I

Il était une fois, dans un pays éloigné, un roi qui s’appelait Laverdure.

Il était aussi, dans un pays proche, un autre roi qui s’appelait Bouledevent.

Il était surtout une méchante sorcière qui s’appelait Yolande Surlevure.

Il était enfin une petite fille nommée Macha (c’est elle la gentille).

Ah oui ! J’aillais oublier le grand méchant loup. Non, pardon, c’est un ours. Mais c’est qu’il est méchant cet ours-là ! Et mauvais coucheur avec ça ! Un vrai ours, et mal léché en plus ! Appelons-le Michka.

Bien ! maintenant que tous les personnages sont réunis, l’histoire peut commencer.

Macha habite la petite ville de Lgnsk. Je sais, c’est difficile à prononcer, il n’y a que des consonnes. Un jour, elle eut envie d’aller se promener dans la forêt, près de chez elle. Elle y rencontra l’ours. Michka se dressa, montrant ses dents, brandissant ses pattes griffues, hurlant comme un ours.

« Au secours ! » cria la petite fille. Elle s’enfuit, l’ours courait derrière elle.

« Ne t’en va pas comme ça, n’aie pas peur. Je ne te ferai pas de mal. Je t’aime bien. »

La fillette avait des jambes courtes, mais rapides, l’ours abandonna la course.

« Pauvre petite ! Je n’ai réussi qu’à l’effrayer. Je ne sais pas m’y prendre avec les petites filles. Je me suis comporté comme un ours, et c’est normal, puisque je suis un ours. »

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Yolande Surlevure n’est pas une vieille sorcière, d’ailleurs, elle n’est plus très jeune non plus. C’est une sorcière tout court. N’essayez pas non plus de l’imaginer avec un chapeau noir et pointu autour duquel graviteraient les chauves-souris. Non, non, non ! C’est une élégante créature. Il faut la voir déambuler dans son tailleur sur mesure, veste bleue et jupe jaune. On dirait un perroquet.

Comme toute sorcière qui se respecte, elle invoque un esprit malfaisant, celui du Démon des Cinquante Étoiles. C’est à lui qu’elle obéit sans jamais poser la moindre question. Un jour, ce fameux démon est allé prendre un bain dans le Mississippi. Elle est allée aussitôt se jeter dans le Rhin et manqua de s’y noyer.

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Laverdure est un tout petit bonhomme. Avant d’être roi, il était comédien. Il joue très bien la comédie, mais personnellement, j’aimais mieux Bourvil.

Bouledevent aussi est un petit bonhomme, encore plus petit que Laverdure, mais il compense sa médiocrité en se prenant pour une planète, une énorme planète où les avions ne pourraient pas même atterrir. Quand ça souffle à six cents kilomètres à l’heure, sur cette planète-là, les habitants, s’ils existaient, diraient : c’est calme, aujourd’hui, il n’y a presque pas de vent. Et quand notre roitelet ouvre la bouche, il en sort du vent.

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Laverdure aime bien Yolande Surlevure. Il faut dire qu’elle lui rend bien des services, moyennant quelque argent, bien entendu, il faut bien vive. Elle lui prophétise ce qu’il a envie de s’entendre prophétiser. Bouledevent aussi aime bien Yolande. En est-il amoureux ? En a-t-il peur ? Peut-être les deux. Elle dit : debout ! Bouledevent se lève. Elle dit : assis ! Bouledevent s’assied. Elle dit : couché ! Bouledevent se couche. Elle dit : du pognon ! Bouledevent, roi de Séquanie, va puiser mille écus dans sa banque centrale. Yolande lui en rend cinquante. Bouledevent se prosterne :

« Ô merci, merveilleuse bienfaitrice. Sans votre incroyable générosité, nous serions tous dans la misère. »

Bon chienchien, cha, il donne bien la papatte à sa mémère !

Laverdure est allé consulter Yolande :

« Ainsi parle Daniel, prophétisa-t-elle : prends garde à l’Ours. Il doit manger beaucoup de chair.

– Qui c’est ce Daniel ?

– Que t’importe ce Daniel ? Occupe-toi de l’Ours. Il va te voler Lgnsk et Dntsk. »

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Laverdure est inquiet. Comme il est bon comédien, il va jouer la comédie sur la grand-place de Dntsk, c’est ainsi qu’il veut s’approprier la sympathie de la population et l’interroger discrètement, afin de savoir si l’on a vu traîner un ours dans les parages. Sans succès, c’est pour des prunes qu’il a fait le bouffon. Alors, il est allé à Lgnsk.

Autre ville, autre tactique, il va visiter les écoles et distribue des friandises aux écoliers. Il joue même à la marelle. Quel gentil roi que ce petit roi-là !

Après la récréation, c’est le temps d’étudier. La porte de la salle de classe s’ouvre, le roi entre, les enfants se lèvent comme un seul homme.

« Vous pouvez vous asseoir », dit le maître.

Le roi Laverdure commença par féliciter les enfants et les encourager à une scolarité studieuse :

« Savez-vous que lorsque j’avais votre âge, j’étais toujours premier de la classe ? C’est pour cela que je suis devenu roi. Posez-moi une question, n’importe laquelle.

– Table de multiplication par sept, dit un petit garçon. »

Le souverain saisit un morceau de craie et de sa royale écriture, traça au tableau la fameuse table.

« M’sieur ! euh ! Sire, vous vous êtes trompé, lança une voix de petite fille, 7 fois 7, ça fait 49, pas 77.

– Tu es sûre ?

– Absolument sûre. Votre Majesté est nulle en arithmétique, et je la défie aussi en orthographe, grammaire, histoire, géographie, sciences naturelles, éducation physique et sportive… »

Le roi, qui se voulait pourtant convivial, affiche brusquement une physionomie renfrognée. Par ailleurs, la voix intérieure de la sorcière venait de lui parler :

« C’est elle qui connaît l’Ours. »

« Comment t’appelles-tu ?

– Macha.

– Eh bien, Macha, j’ai un message pour toi : méfie-toi de l’Ours, il doit manger beaucoup de chair.

– Pour ce qui concerne l’Ours, j’en fais mon affaire. »

Laverdure s’efforça de rire :

« Tu en fais ton affaire ? Tu vas lui montrer tes ongles et il va s’enfuir.

– J’ai mon idée.

– Je crois que tu es une petite peste. »

Visiblement contrarié, il quitta la classe. L’instituteur le prit à part :

« Cet enfant est la plus intelligente de l’école. À son âge, elle a déjà écrit des poèmes, des contes, des comédies et même un roman. Et sportive, en plus, elle a la ceinture rouge, le contraire de Votre Majesté… Euh ! Je voulais dire… En tout cas, je ne lui ai jamais dit qu’elle était intelligente, de peur qu’elle n’en devienne orgueilleuse et que ses camarades la prennent en grippe. »

****

Macha était devenue la risée de sa classe à cause de sa réflexion au sujet de l’Ours et de la réplique ironique du roi. Elle prit la décision de retourner dans la forêt. Cette fois-ci, elle n’aurait pas peur, elle y va seule, portant une sorte de grand cartable.

La voilà seule au milieu des bois, tirant de son étui l’arme secrète : un grand miroir. Déplié, il a la taille d’un homme. Que va-t-elle en faire ? Elle le fixe à un arbre, puis s’éloigne sans bruit. Michka, lui aussi, aime se promener dans les bois, il avance, placide, passe devant le miroir sans le voir , il s’éloigne, revient, cherchant quelque rayon de miel. Son énorme postérieur se reflète dans la glace. Il se retourne. Il se dresse brusquement, le poil de son dos se hérisse. Frayeur ou colère. Il se précipite derrière l’arbre , le contourne , il se retrouve face à lui-même, donne de violents coups de patte sur le verre. Finalement, il arrache le miroir et le démolit de toute sa rage. Il entend un éclat de rire cristallin. Macha, assise au pied d’un mélèze, rit à s’en couper le souffle, frappant le sol de son poing. Michka se met à gronder.

« Petite chipie ! oserais-tu te moquer de moi ? »

Mais la fillette ne peut retenir son fou rire.

« Pardonnez-moi, monsieur l’Ours, vous êtes vraiment trop drôle.

– Comment ça, je suis drôle ? N’as-tu jamais vu un ours en colère ? »

À la vue de l’air fâché de Michka, elle ne savait plus si elle devait continuer à le persifler ou si elle devait s’enfuir. Elle opta pour la provocation.

« Tu n’es qu’un vieil ours méchant, tu es bête, et tellement laid que tu as peur de ta propre image. »

Macha se tenait debout, prête à s’enfuir après cette pique oratoire. Elle jeta sur la bête un dernier regard. Michka ne bougeait pas , assis sur son gros derrière, il affichait sur son visage d’ours une profonde tristesse. Son grognement n’était pas une manifestation de colère : il pleurait.

« Qu’est-ce que tu as ?

– Tu m’as fait mal.

– Comment ai-je pu te faire mal ? Je ne t’ai même pas touché.

– Certains mots font plus mal que des coups de poignard. Tu m’as blessé avec des mots. »

Macha baissa la tête. Michka poursuivit :

« Je suis bête, mais je suis plus fort que toi. Je suis capable de te défendre. Je suis laid, c’est vrai aussi, je suis aussi laid que tu es belle. Je suis donc très laid. Mais, ce qui me blesse mortellement, c’est que tu dis que je suis méchant. Ce n’est pas vrai, je ne suis pas méchant.

– Alors pourquoi m’as-tu fait si peur, la dernière fois ?

– Je ne voulais pas t’effrayer. Je te demande pardon.

– On m’a dit de me méfier de l’Ours, car il doit manger beaucoup de chair.

– Qui t’a dit ça ?

– Le roi. Le roi Laverdure en personne.

– Méfie-toi du roi, c’est lui qui est méchant.

– Le roi n’est pas méchant, il ne sait pas ses tables de multiplication, mais il n’est pas méchant.

– Sais-tu que je suis comme les humains, un mammifère plantigrade et omnivore, la méchanceté en moins ?

– C’est bien ce que je dis : un herbivore mange de l’herbe, un carnivore mange de la viande, un homme-nivore mange des hommes. »

L’Ours sourit à travers ses larmes.

« Non, ma petite : plantigrade, ça veut dire que je peux marcher debout, comme toi, omnivore, ça veut dire que, tout comme toi, je ne mange pas que de la viande, j’aime aussi les tomates, les carottes, les concombres, et tous les fruits, et surtout le miel.

– Ah bon ? Je ne savais pas.

– En tout cas, je n’ai jamais mangé de petites filles. Ce sont les humains qui sont méchants envers moi. Ils veulent tous ma graisse pour lubrifier leurs fusils et ma peau pour en faire des manteaux et des chapkas.

– Pardon ! Je ne savais pas. »

L’Ours avait communiqué sa tristesse à la petite fille. Une larme glissa sur son beau visage blond.

« Allons, dit-il, ne pleure pas, viens me faire un câlin. Tu sentiras comme ma fourrure est agréable. »

L’enfant se recroquevilla entre les pattes antérieures de l’animal.

« C’est vrai que ton poil est doux.

– Tes petites mains, elles aussi, sont douces. Soyons amis. J’aurais besoin de ta gentillesse et tu auras besoin de ma force. »

****

Le cœur joyeux, sautillant et dansant sur le chemin, Macha regagna sa maison. Elle avait apprivoisé l’Ours, et en était fière. Pour rentrer chez elle, il fallait qu’elle passe devant l’école. Cris de surprise et d’effroi.

« Que s’est-il passé ici ? Monsieur l’instituteur ! Boris ! Olga ! Kolia ! Quelqu’un ! »

C’est Kolia, son camarade de classe qui sortit, terrorisé, de sa maison.

« Macha ! C’est terrible ! Ils ont brûlé notre école. Ils ont tué l’instituteur. Ils ont emmené Boria, Dimia et Katioucha. J’ai réussi à fuir avec Oleg.

– Mais qui ça, Ils ?

– Laverdure, avec ses soldats. C’est toi qu’ils voulaient, mais ils ne t’ont pas trouvée.

– Pourquoi ? Qu’est-ce que je lui ai fait ?

– Il n’a pas digéré la table des sept. Tu l’as outragé en le faisant passer pour un cancre. Et d’ailleurs, c’en est un.

– C’est arrivé par ma faute.

– Tu n’en es pas responsable. C’est lui qui est animé de folie. Et tu sais quoi ? C’est depuis qu’il fréquente cette maudite sorcière de Yolande Surlevure.

– C’est le méchant que nous avons pris pour un bon et le gentil passe pour un monstre. Mon ami l’Ours avait raison.

– L’Ours est ton ami ? Et depuis quand ?

– Depuis un quart d’heure. »

****

« Je vais aller le voir, ce petit roi d’opérette, et il va voir de quel bois je me chauffe. Allez ! Suivez-moi, nous allons lui donner une petite correction.

– Euh... Macha, tu es sûre ? Tu veux vraiment que nous allions nous battre contre Laverdure ?

– Je vois, vous avez peur. Eh bien ! Tant pis. J’irai toute seule. Je suis ceinture rouge, et vous allez voir ce qu’il va prendre. Ou plutôt, non, vous ne verrez rien du tout, puisque vous n’avez pas le courage de me suivre.

– Mais c’est de la folie ! N’y va pas. Il est plus fort que toi. »

Folie ou pas, la voilà en marche, l’air décidé, vers le palais royal. Deux gardes en armure se tiennent devant la grille ouverte.

« Où est Laverdure ?

– De quel droit l’appelles-tu ainsi ? Sa Majesté se repose dans le jardin royal et il n’aime pas être dérangé, surtout par une petite musaraigne comme toi. »

La petite fille passa si vite entre les deux porteurs de hallebarde qu’ils ne purent la rattraper. Dans le jardin, elle trouva le monarque assis confortablement sur un fauteuil d’osier, sous un tilleul, occupé à ne rien faire.

« Qui t’a laissé passer, petit asticot ? »

Macha ne répondit pas à cette provocation. Elle fit craquer les articulations de ses mains et se campa dans la position d’un boxeur prêt à frapper, les yeux en mode mitrailleuse.

« À nous deux, assassin, voleur d’enfants. »

Aussitôt, les cheveux de Laverdure se dressèrent au point qu’il en perdit sa couronne, fidèle à son nom, il verdit. Il se sauva en criant « au secours ! »

« Je suis la meilleure ! criait la fillette en bondissant de joie. Je suis la reine ! »

À ce moment-là, une lourde patte velue se posa sur son épaule.

« Merci, Michka », dit-elle, se retournant avec une moue qui en disait long sur sa déception. Elle croyait vraiment avoir terrorisé son adversaire rien qu’en exhibant ses petits poings.

****

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