qui a reconnu Lynda.
La moto pétarade à travers les couloirs. La porte du bureau présidentiel éclate sous la pression de la roue. Dimitri, qui était penché sur ses papiers lève la tête avec stupeur. Lynda finit sa course par un dérapage contrôlé sur le plancher. Elle coupe enfin le moteur, pose le bolide sur sa béquille et se débarrasse de son casque.
« Est-ce ainsi que l’on se présente devant le président de la République, Citoyenne Lambert ?
– Qu’as-tu fait de la colombe de mon père ?
– La colombe ? Je ne savais même pas que le vieux Waldemar élevait des pigeons. Ma pauvre amie…
– Je ne suis pas pauvre, et je ne suis pas ton amie.
– Ma riche ennemie, alors.
– À la rigueur.
– Ma riche ennemie, tu es arrivée à moto, mais j’ai bien peur que tu ne t’en ailles en ambulance, direction l’hôpital pyschia… pyschia… enfin bref !
– J’ai plusieurs questions à te poser, Guignol, et tu n’as toujours pas répondu à la première : qu’as-tu fait de la colombe de mon père ?
– Je t’ai répondu : je ne sais pas de quel moineau tu parles.
– De la colombe qui orne le drapeau national, qui symbolise la protection divine sur la Syldurie et que tu as remplacée par un bretzel. »
Dimitri éclate de rire.
« Un bretzel ! Ne te fais pas plus bête que tu l’es, ma chérie ! Un bretzel ! C’est un cor de chasse, emblème du nouveau maître de la Syldurie : Nimrod. Notre pays n’a plus besoin de Dieu.
– Nimrod ?
– Nimrod ! Le grand chasseur devant l’Éternel. Tu as lu la Genése, tu devrais connaître :
“Le noir chasseur tournait encor vers l’infini
Sa tête aux yeux profonds que rien n’avait courbée.
Auprès de lui gisait sa flèche retombée.
La pointe, qui s’était enfoncée au ciel bleu,
Était teinte de sang. Avait-il blessé Dieu ?”
– Victor Hugo.
– Là, tu me coupes mon effet, ma jolie. Ma réponse te satisfait-elle ?
– Oui.
– Alors, maintenant, casse-toi !
– Mais je n’en ai pas fini avec mes questions. Pourquoi as-tu fait arrêter Périklès ?
– Là, tu commences vraiment à m’énerver. »
Il compose un numéro de poste sur un interphone.
« Mon canard, il y a une folle qui fait le cirque dans mon bureau. Viens la virer à coup de pompe.
– Tout de suite, mon trésor. »
Une jeune femme de type créole ne tarde pas à apparaître dans l’encadrement de la porte.
« Toi ! C’est toi le canard de ce dindon ? »
[1] Psaume 44.7/8
[2] 1 Timothée 3.1/3
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