Chapitre XIV
S’ils boivent quelque breuvage mortel…

Le menuisier d’Engartot, c’est Maurice, qui a repris pour son compte l’atelier de son père, récemment décédé. Sitôt les émotions terminées, le cousin et la cousine, celle-ci chargée de son lièvre, pénétrèrent dans l’atelier, simple, mais bien rangé, de l’artisan.

« Aujourd’hui, c’est moi qui te nourris, dit-elle. Depuis que je suis reine, je ne fais plus la cuisine, mais je n’ai pas perdu la main. »

Éliséa n’est pas présomptueuse quand elle se dit bonne cuisinière. Elle prépara son lièvre en sauce moutarde et en fit un délicieux repas. Au moment du dessert, elle lui dit :

« Mon roi de mari doit commencer à s’inquiéter, je n’avais pas prévu de m’absenter si longtemps. Tu fermes ta boutique et tu viens avec moi. Je te présente à mon homme, il ne me refusera pas de te nommer duc, si je le lui demande gentiment.

– Duc ? Et puis quoi encore ? Je préfère mon marteau et mon ciseau à toutes ces perruques et ces rubans. Je vais m’ennuyer à mort avec tes vicomtes et tes marquis. Il n’y en a pas un qui sache ce que c’est qu’une queue d’aronde. De quoi peut-on discuter avec ces gens-là ? Je te le demande.

– C’est vrai qu’ils n’ont pas inventé l’eau chaude. Surtout Wilbur, ce valet devenu prince, imbu de sa personne ; mais enfin ! La vie à la cour d’un roi possède des avantages. Tu auras des terres à toi, des domestiques qui feront ton lit et laveront ta vaisselle. On t’appellera Monseigneur.

– Je suis encore capable de faire mon lit tout seul. Non, non ! Tout ce fatras ne m’intéresse pas du tout. Je reste avec mon étau et mon rabot. »

Éliséa est un peu déçue.

« Je comprends ta position et j’admire ton humilité. Je n’insiste pas, mais au moins, fais-moi plaisir, viens habiter à Séquania. Ici, on trouvera bien un autre menuisier. Tu pourras établir ton atelier près du palais, et je pourrais plus facilement venir te voir.

– C’est vrai que tu me manques, depuis que te voilà reine, et je te remercie de ne pas m’avoir oublié. C’est d’accord, je déménage. Il doit bien y avoir des portes et des fenêtres à réparer à Séquania. Allons-y ! Mais par pitié, ne dis à personne que tu es ma cousine, pas même au roi.

– Mais pourquoi ?

– Je veux rester en dehors de toute cette mondanité. »

Ainsi fut-il décidé. Le menuisier s’installa à proximité du palais royal. Quand il faisait beau, il travaillait dehors, sur la place. Les nobles messieurs et les gentes dames du palais, séduits par sa mine sympathique, le saluaient amicalement. Seuls le prince Wilbur et la princesse Sabriana le toisaient avec mépris, mais il n’en avait cure, autant dire qu’il s’en fichait.

Éliséa était bien décidée à retrouver ses parents qui l’avaient lâchement abandonnée. Elle savait qu’avec la même lâcheté, ils avaient renié la foi qu’ils lui avaient pourtant inculquée. Elle souhaitait avoir avec eux une explication, mais elle voulait surtout se réconcilier avec eux et leur donner tout l’amour dont une fille se doit envers ceux qui lui ont donné la vie. Dès son retour d’Engartot, elle avait chargé toute une délégation de parcourir le royaume et de retrouver le couple géniteur. Hélas ! de retour du nord ou du sud, de l’orient ou de l’occident, les envoyés revenaient avec le même rapport :

« Nous sommes désolés, Majesté, mais nous ne les avons pas trouvés. »

« Quelle sottise ! pensait la reine, ils ont tellement peur que je les punisse qu’ils se sont réfugiés hors de Séquanie. S’ils doivent être punis, c’est l’affaire de Dieu. Moi, je désire seulement les serrer dans mes bras, comme au temps où j’étais petite fille. »

Mais, revenons-en à Sabriana.

Le tir n’était plus un moyen de survie pour la nouvelle reine, mais c’était devenu son sport favori qu’elle partageait avec l’équitation. Elle s’était amusée à fixer des cibles un peu partout sur les arbres du parc. Quand il fait beau, elle aime à s’y promener, toujours avec son arc, parfois seule, parfois entourée d’amis ou de courtisans.

Ce jour-là, il faisait beau, elle se promenait dans les allées en compagnie de quelques amies et courtisans.

« On m’a dit que tu étais une excellente archère, lui dit la marquise Élodie d’Ascalie, avisant l’un de ces disques garnis de cercles concentriques, à moins que la vie de château t’ait fait perdre la main.

– Demande à mes ennemis ce qu’ils en pensent. »

Comme répondant à une provocation, elle saisit une flèche et banda son arc. Elle s’apprêtait à tirer quand une main se posa sur son épaule. C’était celle de Sabriana.

« Tiens ! se dit-elle, quand on parle d’ennemie… »

« À cette distance-là, c’est un peu trop facile. Je suis certaine que Votre Très Gracieuse Majesté peut mieux faire. »

La prétendante au trône de Courlandie était accompagnée d’une dizaine de ses supporteurs, ce qui donnait du poids à son arrogance.

« En effet, répondit Éliséa, c’est très simple. Je ne sais pas si ma Majesté est très gracieuse, mais votre Très Grassouillette Altesse devrait essayer, afin d’éblouir Ses admirateurs par Son adresse. »

Sabriana prend l’arc et la flèche des mains de la reine et s’apprête à tirer.

« Imagine quelqu’un que tu détestes en place de la cible, ça va t’aider à viser juste.

– Ce n’est pas difficile à imaginer, » répondit-elle en lui lançant un regard moqueur.

Elle tira. La flèche se ficha lamentablement au pied du chêne qui supportait la cible.

« Pas brillant ! Il faut un peu de force dans les bras pour manipuler ce genre d’appareil, et il fallait viser au-dessus de la cible, car le poids de la flèche l’entraîne vers le bas.

– Bon ! Ça va ! »

Sabriana s’éloigna, toujours accompagnée de sa petite équipe.

« Tu l’as bien remise à sa place, cette pimbêche, » dit Élodie avec un sourire satisfait.

La pimbêche humiliée retourna dans ses appartements sans rien dire à personne. Elle n’interrogea pas le disque d’or car elle devinait sa réponse. Elle se jeta sur son lit et pleura.

Le dieu d’or me l’a bien montré : sa prochaine flèche sera pour moi. Elle me tuera. »

Elle se consola.

Elle me tuera ? Et si je la tue la première ? Légitime défense… Au fait, il m’a aussi donné une vision : la coupe ! Comment ai-je pu l’oublier ?

Totalement remise de sa grosse déprime, elle se mit à visiter régulièrement les cuisines, pour encourager les marmitons dans leur laborieux travail, disait-elle, mais surtout pour les observer.

Quand vint le jour de l’anniversaire du roi, une centaine de convives étaient attablés, le roi et la reine, et c’est normal, occupaient la table d’honneur. Wilbur avait insisté, sac d’écus à l’appui, pour qu’ils se serrassent un peu à cette table prévue pour deux personnes, Wilbur à la droite du roi, Sabriana à gauche de la reine.

Pendant l’apéritif, la princesse s’éclipsa discrètement pour se glisser entre les fourneaux.

« Eh toi !

– Qui ça ? Moi ?

– Oui, toi, Herbert. C’est bien ainsi qu’on t’appelle ?

– Oui, c’est moi. »

Elle l’entraîna à l’écart :

« Tu as des soucis d’argent, de gros soucis d’argent. On me l’a dit.

– Je ne vois pas en quoi cela regarde Votre Altesse, mais c’est la vérité. J’ai des dettes de jeu. Je ne m’en sortirai jamais. À moins d’un miracle.

– Et si c’était moi, le miracle ? Combien te manque-t-il ?

– Deux mille écus.

– Deux mille écus ! N’as-tu pas honte ? Perdre une somme pareille aux cartes !

– C’était aux dés.

– Soit. »

Elle tira une lourde bourse de sous sa robe.

« Voilà tes deux mille écus. Va, et ne joue plus.

– Oh ! Merci, Votre Altesse, le dieu à tête de veau vous le rendra. »

Mais elle lui reprit aussitôt l’argent des mains.

« Une minute ! Veux-tu que je te donne le double ?

– Ça m’arrangerait bien, par les temps qui courent.

– Alors, voici ce que tu vas faire. Prends cette fiole et verses-en discrètement le contenu dans le cassoulet de la reine. Surtout, ne te trompe pas d’assiette ! Celle de la reine. »

Herbert devint blême.

« Pour un régicide, c’est l’écartèlement.

– Quatre mille écus ! Ça vaut le risque. Allez, j’arrondis à cinq mille. Et d’ailleurs, aussitôt la reine morte, je t’expédie chez papa, en Courlandie, et là-bas, on ne pourra rien contre toi. »

On est passé à table. On attaque le cassoulet. Éliséa se lève :

« Je vous prie de m’excuser, je ne me sens pas bien, tout à coup, j’ai un de ces maux de ventre ! Il faut que j’aille m’allonger.

– Mais vous êtes tout excusée, ma cocotte… euh… Majesté, » répliqua Sabriana, dissimulant difficilement sa joie.

« Rassure-toi, ma jolie, pensait-elle, c’est la dernière fois de ta vie que tu auras mal au ventre. »

 

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