Chapitre IV - Youssouf

Une âpre discussion à l’extérieur du bureau tira le commissaire Mansinque de sa mélancolie :

« Plus vite que ça, l’arabe, ou je te casse la figure.

– Je ne suis pas arabe, je suis turc.

– Décidément, c’est la journée !

– C’est Youssouf ! » s’écria Valérie, bondissant de joie.

Duval, le dernier participant à cette courageuse mission entra à son tour, poussant avec lui un étrange personnage, de type méditerranéen, en bleu de travail et casque de chantier, couvert de poussière de ciment, et déchaussé. Les deux époux s’embrassent sans retenue. Youssouf, voyant le visage contus de Valérie, s’écrie enfin :

« Mais, dans quel état tu es ! On t’a battue ?

– C’est cette teigne, là, qui m’a frappée.

– La teigne peut encore coller des châtaignes.

 

– Après ce que vous m’avez déjà mis, je ne suis plus à compter les beignes.

– Maudite pieuvre ! murmura Youssouf en regardant furieusement Fabienne, si je ne me retenais pas !

– Eh bien ! Ne te retiens pas, lâche-toi au contraire, que je t’éclate le crâne comme une vieille potiche de terre cuite.

– Fabienne, tempéra Fabien, calme-toi ! Tu en as déjà assez fait pour la journée. Garde tes forces.

– Qui es-tu, toi, d’abord ? interrogea le commissaire.

– Youssouf Ozdenir. Ouvrier maçon, et mari de Valérie Ozdenir, que vos pieuvres ont molestée sans raison.

– Sans raison ! C’est la meilleure ! Tu veux les savoir mes raisons ?

– Calme-toi, Fabienne !

– Ah ! C’est donc toi le fameux Ozdenir ? dit Mansinque avec la satisfaction d’un Marseillais qui vient de pêcher un goujon de la taille d’un silure. Ozdenir de tels propos.

– Vous l’avez déjà sortie tout à l’heure, celle-là, chef.

– Maintenant elle est moins drôle.

– C’est exact. À nous deux, Ozdenir. Où sont tes chaussures, pour commencer ?

– Je les ai laissées à l’entrée.

– Mœurs de sauvages ! murmure Mansinque.

– Il n’a pas peur qu’on lui vole ses godillots, fait remarquer Dumont.

– Dans un commissariat, ce serait un comble ! ajoute Duval.

– Bon ! reprit le commissaire, tu t’appelles Ozdenir. Qu’est-ce que tu fais dans la vie, à part nous casser les rotules ?

– Je vous l’ai déjà dit : je suis maçon.

– Où ?

– Chez Mourat Yildiz.

– Chez Yildiz… Yildiz… Yildiz mais Yinefontpas. Elle est bonne aussi, celle-là. Vous ne trouvez pas ?

– Non.

– Je préférais l’autre.

– C’est exact. Bon ! Monsieur Yzdinir …

– Ozdenir.

– C’est exact. Monsieur Ozdenir, votre séjour à Paris touche à sa fin. Direction le pays natal. Nous avons de quoi vous faire expulser. Vous voyez ce dossier ?

– Les renseignements fonctionnent bien, chez les pieuvres.

– Pourquoi toujours “les pieuvres” ? Tu ne peux pas dire comme tout le monde : “Les poulets, les flics, les keufs, les poulagas” ? »

Ce dernier mot fit réagir Fabien qui se mit à chanter :

 « Les poulagas de Seine-et-Oise
M’ont cueilli comme une framboise.
Le juge m’a dit en se marrant :
Vous en prenez pour vingt ans. »

« Ça y est ! soupire Duval. Le voilà reparti avec Brassens !

– Ah non ! Perret.

– C’est exact. Mais j’ai posé une question : “Pourquoi les pieuvres ?”

– Comme beaucoup d’ouvriers turcs, j’ai travaillé quelques années en Allemagne.

– Et pourquoi tu n’y es pas resté, en Allemagne ?

– Mais parce que la France, c’est tout un symbole, c’est un rêve ! La France, c’est toute une espérance. La France, c’est le premier état républicain. C’est la France qui a fondé la démocratie. La France, c’est la liberté. La révolution, la libération de Paris, tout ça c’est la France. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est la France. “La France humiliée, mais la France libérée…” disait le général. “La France aux yeux de tourterelle”, disait le poète.

– Il a dit ça le poète ? demande Fabienne, l’air bête.

– Aragon, répond Valérie en bonne enseignante.

– C’est exact. Mais la France n’est pas une fleur que toutes les abeilles d’Algérie où d’ailleurs peuvent butiner. Et tu n’as pas répondu à ma question : “Pourquoi les pieuvres ?”

– Parce qu’en Allemagne, on ne dit pas “les poulets”, on dit “les taureaux” ou “les pieuvres”, ou “les poulpes” : “Die Polupen sind da. Die Polupen sind überall.” Les pieuvres sont là. Les pieuvres sont partout.

– Les pieuvres, répète Mansinque, l’air sceptique. Vingt-deux les pieuvres. Oui, après tout, pourquoi pas ?

– Moi, dit Fabienne, j’aimerais bien être une pieuvre. Une vraie pieuvre. Avec une matraque dans chaque tentacule, je t’en étale huit d’un coup. »

Youssouf était plus réaliste :

« Moi si j’avais huit bras, le patron me donnerait quatre fois plus de boulot.

– Savez-vous que la pieuvre est un animal très intelligent ? fit remarquer Fabien. Donnez-lui une crevette dans un bocal, elle est capable de dévisser le couvercle pour récupérer son casse-croûte.

– C’est exact.

– Tandis qu’un poulet, c’est stupide, poursuivit Fabienne. Vous avez déjà vu un poulet prendre un pot de confiture entre ses pattes et l’ouvrir avec ses ailes ? Et d’ailleurs, pourquoi les poulets ? Pourquoi pas les hippocampes ou les ornithorynques ? »

Fabien avait une réponse à cette étrange question. Peut-être est-ce la bonne :

« À l’origine, on disait “les hirondelles”. »

Dumont l’interrompit :

« Comme les oiseaux qui font leur nid dans la soupe de Pi Seng Li.

– On disait “les hirondelles” à cause des bicyclettes de Saint-Étienne dont ils étaient équipés. Au fil des ans, les hirondelles ont grossi et sont devenues des poulets. La prochaine génération dira peut-être : “Vingt-deux les dindons !” »

Son collègue Duval était admiratif :

« Quelle science, Dufour !

– Mais moi, je veux m’en aller, dit Moussa. J’ai rien fait. »

Le commissaire conclut :

« Pas question de t’en aller, toi. Revenons à nos pieuvres. Mettez-moi tout ça en garde à vue, en attendant les ordres. Dumont et Duval, retournez au travail. Dufour et Dumoulin, restez ici. J’ai encore besoin de vous. »

Dumont et Duval sortirent en emportant le couple franco-turc, ainsi que le pauvre Moussa qui protestait de plus belle :

« Mais moi je ne veux pas y aller ! Je n’ai rien fait ! »

 

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