Acte V
Premier tableau
Une colline aux environs de Babylone. Un temple en plein air, orné de monuments évoquant le culte luciférien ? Au centre un autel sur lequel est posé un cercueil. Priscille, Théophile et Apollos sont liés à des colonnes.
Scène Première
APOLLOS – THÉOPHILE – PRISCILLE
APOLLOS
Mon frère Théophile et Priscille, ma sœur,
Fermes, ne craignons pas les coups de l’oppresseur.
Jésus nous l’a prédit, mourons donc pour sa gloire,
La coupe du chagrin, il nous faudra la boire.
Ne craignons pas, dit-il, ceux qui tueront le corps
Mais gardons-nous plutôt de la nouvelle mort,
Craignons alors celui qui peut tuer notre âme,
Sans merci la jeter dans la fournaise infâme.
Remettons à l’instant nos vies aux mains de Dieu
Qui nous préservera de l’épreuve du feu.
THÉOPHILE
Pourquoi ? Nous libérer lui eut été facile,
N’avons-nous pas été suffisamment dociles.
APOLLOS
Le feu donne lumière en ces siècles obscurs.
N’est-ce pas le creuset qui rend l’argent si pur ?
Laissons le feu divin purifier nos vies,
De la félicité la douleur est suivie.
Cessons donc de nous plaindre et prions le Sauveur,
Offrande au doux parfum, fruit de notre ferveur.
Priscille, s’il te plaît, de ta voix bien timbrée,
Invoque en notre nom celui qui t’a créée.
Tu verras si le Christ ne répond à nos pleurs
Et ne répand son huile au jour de la douleur.
PRISCILLE
Seigneur, tels Manassé capturé pour ses crimes,
Invoquant ton saint nom du profond de l’abîme ;
Comme le fut Daniel au milieu des lions
Dans la fosse espérant de tes compassions ;
Comme Schadrac, Méschac, héros dans la fournaise
Attendaient ton secours en piétinant la braise,
Tu nous vois, bon Sauveur, en ce temple enchaînés.
Un ennemi cruel au mal déterminé
Veut nous sacrifier dans les pires souffrances.
Des hommes n’espérons aucune délivrance,
Mais de toi seul viendront la paix et le salut
Car tu nous as repris, nous sommes tes élus.
Comme Élie, au Carmel, face aux prêtres impies
Nous crions : réponds-nous et confonds l’hérésie
Pour prouver à ce roi que tu es l’Éternel,
De ton trône céleste envoie le feu du ciel.
APOLLOS
Amen ! Il faut attendre avec un cœur fidèle
Car Dieu fait grâce aux humbles, il résiste au rebelle.
(Une boule de feu s’est formée au-dessus des prisonniers pendant la prière.)
THÉOPHILE
Voyez venir le feu, éclat providentiel
Qui nous préservera de ce tyran cruel.
PRISCILLE
Au feu de Pentecôte cette flamme pareille
Se divise et s’étend sur nos chefs, ô merveille !
THÉOPHILE
Mais cet embrasement éclaire nos deux fronts.
Aurait-il oublié son berger ? Quel affront !
(Entre Esther, conduisant Yvonnick menottée. Esther lie sa prisonnière à une colonne. Des gradins disposés autour du temple se remplissent de spectateurs.)
Scène II
APOLLOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – ESTHER – YVONNICK
PRISCILLE
Pouvions nous espérer compagnie plus charmante ?
THÉOPHILE
Quelque peu décoiffée, n’est-elle ravissante ?
ESTHER
Ô rivale exécrée, je veux te voir mourir.
Prie pour que les démons te viennent secourir.
Vois-tu ces trois larrons ? Trois traîtres, trois complices,
Trois fourbes comme toi condamnés au supplice.
YVONNICK
Que feras-tu de moi ?
ESTHER
Rien.
YVONNICK
Comment ?
ESTHER
Pour ma part,
Je suis un lieutenant porte-glaive, un soudard ;
Bafanov à présent, c’est l’homme qui décide,
C’est lui qui jugera pour vos crimes sordides
Et moi j’assisterai à l’exécution,
Ö savoureux spectacle ! ô folle émotion
Quant à toi, ma jolie, sais-tu qu’un régicide
Doit être écartelé ? Ravaillac, le perfide
Eut le corps démembré après qu’on l’eut brûlé.
Sois donc prête à périr car ton sort est scellé.
YVONNICK
Mais je n’ai pas voulu décapiter l’empire
En tuant Dimitri.
ESTHER
Qu’as-tu donc à me dire ?
YVONNICK
J’étais très en colère, le cœur échevelé.
Je me suis énervée et le vase a volé,
Je le lui ai collé en plein dans la cervelle.
Je voulais seulement secouer l’infidèle.
À la force des bras, je lui envoie, et bing !
Je croyais qu’il était plus solide.
ESTHER
Le Ming ?
YVONNICK
Non, Dimitri.
ESTHER
Tu vas mourir.
YVONNICK
Mais je regrette.
Je n’avais pas prévu de lui briser la tête.
Ma vie était à lui. Dimitri, mon amour…
ESTHER
Tu l’as pourtant tué, tu mourras à ton tour.
(Elle arme un pistolet. Entre Bafanov.)
Scène III
APOLLOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – ESTHER – YVONNICK –BAFANOV
BAFANOV
Vous êtes, belle amie, tireuse bien zélée.
ESTHER
Qu’on me laisse tirer ou qu’elle soit brûlée.
BAFANOV
Sache qu’aucun de nous n’obtiendra la faveur
De punir ces félons.
ESTHER
Mais voyez la pâleur
De la tueuse au vase ! Elle est terrifiée.
La Priscille, au contraire, n’est pas plus effrayée
Et ses deux compagnons, on les croirait heureux !
BAFANOV
Nimrod leur a promis des supplices affreux.
ESTHER
Nimrod est mort.
BAFANOV
Il est vivant.
ESTHER
Ses funérailles
Commencent à l’instant.
BAFANOV
Belle amie, tu me railles.
Jamais tu n’auras vu plus bel enterrement.
Nimrod, par les enfers, lève-toi promptement.
ESTHER
Que dis-tu ? Lève-toi ?
BAFANOV
Mercenaire incrédule !
ESTHER
Te prends-tu pour Jésus ? Un vent de ridicule
Souffle comme aquilon sur ton autorité.
Lazare en son tombeau veux-tu ressusciter ?
BAFANOV
Mécréante maudite ! Ainsi soit châtiée,
Loin des hommes fuyant, chassée sous les huées.
ESTHER
Ma main ! Qu’arrive-t-il ? Elle est privée de nerfs.
Elle est blanche.
APOLLOS
La lèpre.
BAFANOV
Descends jusqu’en enfer !
(Esther s’évanouit. Elle demeure à terre.)
Peuples, écoutez-moi. Je suis le vrai prophète.
Nimrod est bien vivant, prenez place à la fête.
La ribaude Yvonnick frappa d’un coup mortel
Le génie de l’Euphrate, mais il est éternel.
Nulle balle, ni flèche, ni pièce contondante,
Ni venin de l’aspic, espèce répugnante
Ne reprendra la vie de Nimrod le chasseur.
Celui qui blessa Dieu, le premier empereur,
Qui sur la terre entière a fondé son empire,
Qui bâtit la cité qu’aucun ne peut détruire,
Par Zeus et par Wotan, Nimrod, le roi des rois,
Au nom de Bal-Péor, Dimitri, lève-toi.
(De l’intérieur, Plogrov décloue le cercueil et apparaît. Cris d’admiration et de peur dans l’assistance.)
Scène IV
APOLLOS – THÉOPHILE – PRISCILLE – ESTHER – YVONNICK –BAFANOV – PLOGROV ressuscité
BAFANOV
Il est ressuscité ! À lui toute la gloire !
La mort fut engloutie dans la pleine victoire.
PLOGROV
Je suis vivant ! Ne suis-je pas Nimrod le Grand,
Celui que vous vouliez enterrer en pleurant
Tout comme Jésus-Christ sortant de la caverne
Lui servant de tombeau ? Mais pour votre gouverne,
Sitôt remis debout, le Christ ressuscité,
Comme un petit ballon par-dessus la cité
S’en est allé, caché derrière les nuages.
Il n’a daigné rester près des siens. Quel dommage !
Moi, Dimitri Plogrov, dans ma divinité,
Je suis l’unique voie, la seule vérité.
Le Christ ressuscité, entre deux nébuleuses
Enseigna l’Occident de doctrines fumeuses,
Mais quel être sensé croit en ce Dieu lointain,
Sévère et sans amour, ce tyran puritain ?
Malheur à qui le sert ! Malheur à qui l’écoute !
Qu’on l’oublie, le Messie avait fait fausse route.
Gardez-vous de la nuit. Tournez vers moi les yeux.
Adorez à genoux, je suis le seul vrai dieu.
Maudit soit le profane et maudit l’hérétique !
THÉOPHILE
Un sermon bien construit !
PRISCILLE
La pure homilétique !
PLOGROV
Mais j’entends murmurer. Non ? J’avais cru. Tant mieux.
Prosternez-vous, filles, garçons, jeunes et vieux.
(Les spectateurs se prosternent.)
BAFANOV
Sachez tous que je suis de Nimrod la parole.
Il est seigneur, je suis son christ, chacun son rôle.
Il est l’être suprême, je suis l’esprit divin
Car l’homme de Nimrod ne prêche pas en vain.
Du puissant roi je suis le prophète et l’oracle
Et le confirmerai à renfort de miracles.
PLOGROV
Accomplis maintenant les premiers en mon nom.
Esther, qui n’as point cru, je t’offre le pardon,
Et d’ailleurs, n’es-tu pas ma muse, ma maîtresse ?
BAFANOV
Au saint nom de Nimrod, Esther, la pécheresse,
Au nom du dieu vivant, reçois la guérison,
Recouvre ta vigueur et sort de ta prison.
ESTHER
Où suis-je ? Encore en vie ? Quelle est cette lumière ?
BAFANOV
Debout !
YVONNICK
Elle rampait si bien, cette vipère !
ESTHER
Un frisson de plaisir me fait vibrer le corps,
Et regardez ma main, ce pauvre membre mort.
Elle vit à nouveau, sa force est revenue.
Admirez, chers messieurs, cette jolie main nue.
BAFANOV
Esther, par mon pouvoir recouvras la santé,
Tu serviras Nimrod selon sa volonté.
ESTHER
Maître, tu m’as sauvée, je serai ton esclave,
Léger est ton fardeau et ton joug est suave.
(Elle s’agenouille devant Plogrov, puis montrant les quatre prisonniers.)
Ces quatre fiers vilains aux colonnes liés
Leurs genoux devant toi ne peuvent pas plier.
PLOGROV
Belle excuse, il est vrai. Esther, tranche leurs cordes.
C’est un jour d’allégresse et de miséricorde.
(Esther libère les prisonniers.)
ESTHER
Dommage ! Avec plaisir je vous aurais occis.
BAFANOV
Dans sa grande bonté le maître agit ainsi
Mais il veut qu’à genoux chacun prie et l’adore.
Il vous faut le louer et même plus encore.
YVONNICK
Ô Nimrod, mon époux, toi qui m’as pardonné
Mon péché, mes débauches, mon courroux obstiné,
Viens, prends possession de ton humble vassale,
Je m’offre tout à toi, je serai ta vestale.
PLOGROV
Yvonnick, chère fille, tu as fait le bon choix :
Tu m’as choisi pour dieu. Qu’en est-il de vous trois ?
Vous serviez Jésus-Christ, croyance ridicule,
Épinglé sur le bois comme une libellule,
Le roi crucifié, d’épines couronné,
Dieu de mort ! L’avez-vous enfin abandonné ?
THÉOPHILE
Non.
PLOGROV
Vraiment ? Et vous ?
PRISCILLE
Non.
PLOGROV
Quel aplomb ! Quelle audace !
On s’oppose à Nimrod, on lui résiste en face.
Mourir en bon chrétien, c’est ce que vous voulez ?
Quant à vous révérend ?
APOLLOS
Laissez-moi leur parler.
(Sur un signe affirmatif de Plogrov, il s’adresse à Théophile et à Priscille.)
Plogrov est disposé à vous laisser la vie ;
C’est une grâce unique, occasion bénie.
THÉOPHILE
Avec ce monstre-ci peut-on négocier ?
PRISCILLE
Satan vêtu d’un corps, qui pourrait s’y fier ?
APOLLOS
Comme vous y allez ! C’est une simple ruse.
S’incliner devant lui, nous avons des excuses.
Naaman n’a-t-il pas au temple de Rimon
Feint auprès de son roi d’honorer ce démon ?
Il avait du salut accepté la promesse
Mais nous devons aussi prouver notre sagesse.
THÉOPHILE
Tu fais ce que tu veux.
PLOGROV
Alors ?
THÉOPHILE
C’est non.
PRISCILLE
C’est non.
APOLLOS
Maître, je suis acquis, je louerai ton saint nom.
THÉOPHILE
La belle trahison !
PRISCILLE
Honteuse apostasie !
APOLLOS
Allons ! n’accusez pas le berger d’hérésie.
Je ne cesserai pas d’adorer le Seigneur.
Ma bouche loue Nimrod, le Christ est dans mon cœur.
THÉOPHILE
Judas !
PLOGROV
(à Esther)
Je te confie ce duo de rebelles.
Ils sont tes prisonniers, mécréants infidèles.
Garde-toi seulement de leur livrer la mort ;
Au moment convenu je réglerai leur sort.
Deuxième tableau
Nous sommes sur le site du premier tableau. L’espace est entouré de gradins sur lesquels affluent les adorateurs de Nimrod. Au centre a été érigée une statue colossale de Zeus auquel l’artiste a donné les traits de Plogrov. Le nombre 666 est gravé sur son front.
Scène V
LA STATUE – ROSENFELD
ROSENFELD
Quel ignoble Phidias m’a fondu cette idole ?
Il ne lui manque plus, ma foi, que la parole !
À quel Haman, hélas ! pourrais-je comparer
L’orgueil et la folie de ce dégénéré ?
Ou bien, tel Antiochus, descendant d’Alexandre,
Souillant le lieu sacré telle une scolopendre,
Au pied du mur béni des Lamentations,
Crachant sur Israël et sa religion,
Reniant à jamais l’alliance signée,
Être impur et rampant ainsi qu’une araignée,
Innommable blasphème ! Abomination !
Sur la place du Temple il égorge un cochon
Sous les yeux effarés des dévots en colère.
Les juifs épouvantés ramassèrent des pierres,
Le frappant au visage, ensanglantant son front.
Plogrov eut-il vécu après un tel affront ?
Tout d’abord étourdi de roches vengeresses,
Il tombe sous les coups, aussitôt se redresse,
Marche, mettant le comble à ses iniquités,
Criant : « Je suis Nimrod ! Je suis ressuscité ! »
À Babylone aussi je viens à sa rencontre.
S’il ne craint le vrai Dieu, cet impie, qu’il se montre !
Ce Plogrov a trahi le peuple d’Israël,
Qu’il me rende ses comptes au nom de l’Éternel !
Il m’avait bien promis l’honneur de sa présence ;
Il manque au rendez-vous. N’a-t-il plus de conscience ?
Mais voyez s’entasser ces tristes spectateurs !
Viennent-ils applaudir l’ignoble dictateur ?
En sueur je gravis ce sombre monticule
Pour y trouver ce Zeus grotesque et ridicule
À sa laide effigie.
LA STATUE
Que dis-tu, vieux rabbin ?
ROSENFELD
Qui a parlé ?
LA STATUE
Nimrod.
ROSENFELD
Où donc es-tu, coquin ?
LA STATUE
Suis-je donc à tes yeux trop petit ?
ROSENFELD
La statue !
LA STATUE
Disparais de ma vue, vieillard, ou je te tue.
(Rosenfeld s’enfuit. Entre Esther, avec Théophile et Priscille toujours liés, un peu plus tard entrent à leur tour Bafanov, Yvonnick et Apollos.)
Scène VI
LA STATUE – ROSENFELD – ESTHER – THÉOPHILE – PRISCILLE –BAFANOV – YVONNICK – APOLLOS
(Un ciel d’orage obscurcit progressivement la scène.)
THÉOPHILE
Vous nous menez là-haut pour montrer cette horreur !
(Esther lui donne une paire de gifles.)
ESTHER
Au vrai dieu vous devez rendre tous les honneurs.
THÉOPHILE
La farouche amazone, elle a la main solide.
Une troisième gifle et ma mémoire est vide.
BAFANOV
(Il porte le nombre 666-1 tatoué sur le front. À Apollos.)
Vous avez répondu à l’invitation.
Merci d’être venu pour l’inauguration
De ce Zeus Nimrodien, d’un artiste anonyme.
Il nous montre un héros qui monte de l’abîme.
Que tous fassent silence, car Nimrod va parler.
APOLLOS
L’airain ne parle point. Pourquoi pas s’envoler ?
LA STATUE
Quoi ? Vous doutez encore ?
APOLLOS
D’où viennent ces paroles ?
LA STATUE
Contemplez bien Nimrod avant qu’il ne s’envole.
APOLLOS
C’est la… c’est la statue !
BAFANOV
Oui, Nimrod est vivant.
Il règne sur les eaux, il est maître du vent.
LA STATUE
Apollos, repens-toi ! Par la lave et le soufre !
Avant que sous tes pieds t’engloutisse le gouffre.
APOLLOS
Pardonne, ô dieu de bronze, mon incrédulité.
LA STATUE
Je suis miséricorde et magnanimité.
Je te pardonne donc. À genoux, chair mortelle !
(Apollos se prosterne.)
THÉOPHILE
Le revoilà vautré !
PRISCILLE
La triste clientèle !
LA STATUE
Peuples, écoutez-moi, vous qui êtes entrés
Le dimanche en église, qu’avez-vous rencontré ?
De beaux parleurs en beaux habits ? Sectes rusées !
De gris pasteurs aux beaux sermons ? Billevesées !
Vous avez espéré qu’en imposant leurs mains
Ils vous auraient guéris, mais votre espoir est vain,
Rentrant dans vos maisons avec vos maladies,
Les mêmes ritournelles, les mêmes mélodies.
En Galilée, Jésus, de la voix, du toucher
Sut faire voir l’aveugle et le boiteux marcher,
Redressait le bossu, le perclus, le difforme.
C’était l’ancien Jésus au meilleur de sa forme.
Dieu est mort ! Il est mort ! Qu’attendez-vous de lui ?
Je suis vivant !
THÉOPHILE
On le saura !
LA STATUE
Dès aujourd’hui
Je m’engage à guérir ici tous les malades.
J’en guéris par milliers, j’en guéris par myriades.
BAFANOV
Il suffit de toucher ce colosse d’airain,
Vous sentirez l’esprit vous agiter les reins.
Approchez Apollos, car votre diabète
Vous ravage la vie. N’ayez peur de la bête.
APOLLOS
Comment peut-il savoir, ce bougre d’animal
Que je crains pour ma vue en raison de ce mal ?
Je n’ai jamais d’ailleurs, de tout mon ministère
Prêché la guérison.
BAFANOV
Vous auriez dû le faire.
APOLLOS
Les fidèles croyants pour qui j’aurais prié
N’auraient été guéris, je le puis parier.
LA STATUE
J’offre à tous la santé, Dieu donnait la souffrance.
Qui sera le premier ? Croyez en ma puissance.
(Apollos touche la statue.)
APOLLOS
Il m’a guéri du mal qui conduit à la mort !
J’ai ressenti l’esprit qui parcourait mon corps.
BAFANOV
Quelles sont vos raisons de refuser de croire ?
Qu’on se jette à plat ventre et qu’on lui rende gloire,
Car j’ai reçu de lui ce don providentiel :
Je fais sur les impies tomber le feu du ciel.
(La foudre frappe dans les tribunes à plusieurs reprises. Cris dans l’assistance.)
LA STATUE
Braves, gentils moutons, bien soumis et dociles,
Vous qui suivez mes pas comme des imbéciles,
L’avenir glorieux devant vous s’est ouvert,
Ensemble nous irons maîtriser l’univers.
Je promets la santé ; le plaisir, l’opulence
Mais je veux en retour une pleine allégeance.
Vous porterez mon sceau sur le front, sur la main.
Oui, chacun recevra la marque dès demain.
Ce triple six, au nom de ma toute-puissance
Témoigne à tout jamais de votre obéissance.
Il assure chacun de ma protection,
Signe de confiance et de soumission.
Chacun de mes sujets devra sans préambule
Se faire sur la peau graver son matricule.
BAFANOV
Camarade Apollos, serez-vous le premier ?
Cet honneur vous revient.
APOLLOS
Je serai le premier.
BAFANOV
Esther, hésitez-vous ?
ESTHER
Non point, j’ai du courage.
BAFANOV
Vous serez donc marquée. C’est le choix le plus sage.
YVONNICK
Je veux me faire aussi tatouer en public.
BAFANOV
Inutile est pour vous la démarche, Yvonnick.
YVONNICK
Comment donc ?
BAFANOV
J’ai reçu pour vous quelque consigne.
YVONNICK
De servir sa puissance m’a-t-on jugée indigne ?
BAFANOV
Quant à vous, Théophile, évidemment, c’est non ?
THÉOPHILE
C’est non !
BAFANOV
Et vous, ma belle, acceptez-vous ? Sinon…
PRISCILLE
Mille fois non. Porter ce signe abominable
Me perdrait pour toujours.
BAFANOV
Vraiment ? C’est regrettable.
Vous avez donc choisi le roi crucifié.
Oubliez ce Messie.
PRISCILLE
Je ne puis l’oublier.
ESTHER
Renégats sans cervelle, n’avez-vous point de honte ?
Une balle à chacun, je leur règle leur compte.
BAFANOV
Esther, ne tire pas. Rends-leur la liberté.
LA STATUE
Sans le nombre marqué nul ne peut acheter.
Nul non plus ne peut vendre, et plus de nourriture.
Ces dissidents maudits mourront en pourriture.
Réduits à l’impuissance, à la soif, à la faim,
Ces deux-là reviendront me manger dans la main.
Triste fin de carrière : les vautours, la mort blême.
La marque ou le trépas, incroyable dilemme.
Pour eux, ce triple six est condamnation,
Passeport pour l’enfer, point de rédemption.
THÉOPHILE
Nous n’arborerons pas les couleurs de la bête,
Ne servons l’Antéchrist avec son faux prophète.
L’Éternel seul est Dieu C’est lui seul que je sers.
LA STATUE
Alors, allez-vous-en ! Périssez au désert !
(Esther délie Théophile et Priscille. Ils sortent.)
C’est l’instant de punir Yvonnick, la traîtresse
L’instant de consumer mon indigne maîtresse.
Qu’elle meure ! Je suis insensible à ses cris.
YVONNICK
Mais pourtant… ton pardon… je croyais… Dimitri !
(Sur un signe de Bafanov, la foudre frappe Yvonnick.)
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