Chapitre IV - La géopolitique pour les nuls

Quelques jours s’étaient écoulés, le roi Philémon avait de nouveau convoqué son prince de fils.

« As-tu bien réfléchi à ma proposition ? Ne veux-tu vraiment pas épouser la princesse Sabriana ?

– J’ai réfléchi et je ne parviens à prendre une décision : si le tableau ne ment pas, cette princesse est réellement très belle.

– Tu n’en trouveras pas de plus belle dans le monde entier, avoues que je ne me suis pas moqué de toi !

– Certes, mais on dit qu’elle a fort mauvais caractère et je crains qu’elle me fasse souffrir.

– Souffrir ! Mais les hommes sont faits pour souffrir et les femmes pour les torturer. Si tu avais vu ta mère quand nous étions jeunes, une vraie tigresse, mais j’ai bien fini par lui couper les griffes. Tu sauras t’en débrouiller, je te fais confiance, tu es bien le digne fils de ton père.

– Soit, mais j’aimerais mieux une épouse un peu moins belle, mais plus docile.

– Assez tergiversé ! Un fils doit obéir à son père. Tu épouseras Sabriana, et pas de discussion.

– Celle-là c’est la meilleure ! Et pourquoi veux-tu cette bru-là plutôt qu’une autre ?

– Parce que j’ai décidé.

– Tu appelles ça une raison ?

– D’accord, je veux être honnête envers toi : j’ai une raison plus sérieuse, une raison géopolitique, et si tu veux régner un jour, il faudra que tu t’y mettes, à la géopolitique.

– Eh bien ! Je deviendrai géopoliticien, si ça te fait plaisir.

– Résumons-nous donc : Sabriana est la fille du roi Ladislas, appelée à succéder à son père sur le trône de Courlandie. Tu me suis jusqu’ici ?

– Oui.

– Tu te rappelles certainement qu’il y a déjà quelques années, il a pris au roi d’Estuanie la folle idée d’envahir son pays. Le père de Sabriana, roi de Courlandie, comme nous venons de le dire, en perdit complètement les étriers, car il n’était pas préparé à la guerre. Il m’envoya des ambassadeurs pour me convaincre de conclure une alliance avec lui. Moi, je ne voulais pas d’ennuis avec les voisins et leur ai répondu que leurs affaires ne nous concernaient pas et que la Séquanie était un pays neutre. Ladislas n’en a pas démordu pour autant, et il m’a envoyé Sabriana.

– Et alors ?

– Alors ? C’est moi qui me suis emmêlé les harnais. Je n’ai pas été seulement victime de sa beauté, elle avait plus que cela, une sorte de pouvoir infernal qui a vaincu toute ma volonté, je crois qu’elle m’a envoûté, je ne savais plus sur quelle planète j’habitais, complètement dans le cirage ! Quand j’ai retrouvé mes esprits, j’étais prisonnier dans ses bras au beau milieu du lit royal. Nous nous sommes livré bataille sous la couverture et elle m’a fait signer un contrat sur l’oreiller. Toujours sous l’emprise de son charme, j’ai signé sans rien lire.

– Et qu’y avait-il dans ce contrat ?

– Je lui ai fait cadeau de tous nos canons.

– Eh bien ! C’est du joli !

– Et ce n’est pas tout. Quand il a vu que le roi de Courlandie avait maintenant plus de canons que lui, le roi d’Estuanie s’est mis à baliser. Il a proposé un traité de paix à Ladislas. Et sais-tu où il l’a signé, ce traité de paix ?

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Dans le lit de Sabriana !

– Allons donc !

– Alors voilà où nous en sommes, la Courlandie et l’Estuanie, d’ennemis qu’il étaient, sont réconciliés comme Hérode et Pilate. Ladislas, le papa de Sabriana, en plus de ses propres canons, récupère les miens, ainsi que ceux du roi d’Estuanie, et moi je n’ai plus de canons du tout, et maintenant l’Estuo-Courlandie menace de nous déclarer la guerre. Tu comprends la situation ?

– Et que comptes-tu faire ?

– J’ai demandé à Sabriana de négocier la paix par les moyens diplomatiques dont elle possède le secret, mais elle m’a répondu qu’une seule fois ce genre de corvée, ça lui suffisait amplement. Tu penses bien que j’étais vexé à mort. Alors, je me suis fâché et je lui ai dit : “Puisque c’est comme ça, rends-moi mon artillerie.”

– Tu as bien fait.

– Sais-tu ce qu’elle m’a répondu, cette petite garce ?

– Non, je ne suis pas devin.

– “Donner c’est donner, reprendre c’est voler.”

– Elle ne manque pas d’air.

– Alors, elle m’a proposé cette alternative : si tu l’épouses, nous serons alliés à la Courlandie et à l’Estuanie, et nous n’aurons plus besoin de nous faire la guerre.

– Résumons la situation : pour sauver ton royaume, ta dynastie et tout le bataclan, et surtout, pour récupérer tes trois lance-pierres, il faut que j’épouse une ribaude qui confond plaisirs du corps et géopolitique, et qui t’a roulé dans la farine comme un vieux merlan. Désolé, papa, mais je ne mange pas de ce pain-là.

– Alors, va-t’en, et par la même occasion, fais-moi venir ce grossier palefrenier que tu as eu l’outrecuidance de nommer marquis sans me demander mon avis. »

 

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