IV
IV
Deux mois se sont écoulés, l’hiver laisse place au printemps. Ludivine est un peu moins à cran, elle en a presque oublié ce mystérieux billet et continue à retrouver régulièrement Christophe, à des fins studieuses, bien entendu.
Ghislaine continue à faire des rêves troublants, un samedi, alors qu’elle est à table avec ses parents, elle demande à sa mère :
« Tu vas à l’église, demain ? (D’habitude, elle dit “ton église”.)
– Bien sûr.
– Est-ce que je peux t’accompagner ? »
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Comme de coutume, Ludivine se rend chez Christophe. La porte du garage est ouverte et elle y remarque une luxueuse décapotable rouge. Bien qu’elle n’y connaisse pas grand-chose en automobile, elle se laisse guider par sa curiosité, fait le tour du véhicule et inspecte le tableau de bord. C’est une Jaguar toute neuve.
« On ne se refuse rien, » se dit-elle en gravissant l’escalier.
Une fois la leçon terminée, elle pose enfin la question à son ami :
« Tes parents ont acheté une nouvelle voiture ?
– Ce n’est pas la voiture de mes parents, c’est la mienne.
– La tienne ? Je ne comprends pas. Tu es étudiant, tu n’as pas de salaire, et tu t’offres une belle Jaguar.
– J’ai mes combines pour gagner beaucoup d’argent, mais ça ne te regarde pas.
– Bon, bon, si tu gagnes au casino, c’est tant mieux pour toi.
– Allons, ne boude pas. Je ne voulais pas de vexer. Si tu veux, pour me faire pardonner, je t’offre une petite balade avec. Ça te dirait ?
– J’espère au moins que tu n’as pas l’intention d’inviter aussi ta Matriochka, ça me plomberait ma journée.
– Mais non, rien que toi et moi.
– Il faut que je demande la permission à mes parents.
– Mercredi à seize heures. »
Les parents de Ludivine connaissent le jeune homme depuis des années et ils lui font confiance. Elle est ponctuelle au rendez-vous, chaussée de souliers rouges, elle porte une jupe courte rouge, un chemisier rouge recouvert d’un tricot rouge et, pour donner une touche finale à son élégance de petite fille, elle a mêlé trois roses rouges à sa chevelure blonde.
« Comme tu es belle, ma petite princesse ! s’écrie Christophe, et tes habits s’harmonisent parfaitement à la couleur de ma Jaguar.
– Le rouge est ma couleur préférée, c’est pour cela qu’on m’appelle le Petit Chaperon rouge.
– J’espère que mon joli Petit Chaperon rouge n’a pas peur du loup.
– Si le loup veut me croquer, je suis sûre que tu sauras me défendre. »
Et le Petit Chaperon rouge s’installe sur le luxueux siège de cuir, tout près du conducteur. J’ai oublié de le préciser, mais le lecteur aura deviné que Christophe est un beau jeune homme, capable de faire tourner la tête à une petite fille blonde toute de rouge vêtue.
Ludivine est heureuse.
L’auto démarre. La jeune fille s’attend à une pointe de vitesse sur l’autoroute et une excursion lui faisant découvrir les plus beaux paysages et monuments de la région, mais après quelques kilomètres de conduite tranquille en ville, le chauffeur mène son bolide à travers d’étroites routes forestières, pour s’arrêter finalement face à une barrière de bois. Ludivine est un peu déçue.
« Veux-tu que nous allions nous promener un peu dans les bois ? dit-elle.
– Non, restons ici, on est bien, comme ça, tous les deux, tu ne trouves pas ? »
L’étudiant et la collégienne passèrent quelques minutes à parler de tout et de rien, à l’exclusion du sujet qui fâche, savoir la grande Ghislaine.
« Il commence à faire chaud, tu devrais enlever ton tricot, tu serais plus à l’aise.
– Tu as raison. »
La fillette s’exécuta, découvrant deux bras dépourvus de muscles, mais non de grâce. Le jeune homme caresse sa longue tresse blonde.
« Christophe, tu sais que je n’aime pas ça, tu m’avais pourtant promis… »
Mais au lieu de lui présenter des excuses comme la dernière fois, il commence à dénouer sa tresse, puis il lui saisit les épaules et lui lance un regard enflammé de convoitise.
« Christophe ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ? On ne doit pas faire ça ! Ne me touche pas comme ça ! Arrête ! Mais arrête ! »
Elle a beau être musclée comme un chardonneret, Ludivine agite ses bras et ses jambes dans tous les sens. Dans la lutte, elle lui envoie, sans préméditation, son soulier verni de rouge en plein visage, lui brisant le cartilage du nez. Il pousse des jurons et des insultes que nous ne reproduirons pas, car ce récit est destiné à la jeunesse. Sautant par-dessus la portière, elle se met à courir à travers bois. Qui a dit que Ludivine ne sait pas courir ? Il faut dire qu’aujourd’hui, elle est motivée. Mais le jeune prédateur a vite retrouvé ses esprits, il court, lui aussi, et il court plus vite qu’elle.
Elle entend derrière elle un bruit sourd, suivi d’abominables jurons de charretier. S’étant retournée, elle voit son beau prince charmant étalé sur le ventre.
« Il a dû trébucher contre une racine, se dit-elle. Bien fait pour lui ! »
Profitant de l’incident, elle poursuit sa course. Elle n’a pas progressé de cent mètres sur le chemin forestier qu’elle est déjà épuisée, elle se retourne. Il n’y a plus personne derrière elle. Est-elle parvenue à semer son agresseur ? Toujours est-il qu’elle est perdue et qu’en avril, il fait encore nuit de bonne heure. Elle s’assoit lourdement sur un tronc renversé et se met à sangloter.
Cela dura longtemps.
Une main se pose sur son épaule. Elle crie. Elle se retourne. Ce n’est pas Christophe, c’est Ghislaine.
« Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je passais par hasard, et à point nommé, dirait-on.
– Par hasard ! Arrête de me prendre pour une imbécile. Tu sais très bien ce qu’il a essayé de me faire, et tu es dans la combine.
– Laisse-moi t’expliquer…
– Il n’y a rien à expliquer. Vous m’avez tendu un piège, tous les deux. Pourquoi m’as-tu fait ça ? Qu’est-ce que je t’ai fait que tu t’acharnes à me détruire ?
– Ce n’est pas…
– On m’avait bien averti : méfie-toi de GML. Ghislaine Maliengkaïa Leduc. C’est bien toi GML.
– Tu n’as rien compris.
– Bien sûr, prends-moi pour une idiote. Comme si tu n’étais pas assez forte pour me briser physiquement, tu as préféré user d’une ruse ignoble. Je te hais, je te hais, je te hais et je te hais ! »
Ghislaine fait un signe négatif de la tête.
« Pauvre cloche ! Tu n’as vraiment rien compris ! Rien ! Tu n’es vraiment qu’une idiote. »
Ludivine rassemble le peu de force qu’elle a et se jette sur son adversaire. Celle-ci la maîtrise sans effort. Elle l’immobilise, mais ne la frappe pas.
« Ça suffit maintenant, tu te calmes et je te ramène chez toi. Il y a deux places sur mon scooter et je l’ai garé près d’ici. À moins que tu préfères que l’autre te prenne dans sa Jaguar.
– Je rentrerai à pied, ce n’est pas un problème.
– À pied ! Tu ne sais même pas où tu es et il va faire nuit. Et si tu tombes encore sur des voyous, que feras-tu ?
– Ce n’est pas ton affaire. Laisse-moi ! Disparais ! Je ne veux plus jamais te revoir et je ne te reverrai plus jamais.
– Plus jamais, plus jamais ! Sois un peu raisonnable, il faudra bien que demain on se retrouve au collège.
– J’ai dit : plus jamais. Le canal est tout proche.
– Écoute, Ludivine, dit Ghislaine sur un ton radouci. Je sais que tu es malheureuse, mais ce n’est pas moi qui ai manigancé tout cela, je te supplie de me croire. Je retire mes propos, tu n’es pas une cloche ni une idiote ; j’ai dit ça sous le coup de la colère. Tu ne vaux pas moins qu’une autre, mais il y a tout de même quelque chose que tu n’as pas bien compris. Je t’expliquerai tout cela quand tu auras retrouvé ton calme. On se retrouve demain après la classe, au parc, près de la fontaine, et on en parle. Tu viendras, C’est promis ? »
Ludivine, accablée, s’était rassise sur le tronc.
« Oui », dit-elle en reniflant.
La grande fille s’assit près de la petite, elle enveloppa ses épaules de son long bras. Ludivine appuyait sa tête contre la poitrine de Ghislaine et pleurait, pleurait, pleurait…
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