Chapitre XXIII - Un Duel
« Je vais faire une petite promenade du côté du château ducal, dit Félixérie, pendant que tu t’occupes du reste. Le duc Alphonse m’aidera certainement à retrouver David, si je le lui demande gentiment.
– Sois tout de même prudente, répond Lynda.
– Je suis une disciple de Sandra la Teigne et de Cyrano de Bergerac. Je sais me battre.
– Prends tout de même un revolver, on ne sait jamais.
– Je n’aime pas les armes à feu, ça ne veut pas dire que je ne suis pas armée. »
Elle relève le pan de sa jupe, montrant une dague fixée à sa cuisse par une lanière de cuir.
« J’espère que je n’aurai pas à m’en servir. »
Félixérie, qui a gardé la nostalgie des combats d’autrefois, chevauche fièrement à travers bois et prairies. Elle parvient en vue du château Baffagnon. La grille y est ouverte.
« C’est parfait ! Je n’ai pas besoin d’escalader le mur en laissant Zara dehors. »
Elle pénètre dans le vaste domaine et s’engage sur une longue allée bordée d’oliviers au bout de laquelle se dresse, si majestueuse, la seigneuriale demeure.
« Mais que s’est-il passé ici ? »
Avec stupéfaction, la jeune cavalière constate le désastre provoqué par les insectes que le duc avait lui-même invoqués. Les jardins à la française, objets de sa fierté, sont devenus un noir désert. Plus un seul brin d’herbe, encore moins de fleurs, troènes et fusains ne sont plus que brindilles dénudées. Quant aux superbes oliviers qui bordent l’avenue ducale, eux aussi ne sont plus que fantômes décharnés, dépouillés de feuilles et d’écorce. Le château lui-même paraît délabré, les sauterelles, jamais rassasiées, se sont acharnées sur la peinture des volets et le crépi de la façade.
« Quel sinistre lieu ! Avançons. »
Parvenue au pied du majestueux escalier bellifontain, elle abandonne sa monture et gravit les marches. La porte est laissée entr’ouverte.
« Trop facile ! Et si c’était un piège ? Nous verrons bien. J’ai ma dague et j’ai la grâce. »
Elle pénètre dans un vestibule orné de toiles de maîtres et de meuble baroques. Poursuivant ses investigations, elle parvient dans le salon où règne en place d’honneur Poliouchko Polié, l’inénarrable chef d’œuvre du duc de Baffagnon. Notre amazone observe la toile en se grattant la tête.
« Vous aimez la peinture, mademoiselle ? »
Félixérie sursaute, elle se retourne, Alphonse se tient derrière elle, souriant.
« Comtesse de Leuretzki, je présume. Vous auriez dû annoncer votre visite, je vous aurais reçue avec plus d’égards.
– Où est le prince David ?
– Le prince David ? Ma foi, je n’en sais rien. Chez la reine, je suppose.
– Je reformule ma question : où es le prince ?
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, mais installez-vous avec moi dans ce confident, nous y serons plus à l’aise pour discuter. Je vous servirai un whisky.
– Je ne veux pas de whisky, je veux voir le prince David. Où est-il ?
– Où ai-je la tête ? J’aurais dû comprendre qu’une jeune femme de votre distinction ne boit pas d’alcool. Que diriez-vous d’un bon thé ? Vous aimez le thé ? Je vous le servirai moi-même, car Katia, ma servante, m’a rendu son tablier.
– Où est le prince ?
– Je vous l’ai déjà dit : je n’en sais rien.
– Ne me prenez pas pour une idiote. » Ce disant, elle dégaine sa dague.
« Vous avez une bien jolie jambe et une fort jolie lame.
– Si vous ne me rendez pas le prince, je vous la glisse entre les côtes, ma jolie lame.
– Oh ! oh ! Mais la voilà qui vous menace, cette pendarde, cette carogne ! Vous apprendrez à vos dépens ce qu’il en coûte d’offenser Alphonse de Baffagnon. »
Le duc saisit les deux épées fixées à la cheminée.
« Si j’en crois le comte de Leuretzki, votre mari, vous êtes une escrimeuse émérite. Moi je n’en crois rien. Les yeux de l’amour lui auront exagéré vos talents. »
Il lance une épée à Félixérie qui la saisit à la volée.
« En garde, comtesse, voyons ce que vous avez dans les bras et dans les jambes. Vous avez pour adversaire Son Excellence le duc Alphonse de Baffagnon, champion de Syldurie en 1977.
– J’en suis très honorée. À nous deux, maraud, faquin, bélître, cuistre fieffé. Tu vas voir ce qu’elle va te mettre, la carogne. »
Après la passe d’arme oratoire, la passe d’arme tout court. D’abord, les lames se heurtent l’une contre l’autre de la manière la plus académique. On dirait que les adversaires ont peur de se faire mal. Mais bientôt, les muscles sont échauffés, les mouvements deviennent plus rapides, les chocs du fer contre le fer gagnent en violence.
« Alors, D’Artagnan ? Dans quel sens veux-tu qu’elle te coupe en deux, la pendarde, à l’horizontale, à la verticale ou en diagonale ?
– Madame veut faire son intéressante ? Mais moi, je vais vous extraire vos boyaux et je les vendrai à un luthier.
– Que dis-tu de cette tierce ? Et de cette autre ? Et de cette quarte ?
– Excellent, je dois bien l’admettre. Vous maniez l’épée comme un maître. J’espère que vous mentionnerez sur vos cartes de visite : élève du duc de Baffagnon.
– J’y ferai imprimer : pourfenderesse du duc de Baffagnon. »
Le combat continue, les belligérants transpirent, Alphonse s’essouffle. Par ses moqueries, Félixérie exacerbe la rage de son adversaire. D’un coup inattendu, elle envoie voler son arme qui se fiche dans une poutre du plafond. Elle place la pointe de l’épée contre sa gorge.
« Déjà fini ? C’est dommage, je commençais seulement à m’amuser.
– Épargnez-moi, madame la comtesse. Vous avez gagné, vous êtes la plus forte.
– Où est le prince David ?
– Je ne sais pas.
– Tu ne sais vraiment pas ? Tant mieux ! Décroche ton cure-dents. Maintenant, je ne joue plus, je découpe la viande. »
Le combat reprend, le regard de Félixérie, chargé de menaces, les sourcils froncés, impressionne Alphonse. Il la sent déterminée à le tuer. Il recule devant son adversaire en furie. Il ne s’agit plus d’attaquer, mais de se protéger de la rapière qui frappe et tournoie sans répit. Enfin, le fer le touche au bras gauche. Il lâche son épée pour tenir sa blessure.
« Ah ! La maudite ! La ribaude ! Elle m’a tué !
– Je t’ai juste écorché. Ça saigne à peine, mais ça va saigner bien davantage si tu ne me demandes pas pardon pour m’avoir traitée de ribaude.
– Je vous demande pardon, madame la comtesse. Vous n’êtes pas une ribaude. J’ai dit cela sur le coup de la douleur. Vous n’êtes pas non plus une pendarde, ni une carogne, et vous êtes femme à ne jamais le devenir.
– Bien ! »
La comtesse dirige son épée sur le ventre du vaincu.
« J’ai tout de même une forte envie d’un petit forage dans ce gros abdomen, histoire d’évaluer l’épaisseur de la graisse.
– Pitié… » soupire Alphonse.
La pointe s’abaisse au niveau du nombril.
« À moins que je n’augmente la profondeur de l’existant.
– Je vous en supplie…
– Une dernière fois : où est le prince David ? Réponds-moi ou je te tue.
– Dans la cave. Il est bien traité. Je vous l’assure, il est bien traité.
– Cela vaut mieux pour toi. Conduis-moi, je te suis. »
Contraint par l’épée qui lui pique le dos, Alphonse conduit la belle dans les souterrains de son logis jusqu’à une grossière porte de bois. La lourde clé est restée sur la serrure. Il l’ouvre. L’enfant est assis au fond du cellier.
« Félixérie ! C’est toi qui es venue me délivrer ? Je savais bien qu’on viendrait me chercher.
– Sors vite, nous nous embrasserons plus tard. Quant à toi, tu prends sa place, tu seras bien traité aussi. »
La jeune femme verrouille la porte derrière son prisonnier. Elle soulève David dans ses bras et l’étreint longuement.
« Madame la comtesse, pleurniche le duc derrière la porte, vous n’allez pas m’abandonner comme ça. Qu’est-ce que je vais devenir ?
– Rassure-toi, mon bonhomme, je ne vais pas te laisser mourir de faim. La police viendra te chercher avant, mais ça peut prendre un certain temps. J’ai d’autres priorités. Alors amuse-toi bien, et merci pour cette épée, je la garde en souvenir du bel Alphonse. Et toi, mon petit Davidounet, sais-tu monter à cheval ?
– Non.
– Eh bien ! C’est le moment d’apprendre. »
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