Chapitre X - Apôtre en folie
Comme tous les dimanches, Hélèna et Périklès passaient la soirée chez eux, occupés à lire et à écouter de la musique. C’était l’un de leurs rares moments de loisir de la semaine, un moment de détente privilégié pendant lequel ils n’aimaient pas être dérangés. Les membres de l’église le savaient et ne leur téléphonaient jamais le dimanche soir, sauf en cas d’urgence.
Le téléphone sonna.
Périklès prit l’appareil.
« Allo ?… C’est lui-même… Bonsoir, Samantha ! Comment vas-tu ? »
Hélèna poussa un soupir réprobateur.
« Mon œil ? Toujours pareil. Il diminue de volume. J’espère seulement qu’il ne va pas prendre la dimension d’un petit pois… Oui. Je m’habitue… Si je suis prêt ?… Quand tu voudras, Samantha… Maintenant ?… Ce n’est pas gagné…
J’ai peur de ne pas être à la hauteur, et je ne pourrai pas compter sur le soutien de Lynda… »
Périklès avait à nouveau contrarié sa patronne. Il ne disait plus rien, mais Hélèna n’avait pas besoin du haut-parleur pour entendre Samantha crier.
« Tu vas te remuer ?… Gros plat de nouilles… Qui est-ce qui te paie ? Lynda ou moi ? »
Samantha débitait ses exhortations et ses exigences. Périklès répondait de temps en temps par des « oui » timides et des « hon » penauds.
« Comme te voilà soumis ! murmurait Hélèna. Tu étais une brebis de Jésus, et te voilà un mouton de Samantha. »
« Ne sois pas craintif : tu n’es plus une brebis, tu es un loup. N’oublie pas que c’est moi qui t’a formé. Qu’as-tu à craindre des hommes ? Souviens-toi que tu parles en mon nom. Ouvre ta bouche, et je la remplirai de paroles ineffables. Ne t’inquiète ni de la manière dont tu parleras ni de ce que tu diras, ce que tu auras à dire te sera donné à l’heure même, car ce n’est pas toi qui parleras, c’est l’Esprit qui réside en moi qui parlera en toi. »
La communication s’acheva enfin.
« Elle paraphrase les paroles du Christ comme si elle était le Christ lui-même, fit remarquer Hélèna.
– C’est ce que j’aime en elle. Personne n’a jamais été autant baigné dans l’Esprit.
– Cela finira mal, » murmura-t-elle dans un soupir.
Les époux ne se parlèrent plus de la soirée.
Le dimanche suivant était un jour particulier : Périklès, après sa longue maladie, reprenait enfin ses fonctions pastorales. C’était un soulagement pour Félix qui n’avait pas la vocation de dirigeant et qui, selon sa propre expression, préférait être un bon lieutenant qu’un mauvais capitaine. C’était aussi un jour de bonheur pour les membres de l’église qui retrouvaient enfin « leur pasteur ».
Habituellement, la présidence et la prédication étaient assurées à tour de rôle par des chrétiens responsables. Il n’existe dans l’église d’Arklow ni clergé, ni hiérarchie, mais il est dans la nature humaine d’alléguer des préférences, et Périklès, malgré lui, était un peu devenu le pape d’Arklow.
Lynda et Julien, comme tous les parents, avaient confié leurs enfants à la garderie de l’église. Ils étaient assis dans les rangs, se tenant par l’épaule.
Félix assura la présidence, puis, au moment opportun, il laissa la parole à Périklès. Celui-ci se leva et s’avança, solennel, sa Bible sous le bras, prit place sur l’estrade et la posa sur le pupitre.
Pour la première fois depuis le début de son sacerdoce, il se présentait devant son auditoire sans préparation, mais, tandis qu’il s’installait au pupitre, une voix intérieure, qu’il reconnut comme celle de l’esprit de la prophétesse, lui soufflait : « Hébreux 1, 1 et 2 ».
Il ajusta le microphone à la hauteur de sa bouche et prit la parole :
« Je suis très heureux de me retrouver de nouveau en face de vous. Je vous remercie pour vos prières et pour vos témoignages d’amitié. Depuis mon accident, je n’ai pas recouvré la vue de mon œil droit, mais je n’ai pas de raison de me plaindre, et je bénis Dieu de m’avoir créé avec deux yeux. S’il m’avait fait naître cyclope, ma situation aurait été beaucoup moins confortable. »
Des rires dans l’auditoire répondirent à cette boutade.
« Je vous invite à ouvrir la parole de Dieu et à lire avec moi dans l’épître aux Hébreux, au chapitre premier, les deux premiers versets. »
On entendait des bruits de papier froissé et de pages tournées. Périklès répétait pour ceux qui avaient des difficultés à chercher :
« Hébreux, chapitre premier, versets un et deux. »
Quand tout le monde eut trouvé, il commença son discours par le texte référencé :
« “Après avoir autrefois, à plusieurs reprises et de plusieurs manières, parlé à nos pères par les prophètes, Dieu nous a parlé par le Fils en ces jours qui sont les derniers. Il l’a établi héritier de toutes choses, et c’est par lui qu’il a fait les mondes.”
Au cours de l’histoire humaine, Dieu, dans son infini savoir, a communiqué aux hommes ses plans de manière progressive. Il parlait de vive voix à Ève et à Adam, de sorte qu’il n’était besoin ni de loi, ni de prophéties, ni de révélation.
Il donna à Moïse les tables de la loi et toute la Torah. Il donna à des prophètes tels qu’Ésaïe et à des poètes tels que David des révélations concernant la venue et le sacrifice du Messie. Enfin, il s’est révélé dans la personne de son Fils, Jésus-Christ. Pendant deux mille ans, Dieu semblait avoir tout dit, et le canon biblique s’est refermé sur l’Apocalypse de Jean.
L’apôtre Paul nous a pourtant dit, dans son épître aux Romains, chapitre 13, verset 11 : “Cela importe d’autant plus que vous savez en quel temps nous sommes : c’est l’heure de vous réveiller enfin du sommeil, car maintenant le salut est plus près de nous que lorsque nous avons cru.”
Nous sommes parvenus dans les temps de la fin. Il est temps de parvenir au salut. La foi en Christ nous a permis de nous en approcher, mais ne nous a pas donné la possibilité de nous l’approprier. C’est pourquoi… »
Une vague de murmures agitait toute l’assistance. Périklès attendit l’accalmie pour enchaîner.
« C’est pourquoi, dans ces temps de ténèbres et d’incrédulité qui marquent la fin de la période de l’Église et l’entrée dans le Millénium, Dieu s’est à nouveau manifesté dans l’esprit de la prophétesse Samantha Low. »
Des « oh ! » courroucés jaillissaient de toutes les directions. Plusieurs personnes se levèrent et quittèrent la salle. Lynda, les coudes appuyés sur les genoux et le menton calé contre ses poings, tel une arquebuse sur son trépied, pointait l’orateur de son regard sévère. Craignant de se trouver déstabilisé, Périklès regarda une autre partie de l’auditoire :
« Samantha, la prophétesse unique, m’a fait l’honneur de me proclamer apôtre. C’est elle qui parle à travers moi, et c’est Dieu qui parle à travers elle. »
Éva et Mamadou se regardèrent et se levèrent comme un seul homme. Appuyant sa main sur l’épaule de sa sœur, Lynda l’invita à se rasseoir.
« Ne partons pas. Nous devons savoir jusqu’où il ira. Nous déciderons ensuite. »
« Il est écrit dans le livre de la Genèse, au chapitre trois, versets 14 et 15 : “Alors l’Éternel Dieu dit au Serpent : – Puisque tu as fait cela, te voilà maudit parmi tout le bétail et les animaux sauvages, tu te traîneras sur le ventre et tu mangeras de la poussière tout au long de ta vie. Je susciterai l’hostilité entre toi-même et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci t’écrasera la tête, et toi, tu lui blesseras le talon.” Samantha est celle que Dieu avait annoncée par le calame de Moïse. Tremble, Satan ! Elle est arrivée, celle qui doit t’écraser. Tu auras beau ramper pour implorer sa pitié, il n’y aura pas de pitié pour toi. Tout est écrit : elle te brisera, elle t’anéantira, tu t’étaleras à ses pieds, et d’un coup de talon, elle te rompra la nuque. »
Il ébranla l’estrade d’un puissant coup de pied, comme il l’avait vu faire par Samantha.
« Est-ce que tu m’entends, vieux serpent ? À nous deux, Belzébuth ! Montre-toi si tu l’oses ! Est-ce que tu as peur ? »
Lynda en avait assez, elle se leva à son tour, entraînant Julien, Éva et Mamadou.
« Je ne vous ai pas autorisé à sortir. »
Lynda ne prêta aucune attention à ces paroles.
« Je ne vous permets pas de partir, Lynda de Syldurie. »
Lynda fit volte-face, tendant un index autoritaire vers le prédicateur.
« Je me passerai de ta permission, Périklès Andropoulos ! »
Elle quitta la salle d’un pas décidé. Julien fit un détour par la garderie, suivi d’Éva qui avait donné à Mamadou un beau garçon à la peau brune et aux cheveux crépus.
Une centaine de personnes s’étaient levées en même temps que la famille royale. Un tiers de l’assistance, en tout, s’était déjà retiré.
Périklès poursuivit son message, mais il avait perdu une partie de son autorité et de son assurance. Il lui semblait clair que la reine avait pris position contre lui, et surtout contre la prophétesse dont il était l’envoyé. Un point important lui échappait : c’est bien par cette parole, « Je ne vous ai pas autorisé à sortir, » que Samantha avait vaincu sa résistance et son incrédulité. Pourquoi n’avait-il pas vaincu celles de Lynda ?
La réunion s’acheva enfin. Chacun apporta au pasteur une salutation laconique. Personne n’osait exprimer son opinion sur ce qu’il venait d’entendre. L’assemblée se dispersa rapidement.
Périklès se retrouva seul, profondément déçu. Son message n’avait pas obtenu la réception espérée.
« Je ne comprends pas, pensait-il, j’ai obéi en tout point à Samantha. Je sens qu’elle va encore me passer un de ces savons ! »
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