Chapitre XVII - Considéré comme tel
À force de jeûner, Sabriana était devenue aussi épaisse qu’un dictionnaire américain. Son mari essayait de la divertir, il lui racontait des histoires plus ou moins drôles, lui montrait des tours de prestidigitation. Rien à faire !
« Mais enfin, ma gazelle, que faut-il donc que je fasse pour que tu retrouves ta bonne humeur ?
– Il faut que tu ailles voir le roi.
– Mais je le vois tous les jours.
– Va trouver le roi, et dis-lui : je suis le prince Wilbur et je veux être considéré comme tel.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Qu’il faut que tu sois traité comme un prince.
– Ça, je l’avais compris. Et en quoi cela consiste ?
– Es-tu satisfait de la façon dont le peuple te considère ? Quand tu te promènes en ville, as-tu l’impression d’être craint et respecté ?
– Non ! Les gens sont gentils avec moi, trop polis pour être honnêtes, comme on dit. Pas une révérence, pas une génuflexion. Ils me disent “bonjour Prince” comme ils me diraient “bonjour Jeannot.” Comme si j’avais gardé les vaches avec ces manants ! “Bonjour Prince, comment ça va ? – Il fait chaud pour la saison. – Et votre dame, elle va mieux ?” Il n’y a que ce menuisier qui me fait la grâce d’un “Votre Altesse”, mais par moments, j’ai l’impression que c’est sa manière de me narguer. Mais on ne se moque pas impunément du prince Wilbur, conseiller royal, Premier ministre, et mari de la belle princesse Sabriana. Cela ne peut plus durer.
– Alors, va voir le roi, et tu sais ce que tu dois lui dire ?
– Je suis le prince Wilbur et je veux être considéré comme tel.
– Bien, et par la même occasion, dis-lui aussi : “Ma ravissante épouse est la princesse Sabriana, et elle aussi mérite d’être considérée comme telle.”
– Et s’il ne veut pas m’écouter ?
– Il t’écoutera. Je n’ai plus goût à rien, mais je me suis tout de même remise à la magie, et je lui ai préparé une petite décoction. Rapporte-moi quelque chose qui lui appartient : un bouton de gilet, un lacet de chaussure, n’importe quoi. Je le plonge là-dedans, et son affaire est claire.
– Tu ne vas pas le tuer avec ta tambouille, au moins ?
– Mais non ! À quoi ça m’avancerait ? Ça ne le rendra même pas malade. Ça va juste lui ramollir la cervelle, le temps qu’il te signe un décret, irrévocable comme il se doit selon nos antiques lois. Allez ! Cours ! Tu devrais déjà être revenu avec une tiare d’or sur le front. »
Sur les exhortations de sa femme, presque convalescente, à laquelle il avait apporté un os du poulet du dernier repas royal, notre ami obtint en urgence une entrevue avec son souverain qui d’ailleurs, n’était pas dans son assiette.
« Sire, je suis le prince Wilbur…
– Je le sais que tu es le prince Wilbur. Et alors ?
– Alors ? Puisque je suis le prince Wilbur, je veux être considéré comme tel.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Comme un prince, que je veux être considéré.
– Les gens, dans la rue, te disent “bonjour Prince”, et même le menuisier, m’a-t-on dit, t’appelle “Votre Altesse”. Que te faut-il de plus ?
– Je veux qu’à mon passage, seigneurs et manants se prosternent les genoux et les deux mains à terre et crient à haute voix : Gloire et honneur au prince Wilbur. Que cela soit écrit et scellé du sceau du roi, qui rend la décision irrévocable selon nos lois divines.
– Et puis quoi encore ?
– Ah oui ! Je veux aussi qu’on me fasse porter une tiare d’or.
– C’est que j’ai un coup de sommeil, moi, tout d’un coup. »
Wilbur tendit au roi un parchemin déjà préparé.
« Alors, signez vite, Sire, pendant que vous tenez encore debout. Et n’oubliez pas de cacheter. Ensuite, Votre Majesté ira se coucher. »
Envahi par une soudaine torpeur, Axel signa et scella le décret, puis s’assoupit sur son trône.
À la limite de l’extase, Wilbur rentra chez lui.
« Chérie ! Chérie ! Je l’ai ! Il a signé. »
Pour la première fois depuis l’attentat contre la reine, le visage de Sabriana afficha un sourire. Ses beaux yeux verts retrouvèrent leur éclat. Elle alla en cuisine se concocter un beurgueure.
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