Chapitre XX - Adhémar Komtatas

Lynda, dissimulée sous son casque comme une motocycliste ordinaire, ayant assagi sa manière de conduire, parcourt les rues de la capitale en observant les multiples transformations opérées pendant son absence. Malgré le beau temps, les rues commerçantes et touristiques manquent d’animation et beaucoup de boutiques affichent « à vendre » sur leurs rideaux baissés.

Elle se décide à tomber le casque et à entrer dans une petite boutique pour y acheter un foulard. Elle engage la conversation avec la vendeuse qui, d’ailleurs, ne l’a pas reconnue :

« Il y a un certain temps que je ne suis pas venue à Arklow. Je préférais avant. Ça manque de vie tout ça. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Ne m’en parlez pas ! Depuis que Plogrov a chassé notre reine, plus rien ne va en Syldurie.

 

 

– Plogrov n’a pas chassé la reine, elle a abdiqué. Elle est partie de son plein gré.

– Abdiqué ou pas, c’est comme s’il l’avait chassée. Ici, à Arklow, nous la regrettons beaucoup. Depuis qu’elle n’est plus là, le pays sombre dans la crise. Les entreprises ferment les unes après les autres, les gens perdent leur travail et n’en retrouvent plus. Ils sont de plus en plus nombreux à dormir dans la rue. Les touristes étrangers ne viennent plus non plus. Les gens n’achètent plus rien, puisqu’ils n’ont plus d’argent.

– C’est dû à quoi tout cela ?

– À l’incompétence de nos dirigeants. S’ils ne savent pas gouverner un pays, ils n’ont qu’à vendre des carottes. Lynda, elle n’y connaissait peut-être pas grand-chose à l’économie, mais elle avait l’honnêteté de le reconnaître, et elle savait s’entourer de spécialistes.

– Ce n’est peut-être pas la seule raison.

– Je n’en vois pas d’autres. Croyez-moi, Madame, il n’y a que deux sortes de dictateurs : les génies comme Napoléon, et les tarés comme Amin Dada. Dans quelle catégorie vous le classeriez, vous, Plogrov ?

– Dans la classe Amin Dada, ça ne fait aucun doute.

– Vous voyez, nous sommes toutes les deux d’accord. Mais j’ai sûrement trop parlé. Si jamais vous êtes dans son camp et que vous répétez ce que je vous ai dit à la police, je suis bonne pour la taule. Tant pis ! Je n’ai pas peur de sacrifier ma liberté à ma patrie. Vive la Syldurie ! Vive la reine ! Ça fera dix-huit couronnes.

– Rassurez-vous, Madame, nous sommes du même bord, et sans être prophétesse, je vous promets que la reine Lynda reviendra bientôt botter le derrière à Dim… à ce Monsieur Plogrov. »

Alors qu’elle quitte la boutique, une larme coule sur sa joue. Ses compatriotes ne l’ont donc pas oubliée. L’histoire d’amour entre la souveraine déchue et son peuple n’est pas terminée.

Elle poursuit son vagabondage à travers la ville, arrêtant sa course au pied du chantier qui l’avait tant intriguée.

Comme les travaux ont vite progressé ! Ce gouffre béant est maintenant comblé par une immense structure de béton, cependant, les engins, comme les ouvriers ont disparu du décor. Sont-ils donc tous en grève ? Et si c’était ça, cette fameuse tour de Babel que le nouveau Nimrod veut ériger à sa propre gloire ?

Et comme si cela devait devenir une habitude, un détour incontournable par la place de la République. Bien encadrés par des policiers engoncés dans leurs tenues antiémeutes comme des chevaliers dans leur armure, des manifestants manifestent. On peut lire sur leurs bannières : « Vive la liberté ! Vive la Syldurie ! Vive la reine ! »

« Eh bien ! pense Lynda avec délice, il n’y a pas que les Français qui ne sont jamais contents. »

J’en connais d’ailleurs un autre qui n’est pas content : c’est Dimitri.

Penché du matin au soir sur son écran, il scrute les courbes et les graphiques : PIB national, inflation, chômage, cours de la couronne syldure, popularité du président. Il n’y comprend rien. Il décide de faire appel à un spécialiste et convoque en secret Adhémar Komtatas, écrivain, journaliste, politologue, professeur d’économie à l’Université d’Athènes, dont nous avons déjà parlé.

« Monsieur Komtatas, vous qui êtes si calé, expliquez-moi donc pourquoi la Syldurie, qui était encore, il y a quelques mois, le pays le plus riche du pourtour méditerranéen et de la péninsule balkanique, va bientôt être contrainte de mendier son pain aux Grecs et aux Bulgares.

– Parce que Votre Excellence est un gros nul. Il est déjà temps que la Syldurie change de président ou qu’elle retourne à la monarchie parlementaire.

– Votre réponse insolente pourrait bien provoquer un incident diplomatique. Je suis peut-être un gros nul, mais je suis tout de même le président d’une république.

– Et alors ? La Syldurie n’a même plus les moyens d’acheter une sarbacane. Elle ne va pas déclarer la guerre à mon pays.

– Je vous ai appelé pour me fournir une explication et une solution, et vous n’avez ni l’une ni l’autre.

– La solution, je vous l’ai déjà donnée. Quant à l’explication, j’admets qu’elle n’est pas très scientifique.

– Dites-la tout de même.

– La croissance de la Syldurie a commencé quand votre roi Waldemar a décidé de changer sa manière de vivre et sa manière de régner. Elle s’est poursuivie sous le règne de sa fille, la reine Lynda que nous aimions tant.

– Je vous en prie !

– Quand vous lui avez succédé au pouvoir, votre pays est brusquement retombé dans la pauvreté, ce qui corrobore mon assertion selon laquelle Votre Excellence est un gros nul. Mais j’irai plus loin ; la Syldurie n’a aucune raison d’être un pays riche : pas de pétrole, des mines de cuivre qui ne produisent plus de cuivre, des barrages qui ne retiennent pas l’eau, un tourisme mal équipé, pas assez d’industries, des terres agricoles où il ne pousse que de la vigne et de l’herbe à mouton. J’ai longtemps été réduit à confesser mon incapacité à comprendre le réveil économique de la Syldurie. Je l’ai enfin compris lorsqu’au moment de votre accession au pouvoir, ce rêve s’est effondré comme un château de cartes.

– Cessez de tourner en rond !

– Waldemar et Lynda avaient la foi, cette foi leur a permis à tous les deux de soulever les montagnes de la pauvreté. Vous, cette foi, vous ne l’avez pas. Je ne vois que deux solutions : ou bien vous vous débrouillez pour la trouver, ou bien vous faites revenir Lynda.

– Mais ce n’est pas possible une affaire pareille ! Je vous ai offert un aller-retour sur le Kalamata en classe Privilège pour que vous vous fichiez de moi ! Vous croyez peut-être que je vais aller supplier cette grande asperge de revenir avec ses cliques et ses claques et de rétablir la féodalité, la religion, la superstition et tout ce qui s’ensuit. Allez ! Je vous ai assez entendu. Rentrez vite chez vous avant que je vous casse la tête. »

Adhémar Komtatas ne se fit pas prier davantage. Il quitta le président sans aucune cérémonie. Il descendit les marches en grommelant :

« On ne devrait pas laisser gouverner un abruti pareil ! »

Resté seul dans son bureau, Dimitri Plogrov téléphona.

« Allo ? Ma petite Juju d’amour ? Dis donc, tu ne pourrais pas me gratter un petit bout de bois pour que le Kalamata se prenne un iceberg ?

– Un iceberg ? En mer Égée ? Ma science a tout de même ses limites, mon chou. »

 

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