Chapitre XVI - Philosophe en péril

 

Presque deux mois s’étaient écoulés depuis le jour où Lynda et Julien avaient quitté la Syldurie. Tous deux, bien qu’ils fussent en vacances, commençaient à exploiter des pistes en vue de leur établissement comme éditeurs.

Julien avait, bien sûr, pris contact avec son ancien patron, espérant recevoir de lui quelques judicieux conseils, mais celui-ci l’avait accueilli avec froideur, comme s’il le jugeait incapable de réussir un tel projet. Il avait acquis dans le fond de son cœur le sentiment qu’il se fourvoyait et qu’il avait confondu désir de faire avec appel divin. Il pensait qu’ils feraient mieux de rentrer en Syldurie, mais il n’osait pas en parler à Lynda, qui avait formulé le souhait de quitter pour toujours son pays natal. Et puis, s’il renonçait aussi facilement à son entreprise, elle lui reprocherait avec raison d’être un mari velléitaire.

Lynda, quant à elle, se sentait envahir par une pensée récurrente, qui lui parut bientôt comme un ordre divin : « retourne combattre en Syldurie ».

 

Cette pensée la tourmentait : elle comprenait que c’était la décision qu’elle devait prendre, d’autant plus que leur projet ne progressait pas ; mais qu’allait penser Julien, qui s’investissait de tout son cœur, si elle lui disait qu’elle souhaitait renter chez elle ? Il serait déçu et la prendrait pour une femme inconstante.

Alors qu’ils circulaient sur le Périphérique, elle se décida enfin à lui en parler.

« Je pensais la même chose, mais je n’osais pas te le dire. Et d’ailleurs, je n’aime plus la France.

– Moi non plus. »

« Vous n’êtes qu’un jeune imbécile ! »

Le président Plogrov avait convoqué le philosophe Wladimir dans ce salon panoramique qu’il connaissait bien. Il avait refusé le spiritueux d’origine écossaise que Dimitri lui avait proposé et, tel Diogène qui dit un jour à Sacha : « Ôte-toi de mon soleil, tu me fais de l’ombre », il n’avait pas craint d’exprimer, de manière franche et lapidaire son opinion sur le président.

« Vous avez tort de le prendre ainsi ; votre âge et votre science vénérée vous octroient une certaine liberté, mais je vous conseille de ne pas trop en abuser. »

La conversation avait pourtant bien commencé, chacun dans son fauteuil, Dimitri buvant seul.

« Cher maître Wladimir, comme on vous appelle, j’ai tenu particulièrement à vous rencontrer parce que vous êtes le plus grand savant et philosophe de Syldurie, et j’ai pensé que j’agirais en insensé si je ne laissais pas à votre grande connaissance la possibilité de servir la jeune République.

– Comme vous êtes flatteur ! Ces compliments seraient-ils intéressés ?

– C’est votre intérêt que je cherche à satisfaire, autant que le mien. Savez-vous que c’est d’abord à vous que j’ai pensé quand il m’a fallu nommer un premier ministre ? Vous en avez l’étoffe, ce fut un choix cornélien. J’ai pensé à vous, mais j’avais un engagement personnel avec le marquis de Bifenbaf.

– J’en ai ouï parler. Il vous aurait donné beaucoup d’argent.

– Calomnie que tout cela ! Savez-vous que la ci-devant reine Lynda a eu une bonne inspiration en l’exilant en Bolivie : il a rendu un grand service à l’économie de ce pays en y développant l’agriculture. Il l’a enrichi et s’est enrichi lui-même. D’accord, de mauvaises langues prétendent que c’est avec une culture douteuse qu’il a fait prospérer sa nouvelle patrie, mais j’ose espérer qu’un homme intelligent comme vous ne prête aucun crédit à ce genre de racontars.

– En effet. Où voulez-vous en venir ?

– Je ne regrette pas mon choix, mais je me suis vite rendu compte que sur le plan intellectuel, il est… disons un peu limité. J’aimerais vous inclure dans mon gouvernement, histoire de remonter le niveau.

– Avez-vous déjà oublié que je suis un ami de Lynda et votre adversaire politique.

– Justement, ouvrir la porte à l’opposition, c’est démontrer que l’on accepte le dialogue et qu’on a les idées larges, et c’est excellent pour mon image de marque.

– Je ne suis pas enthousiasmé par votre proposition.

– Réfléchissez. »

Les deux hommes se regardèrent quelques secondes, silencieux. Dimitri reprit la parole :

« J’aimerais toutefois être éclairé sur un point. Certaines rumeurs circulent à votre sujet : on raconte que depuis quelque temps, vous avez rejoint la secte dont la reine déchue était une adepte fervente et dont Périklès Andropoulos est le gourou.

– C’est la vérité, sauf que le pasteur Andropoulos n’est pas un gourou et que Lynda sera toujours reine dans le ciel alors que vous serez déchu depuis longtemps.

– Vous vous moquez ? Un homme intelligent comme vous ! J’ai du mal à le croire.

– Et pourtant…

– Vous avez fait là un bien mauvais choix. Moi qui avais tant de projets pour vous ! Il me sera difficile de trouver un homme de votre envergure pour me seconder dans la direction de ce pays. À moins que vous ne preniez la bonne décision : reconnaître publiquement votre erreur et renier ce groupe fanatique soutenu par une royauté nauséabonde.

– J’ai étudié la Bible pendant quarante ans, et il m’a fallu quarante ans pour découvrir que le message de ce livre s’adresse à moi personnellement. Quarante ans : j’ai eu bien le temps de réfléchir à la question. Et vous voudriez, monsieur Plogrov, que je retourne ma veste en cinq minutes.

– Vous n’êtes qu’un vieux débris dégénéré.

– Et vous, monsieur Plogrov, vous n’êtes qu’un jeune imbécile. »

Sur ces paroles courtoises, le politicien et le philosophe se séparèrent.

Le lendemain, Wladimir reçut la visite du commissaire Huppim et de l’inspecteur Schuppim, qui le conduisirent au pénitencier.

 

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