Chapitre VII - Confrontation
Le premier tour des élections législatives partielles dans la dix-neuvième circonscription de Paris avait disqualifié le facteur révolutionnaire Olivier Beuzant-Ceneaux, ainsi que le candidat du Front-National Jean Aymar de Vouhardt-Hattronch. Face à la mairie, aux écoles et autres bureaux de vote se dressaient deux panneaux d’affichage réglementaires : sur le premier, le visage renfrogné de monsieur le maire, candidat de l’Union des Matraques policières, sur un fond de Sacré-Cœur et de ciel bleu, arborant son slogan favori : « Paul Yssouvrez, pour une ville propre ».
Paul Yssouvrez, chef de la police du XVIIIe arrondissement, spécialiste de la chasse aux petits Africains sans-papier dans les écoles maternelles, aurait bien aimé ajouter : « et caucasienne », mais ses conseillers politiques lui ont recommandé de ne pas pousser trop loin l’opercule.
Sur l’autre panneau, le ravissant visage au teint mat et aux longs cheveux bouclés de son ennemie intime. Celle-ci avait choisi pour arrière-plan un groupe d’enfants de diverses
ethnies, jouant dans une cour de récréation, au-dessous d’un texte en italiques : « Aïcha Belkadri, les mêmes chances pour tous. »
Les deux concurrents allaient aborder le dernier virage. Face à face sur le plateau de FR3-Ile de France. Paul et Aïcha se défiaient du regard.
« Alors, ma petite tartine de beurre, tu feras moins la fière quand tout Paris va t’écouter t’embrouiller dans tes discours. Tu ne vas pas longtemps me regarder avec cet air de te payer ma fiole, c’est moi qui te le dis ! Crois-tu qu’il soit si facile de convaincre quand tu sais que derrière cette lentille, des milliers de personnes vont écouter ton discours ridicule et ton français lamentable ? Remarque, il te reste une solution : raconte-leur tous tes boniments en arabe. De toute façon, il n’y a que les tartines de beurre de la Goute d’or qui auront envie de t’écouter. »
Aïcha ne répondit pas. Elle se contenta de lui lancer un regard chargé de mépris. Comprenant qu’il ne parviendrait pas à la déstabiliser, son adversaire se tut.
Après d’interminables minutes durant lesquelles les deux rivaux s’observaient, la présentatrice, Odile Huydseter, prit place sur le siège vacant. L’émission pouvait enfin commencer.
Le débat s’engagea dans une atmosphère de courtoisie, chacun donnant l’impression de respecter son opposant, mais bien vite, le rythme des phrases et des mots s’accéléra. Aïcha demeurait calme et sereine tandis que Paul Yssouvrez manifestait son excitation, n’ayant ni la politesse, ni la patience d’écouter son adversaire, l’interrompant à chaque prise de parole.
Le programme de Paul Yssouvrez était captivant. Il promettait de faire du XVIIIe un arrondissement où il fait bon vivre, capable même de rivaliser avec le XVIe. Son projet ne manquait ni d’ambition ni de prise de risque. Il entreprenait la rénovation complète des quartiers sordides qui défigurent et font la honte de notre capitale. Des classes sociales plus aisées, plus parisiennes et plus recomman-dables viendraient occuper ces immeubles neufs et cossus. L’augmentation de la cote immobilière, de la taxe foncière et de la taxe d’habitation, chiffres à l’appui, couvrirait rapidement les dépenses engagées pour la réhabilitation du quartier.
« Vous annoncez un projet grandiose, Monsieur le maire, il est indéniable que le quartier de la Goutte d’Or a besoin d’être revalorisé. Je vous accorde mon soutien sur ce point… Je voudrais seulement vous poser une question : que deviendront les habitants de ce quartier qui, pour la plupart, n’auront pas les moyens de supporter la forte hausse de leur loyer ?
– C’est là que je vous voyais venir, Mademoiselle Belkadri, toujours prête à soutenir cette populace crapuleuse dont vous n’avez jamais voulu vous désolidariser. Ne vous tracassez pas, il y aura toujours de la place pour eux à Saint-Denis ou à La Courneuve. Là-bas, on commence à démolir des tours et des barres parce qu’on ne trouve personne à y mettre. Alors vous, vos copains et vos copines, vous allez débarquer de l’autre côté du Périphérique avec vos seringues et vos sacs de poudre. Et bon débarras ! Pour une ville propre et sans tâche, votez Paul Yssouvrez !
– Vous êtes un bon marchand de lessive ! Mais croyez-vous vraiment qu’il vous suffit de chasser tous ceux que vous n’aimez pas pour faire de cette circonscription un petit paradis ?
– Et qui d’autre ? Regardez-les ! Ce n’est certainement pas la bourgeoisie qui met le quartier à feu et à sang, ce sont vos amis les petits bronzés.
– Arrêtez un peu, Monsieur Yssouvrez ! Je soutiens que si la société offrait plus de chances aux jeunes, la délinquance reculerait. Si vous voulez les remettre sur la bonne voie, offrez-leur de l’espoir. Mais l’espoir, ce n’est pas votre bol de tisane !
– Allez-y ! Continuez à défendre cette vermine : les brûleurs de voiture, les casseurs de vitrines ! C’est leur seul moyen de s’exprimer.
– Je n’excuse pas la violence, je disais simplement…
– Et d’ailleurs, vous n’êtes pas logique. Ce sont tout de même vos petits protégés qui ont si copieusement tabassé votre fiancé, Mohamed Benmoustapha.
– Bendjellabah. Depuis le temps que vous vous connaissez, vous devriez savoir son nom.
– Mais bien sûr ! C’est une vedette, notre ami Bendjellabah. »
Il prononce en appuyant lourdement sur les trois dernières syllabes.
« Et je constate que votre police ne fait pas preuve d’un grand zèle pour retrouver ses agresseurs.
– C’est normal ! Qu’ils règlent leurs affaires entre eux ! Je vous rappelle tout de même que votre ami était recherché pour trafic de drogue. Belle fréquentation pour une future députée ! Alors même que nous allions l’interpeler, monsieur Bendjellabah nous glisse entre les doigts, avec la complicité de la fameuse médiatrice de proximité, vous-même, mademoiselle Belkadri. Vous n’allez tout de même pas prétendre que vous n’étiez pas dans le coup ! Voilà notre bonhomme qui décolle sous nos yeux et part se planquer dans une obscure monarchie des Balkans, le temps de se faire oublier. Et le voilà qui débarque à Paris au bout de trois ans, comme une jolie fleur.
– Je me permets de vous rappeler que Mohamed a été jugé en Syldurie, et qu’il y a purgé sa peine.
– Vous voulez dire qu’il s’est offert des vacances en Syldurie, aux frais de la princesse, je devrais dire : aux frais de la reine. Croyez-moi, un bon séjour à Fleury-Mérogis lui aurait changé les idées.
– Il a renoncé à son passé de voyou. Dès son retour en France, il a collaboré dans mon travail social. Il a échappé à la délinquance, et il aide les jeunes à en sortir. »
À court d’arguments, et lassé des réponses de son adversaire, Paul Yssouvrez tenta de l’attaquer sur un autre front :
« Parlons un peu de votre religion, Mademoiselle Belkadri. Vous n’êtes pas sans savoir que la France est un état laïc. J’ai toléré dans mon commissariat vos allusions récurrentes au Coran et à l’islam. Vous avez le droit de croire ce que vous voulez, cela vous regarde, mais je trouve que vous avez une fâcheuse tendance au prosélytisme.
– Première nouvelle !
– Vous n’avez rien à nier. Combien de fois, dans l’exercice de vos fonctions, vous ai-je entendue déclarer : “Je suis une mahométane, Allah ne peut pas avoir de fils, et cætera, et cætera !’’ Un véritable ayatollah ! Il ne vous manque plus que la barbe et le turban ! Votre zèle m’inquiète et me dérange profondément.
– Admettons ! J’ai une fâcheuse tendance au prosélytisme. Vous connaissez, j’espère, la constitution de la Cinquième république, et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le contraire serait une lacune inadmissible de la part d’un élu.
– Où voulez-vous en venir ?
– Je veux en venir à vous faire admettre que ces textes, garants de notre liberté, déclarent clairement notre droit à la pratique, l’expression et la communication de notre foi. En attaquant la liberté d’expression, la République détruit les fondements de la démocratie.
– Vous m’embrouillez avec vos raisonnements tordus. Et vous me faites peur. Tout le monde a peur de vous. Pourquoi a-t-on remplacé les corbeilles à détritus par des sacs transparents, d’après vous ? Pour vous empêcher de balancer une bombe au milieu des canettes de bière. Vous voulez imposer vos lois en semant la terreur. Vous voulez imposer la charia et tout le bastringue ! Que les Parisiens réfléchissent un peu avant d’aller aux urnes ! Vous êtes dangereuse pour le pays. Vous envahissez la France avec votre religion et vos coutumes. Vous allez nous interdire la rosette et le beaujolais. Et si vous êtes élue députée, est-ce que vous allez vous pointer à la Chambre avec la burka sur la figure ? Est-ce que vous allez étaler le tapis devant tout le monde à l’heure de la prière ?
– Je suis chrétienne, » répondit Aïcha.
Il se fit un lourd silence sur le plateau de télévision. Ce silence semblait se faufiler à travers les ondes pour s’introduire dans les foyers. Odile Huydseter regardait Aïcha, bouche bée, n’osant poser de question.
Paul Yssouvrez essayait de dissimuler sa joie, il frottait les mains de son cœur.
« Elle est perdue ! pensait-il. Ses paroles l’ont condamnée à mort. Elle va se faire lyncher par ses amis de la rue. Elle vient de les trahir publiquement. »
« Qu’est-ce qui m’a prise ? se disait Aïcha. Mais pourquoi suis-je allée dire cela ? »
Elle prit soudain conscience que cette réplique allait lui faire perdre la sympathie des électeurs incroyants, mais surtout celle de ses nombreux amis musulmans. Elle comprit que cette erreur lui ferait perdre toute chance de gagner ce combat électoral. En tout cas, elle ne doutait pas de la stupéfaction que cette confession avait provoquée dans son camp, autant que dans celui d’Yssouvrez.
Puis elle se ressaisit et montra aux caméras un visage à nouveau détendu.
« En fin de compte, c’est très bien, se dit-elle. J’ai suffisamment caché ma lampe sous le boisseau. Il était temps que je déclare ma foi. Dieu prendra en charge les conséquences. »
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