Acte premier

Mitspa, en Galaad. Une place publique. Des étals de marchands. Au centre, un monument couvert d’une toile. Des passants vont et viennent.

Scène Première

OREM – JÉRED – OTHMAR – ZAKAN – Villageois – Marchands

OTHMAR

Voyez, j’ai du cumin, du thym, de la cannelle.
N’avez-vous jamais vu de figues aussi belles.
Et ces melons ! Goûtez !

OREM

                                       Mauvais ! Je dis : mauvais !
Livrez-m’en deux pour un, satisfait je m’en vais.

OTHMAR

Vous savez marchander, l’ami, je vous admire.
Achetez de l’encens, du parfum, de la myrrhe.
Voici de mon troupeau le mouton le plus gras ;
Prenez-le pour Nazar qui n’est pas un ingrat.

OREM

Nazar ?

OTHMAR

            Il vient tantôt offrir un sacrifice.
Donnez une brebis pour votre bénéfice.
Les dieux vous béniront.

JÉRED

                                       Et donne aussi ton fils.

OREM

Mon enfant ?

JÉRED

                 Pour Moloch, une pauvre brebis,
Un agneau, des pourceaux, une poule, une caille,
C’est trop peu, mais un fils, le fruit de tes entrailles,
Ton fils, le premier-né, ce cadeau précieux,
Ami, fera de toi le favori des dieux.
(Myriam passe derrière eux sans être remarquée.)

OREM

Mais que dira Sarah ? Après tout, c’est sa mère.

JÉRED

Elle enfanta pour eux, mais qu’elle en soit fière !
Le grand-prêtre bientôt, face au peuple pieux
Offrira sa statue aux plaisirs de nos yeux.

ZAKAN

Voyez donc ! Ce Nazar nous abuse et nous gruge.
Qu’en eut pensé Jaïr, ce feu vénéré juge
Voyant tout Israël devant Baal à genoux ?
Sacrifier nos fils ! Qu’aurait-il dit de nous ?

JÉRED

Ce qu’il aurait pensé ? Allons, que nous importe ?
Il est dans le shéol, que les démons l’emportent !
Nous n’avons plus de juge et n’avons point de roi,
Faisons ce qui nous semble utile, juste et droit.

Scène II

LES MÊMES – MYRIAM

OTHMAR

Voyez ces fruits ! Melons, raisins, figues, myrtilles !
Allons ! N’hésitez pas, approchez, jeune fille !

MYRIAM

Non merci.

OTHMAR

                  J’ai aussi de la casse et du nard,
Et pour votre beauté de la poudre et du fard.

 

 

MYRIAM

Non merci.

OTHMAR

                 De la soie, ma jolie demoiselle.

MYRIAM

N’insistez pas, merci.

OREM

                                   Mais voyez cette belle !
Je pourrais me damner pour ses yeux de saphir
Et j’offrirais tout l’or du royaume d’Ophir.
Approchez, belle enfant, ma colombe au cœur tendre,
Je vous aime déjà.

MYRIAM

                             Quoi ? J’ai dû mal entendre.

JÉRED

Orem, fidèle ami, tu devrais te calmer.
Cette fille, crois-moi, n’est pas fille à aimer.
Ne la regarde pas, oublie cette blondine.
Elle n’est pas pour toi, c’est une gourgandine,
Un beau visage d’ange, une âme de démon,
Une dévergondée, une rouée.

MYRIAM

                                               Pardon ?

OREM

Je n’ai rien dit.

MYRIAM

                        Messieurs, l’oreille me bourdonne,
Et pour fille de rien sur la place on me donne !

OREM

Je n’ai rien dit.

 

 

MYRIAM

                        Si fait. Écoutez-moi, tous deux.
Allez semer ailleurs vos compliments hideux,
Vous qui parliez tantôt de Sarah, votre femme.

OREM

Je n’ai rien…

MYRIAM

                    Pour Moloch prêt à livrer aux flammes
Le fils qu’en sa douleur elle vous a donné.

OREM

Je n’ai rien dit.

MYRIAM

                        Voilà notre homme détourné,
Perdant tous ses devoirs et pour une inconnue.
Vos déclarations sont plutôt malvenues.
De vos lâches propos la bestialité
Insulte ma jeunesse et ma virginité.
Quoi ? M’outrager ainsi, crier en pleine rue !
Me traitant de ribaude et me traitant de grue !
Aucun homme jamais n’osera me toucher.

OREM (à Jéred)

Ses yeux m’auraient tué s’ils étaient deux archers.
Quels regards enflammés ! Quels feux autoritaires !

MYRIAM

À jamais renoncez au désir de me plaire.
Si votre œil est sujet de scandale ici-bas
Je le puis arracher avec cet ongle-là.
Ou craignez de subir une vengeance pire
Car mes mains en colère écorchent et déchirent.

OREM

C’est lui qui…

 

 

MYRIAM

                        Savez-vous quelle fille je suis ?

JÉRED

La fille de Jephté.

OREM (à Jéred)

                            De Jephté ? Quel ennui !

MYRIAM

Vous me connaissez donc ? Redoutez que mon père
Au bruit de mon rapport déchaîne sa colère.

OREM

Je n’ai…

MYRIAM

              Considérez comme un proche péril
Qu’il vous creuse sous peu un deuxième nombril.
Adieu.

(Elle s’éloigne.)

Scène III

LES MÊMES moins MYRIAM

OREM

            Comme elle y va !

JÉRED

     Quel maudit caractère !

OREM

La fille de Jephté !

JÉRED

                                   La lionne, la panthère
De ses griffes d’airain t’a déchiré le cœur.

OREM

Et m’a crevé les yeux… De Jephté… Quel malheur !
Donner à ce brigand une fille si belle !
Que les dieux sont injustes !

JÉRED

                                               Et que tu es rebelle !
Oublie-la. Ce Jephté n’est qu’un sombre bandit,
Un bâtard, par surcroît, par ses frères maudit.
D’une hyène peut-il sortir une gazelle ?
Dans le nid du butor naître une tourterelle ?
Fille de vagabond, d’assassin sans merci,
C’est une vagabonde et meurtrière aussi.
Myriam court à présent tout médire à son père.

OREM

Nous voilà beaux !

JÉRED

                              Nous voilà propres !

OREM

                                                              Alors que faire ?

JÉRED

Pour leur protection implorons tous nos dieux.
La bande de Jephté va courir en ce lieu,
Sans pitié livrera nos tentes au pillage
Et brûlera nos terres. Effroyable carnage.

OREM

Fuyons dans les montagnes !

JÉRED

                                            Non ! Nous sacrifierons.
De toutes nos terreurs les dieux nous délieront.
D’Asheroth nous avons toute une ribambelle
Et ce serait pitié, vraiment, qu’aucune d’elle,
Si nous brûlons nos fils en quête de secours
Ne combatte pour nous en ce terrible jour.
Cette solution me paraît la meilleure.

OREM

Voici venir le prêtre. Il vient à la bonne heure.

Scène IV

LES MÊMES – NAZAR – MYRIAM – UN ENFANT

(Entre Nazar. Pendant son discours, Myriam se glisse discrètement parmi les auditeurs.)

NAZAR

Vendeurs et paysans, nettoyez ce bazar
Car voici le puissant, l’incroyable Nazar.
Que devant ma grandeur chaque mortel s’incline
Et reconnaisse en moi la puissance divine.
Je suis le messager du maître bélier,
À ce monstre d’airain tous nos corps sont liés.
Car le dieu souverain, le grand Moloch lui-même
Devant vous me chargea d’une mission suprême.
Ne craignez rien, venez, venez, approchez tous !
Le dieu mangeur d’enfants est venu jusqu’à vous.
Oyez cette nouvelle, soyez rempli de joie,
Bientôt le dieu vivant dessous ce dais de soie
Nous sera révélé. Approchez ! Approchez !
Le voici sur ce cours, alors pourquoi chercher ?
J’ai besoin maintenant d’une main innocente,
Oui, d’une âme enfantine et de souillure exempte.
Trouverai-je en ce lieu une vierge au front pur ?
Je vois un enfant blond au doux regard d’azur.
Viens donc, petit garçon.

L’ENFANT

                                      Moi ?

NAZAR

                                               Toi ! Vois cette toile.
Tire fort sur ce coin, laisse tomber le voile.

L’ENFANT

J’ai peur.

 

 

NAZAR

               Petit fripon, où vois-tu le danger ?
Tire donc ! Ce démon ne va pas te manger !
(L’enfant tire sur le voile qui tombe et découvre une gigantesque statue de Moloch. Exclamations dans l’assistance. Terrorisé, le petit garçon court se réfugier contre Myriam.)

ZAKAN

Il est hideux, vraiment, immonde, et pire encore.

NAZAR

Plus horrible est un dieu, plus il faut qu’on l’adore.

MYRIAM

N’aie pas peur ! C’est fini, je suis là. Tout va bien.

L’ENFANT

Serrez-moi dans vos bras. J’ai trop peur !

MYRIAM

                                                               Ne crains rien.

OREM

Stature colossale, et quelle face énorme !

JÉRED

Cette gueule béante et ces lèvres difformes !

NAZAR

Quelle belle statue ! Admirez son éclat,
Œuvre d’un grand artiste au talent délicat.
Approchez, touchez-la. La promesse est réelle.
Vous trouverez la paix si vous croyez en elle.
De vos doigts le contact apportera santé,
Célébrité, honneur, amour, prospérité.

MYRIAM

Mais quel beau charlatan louant sa marchandise !
Voyez comme elle court, la sotte chalandise !
Qu’Israël est zélé pour adorer son veau !

NAZAR

Un bélier, madame, d’un modèle nouveau.
Placez votre victime au moyen d’une pelle
Sur ce large plateau. Tournez la manivelle
Et ce treuil aussitôt se met en mouvement.
L’enfant tombe en sa gueule automatiquement.
Plus besoin de bûcher, le feu est dans l’idole.

ZAKAN

Abomination, exécrables paroles !

NAZAR

Vous blasphémez, mon fils.

ZAKAN

                                               Il suffit, je m’en vais.
Ce torrent de Hinnon sent vraiment trop mauvais.
(Il sort. Des serviteurs de Nazar commencent à allumer le feu sous la statue.)

NAZAR

Admirez du brasier la turbulente flamme
Qui dévore le muscle et délivre les âmes.
L’enfant qui brûlera, dans ce monstre caché,
Sera purifié de l’infâme péché.
Ses parents jouiront du même bénéfice,
Chéris du dieu Moloch avec ce sacrifice,
Au sein du paradis ont leur banc réservé.
La totale indulgence ! Qui veut être sauvé ?
Qui sera le premier ? (désignant Orem) Que ton âme prospère !

MYRIAM

Voyez dans les chardons ramper cette vipère.

OREM

Je vais chercher Nathan.

MYRIAM

                                       Non ! Je vous l’interdis.

OREM

De quel droit oses-tu, toi, fille de bandit ?

MYRIAM

Je serre dans mon poing la dague que mon père
M’offrit un jour pour mon quinzième anniversaire.
Ne sens-tu pas son fer qui te pique le dos ?
Veux-tu que je t’envoie vers l’éternel repos,
Sans rien rendre à Nazar ? Ce serait plus rapide.

OREM

Je cède à la raison de ce couteau, perfide !
Je ne manquerai pas de me venger de vous.
Eh ! Myriam, regardez ! Voici venir ce fou,
Asaël, ce prêcheur, ce prétendu prophète
Avec ses plats sermons va nous rompre la tête.
(Entre Asaël suivi de Zakan.)

Scène V

LES MÊMES – ASAËL – ZAKAN

JÉRED

Avec Myriam veux-tu nous réconcilier ?

OREM

La peste est bien fâchée avec ce bélier.

De son maudit poignard prête à percer, la belle.

JÉRED

Mais voilà qui pourrait faire des étincelles.

(Asaël remplit à la fontaine une cruche d’eau et la verse sur le brasier.)

OREM

Étincelle n’est pas un mot des plus heureux
Car icelle est impropre à éteindre le feu.

NAZAR

Qui donc vous a permis, au milieu du service
De troubler le moment sacré du sacrifice ?

ASAËL

Qui donc vous a permis, en ce jour, en ce lieu,
De dresser une idole, simulacre de Dieu ?

NAZAR

Apprenez que Moloch est ici le seul maître
Et faites-moi, monsieur, l’honneur de disparaître.

ASAËL

Apprenez que Moloch n’est qu’un gros tas de fer ;
Le vrai Dieu le fera basculer d’un revers.

NAZAR

N’insultez pas Moloch.

ASAËL

                                     Je ferai plus encore.
Je dis que ce mouton qui brûle et qui dévore
N’a que le seul pouvoir que l’on veut lui donner.
Jamais il ne pourra vos fautes pardonner,
Jamais ne donnera ni plaisir ni richesse
Et pourtant vous buvez de Nazar les promesses.

JÉRED

Allons-y ! Le chaudron qui commence à chauffer !
Ces deux-là vont bientôt se mordre et se griffer.

OREM

Pour chauffer, ce bouillon n’a besoin qu’on allume.
L’eau versée sur le feu, voilà le bois qui fume.

ASAËL

Je vous parle aujourd’hui au nom de l’Éternel,
Elohïm, Adonaï, le vrai Dieu d’Israël.
Voici ce que dit Dieu du haut de sa colère :
Vous avez adoré du bois et de la pierre
Et vous avez livré l’ardeur de votre foi
Aux dieux que Canaan vénérait autrefois.
Ils vous ont détournés de mes divines voies ;
De ce qui fait ma honte ils ont fait votre joie.
Vous brûlez vos enfants, vous invoquez les morts
Et pour comble d’orgies, vous égorgez des porcs.
Nazar, prêtre maudit qui trahit sans vergogne,
Apostat, débauché, menteur, avare, ivrogne,
L’abominable ivraie vas-tu longtemps semer ?

NAZAR

Vieillard, je vais t’apprendre à ne plus blasphémer.
Pour châtier ce fou que la pierre on entasse
Et que nos bras vengeurs lui en brisent la face
Pour profaner Moloch et insulter son oint.
(Pendant que les partisans de Nazar s’apprêtent à lapider Asaël, Myriam arme sa fronde.)
Que fait cette chipie ?

OREM

                                   Vous ne comprenez point ?

NAZAR

De même, lapidez cette féroce bête.

MYRIAM

Un pas de plus, Nazar, je t’explose la tête.

NAZAR

Reculez ! Reculez ! Allons ! fuyons d’ici !

MYRIAM

Soyez prompts à courir, sinon, point de merci.

(Nazar et ses partisans prennent la fuite.)

Scène VI

LES MÊMES moins NAZAR

ASAËL

Merci, petite fille.

MYRIAM

                           Fini la farandole.

ASAËL

Aidez-moi, s’il vous plaît, à renverser l’idole.
(Asaël, aidé de Myriam, de Zakan et de quelques hommes, renverse la statue.)

MYRIAM

Honorez ce grand dieu, voyez comme il est fier,
Couché sur son séant les quatre fers en l’air.

ASAËL

N’avez-vous point appris, dans la loi de Moïse,
Ses encouragements et ses règles précises
En un rouleau fixés pour notre instruction ?
N’était-il pas écrit : prêtez attention
À ce que l’Éternel auprès de vous désire ?
Par les gens du pays ne vous laissez séduire,
Ne cherchez pas les dieux des anciennes nations,
Gardez-vous avant tout de leur profession.
N’allez pas imiter leurs ignobles pratiques,
Ni chanter de concert leurs infâmes cantiques.
Fuyez leurs onctions, leurs feux et leurs encens
Car ils ont répandu le sang des innocents,
Leurs filles et leurs fils au bûcher ils immolent,
Rendant ainsi leur culte aux sinistres idoles,
Vendent aussi le corps des femmes aux esprits.

OREM

Est-ce écrit dans la sainte Torah ?

ASAËL

                                                   C’est écrit.
Voulez-vous à toujours vivre dans l’ignorance
Et narguer le Seigneur par votre indifférence ?
Quand Josué mourut, le peuple des Hébreux
Dans la terre promise aurait pu vivre heureux,
Mais il avait déjà oublié la Parole,
Il adopta les mœurs perverses et frivoles
Des gens de ce pays qu’il lui fallait chasser.
Il rechercha leurs dieux, n’était-ce pas assez ?
Imitant des païens les coutumes futiles,
Sur les pieux sacrés ils répandaient de l’huile.
Alors, Dieu décida de les abandonner,
Mais c’est un Dieu d’amour, prompt à nous pardonner.
Quand le roi de Sumer engagea le carnage,
Et Richéathaïm les prit en esclavages,
Elohïm prit un juge, réveilla Othniel
Qui partit au combat pour sauver Israël.
Au bout de quarante ans sans péril ni sans guerre,
Le juge fatigué retourna vers la terre
Et le peuple aussitôt se détourna de Dieu.
Ce fut alors Eglon, ce gros prince orgueilleux,
Eglon qui vous saisit pour vivre à son service
Chargés pendant deux ans d’effroyables sévices.
Ce roi des Moabites, ce goinfre débauché
Fut occis d’une main par Éhud, le gaucher.
Mais, hélas ! Israël ne voulait rien entendre,
Les divines leçons n’a jamais su comprendre.
Avez-vous oublié la belle Déborah ?
Yaël qui transperça le front de Sisera
Armée d’un simple clou ?

MYRIAM

                                       Ça, c’était une femme !

ASAËL

Israël poursuivit ses pratiques infâmes.
Quand Gédéon battait le froment au pressoir,
L’ange de l’Éternel lui apparut un soir.
« Que Dieu soit avec toi, vaillant homme de guerre,
Dit-il. – Alors, pourquoi la cruelle misère ?
Dieu s’éloigne de nous et j’ai perdu la foi.
Où sont passés les grands miracles d’autrefois ?
Qu’est-il donc advenu de toutes ces merveilles
Qui dès les temps anciens chantaient à nos oreilles ?
– Saisis donc la puissance que j’ai placée sur toi,
Et va vers Madian pour combattre son roi.
– Mais de loin ma famille est la plus misérable
En Manassé ; je suis chétif et vulnérable.
– Avec toi je serai, je te rendrai vainqueur.
Tu battras Madian, j’en fais un point d’honneur. »
Convaincre ce garçon n’était pas trop facile,
Sa foi, pour obéir, n’est pas des plus dociles.
Avez-vous oublié ce que fit Gédéon ?

JÉRED

Autrefois je l’ai su.

ASAËL

                               Il prit une toison,
Disant à l’Éternel : « Il faut que tu m’éclaires.
Jusqu’à demain matin je la dépose à terre.
Si demain la rosée a lavé le gazon
Sans une goutte d’eau sur ma peau de mouton,
Et le surlendemain tu produis le contraire,
Je ne conteste plus, je n’aurai qu’à me taire. »
Mais avant, qu’a-t-il fait ?

JÉRED

                                      Ma foi, nous ne savons.

OREM

On me l’a raconté lorsque j’étais garçon.

ASAËL

Votre ignorance, amis, vraiment me désespère.
Il renversa de nuit l’idole de son père.
Les gens de son village, accablés de fureur,
Dirent : « C’est Gédéon qui a fait cette horreur.
Fais-nous sortir ton fils, Joas, il faut qu’il meure
Car il a profané Baal en sa demeure. »
Mais Joas répondit : « Baal est assez grand
Pour se défendre seul. Ce n’est pas un enfant. »
La suite du récit, vous le savez, j’espère :
Équipé de flambeaux dans des vases de terre,
Avec trois cents soldats lapant comme des chiens,
L’armée de Madian il réduisit à rien.

ZAKAN

C’est à n’en point douter une noble victoire.

ASAËL

Et que fit Gédéon, le front orné de gloire ?

OREM

Nous ne savons, prophète, mais tu nous le diras.

ASAËL

Du joug de Madian, donc, il nous libéra.
Hélas ! L’ambition, le pouvoir et l’envie,
Les honneurs de ce monde et l’orgueil de la vie…
Le fruit de ses batailles, des métaux précieux,
Tant d’or et tant d’argent, convoitise des yeux,
Gédéon s’en fit fondre une ignoble statue.
(montrant le Moloch renversé)
Pareille à celle-ci pour qui l’on viole et tue.
Nous changeons par nos lâches et viles actions
Tous les bienfaits divins en malédiction.

MYRIAM

Le peuple est à ce point dépourvu de mémoire
Que dès le premier vent il oublie son histoire ?

ASAËL

C’est vrai, ma belle enfant, le glorieux passé
Sur la cire du temps est trop vite effacé.

 

 

MYRIAM

Prophète, j’aimerais trouver de Dieu la grâce !
Pour la pauvre Myriam aurait-il une place ?
Je sais ce que je vaux. Je sais ce que je suis.
Je crois qu’un mauvais œil ma famille poursuit.

ASAËL

Un mauvais œil ! Allons ! Ne dis point de sottises !
Avons-nous oublié les victoires promises ?
Le Seigneur, crois-le bien, t’a prise en amitié.
D’Israël, en Gosen, n’a-t-il pas eu pitié ?
Aimez-vous à ce point les fers et l’esclavage
Que vous vous détournez du salut, pleins de rage ?
Mais, pour vous déchaîner, que fit donc l’Éternel ?

OREM

Nous ne le savons pas. Instruis-nous, Asaël.

ASAËL

Israël se courbait sous le fardeau pénible,
Accablé sous le fouet du monarque insensible.
Puni par Adonaï, le Pharaon cruel,
Par la grêle et le sang, des miracles mortels,
Le roi d’Égypte, enfin, devant Dieu capitule,
Privé de premiers-nés, le voilà qui recule,
Laisse partir Moïse et son peuple nombreux,
Mais son armée, déjà, poursuivait les Hébreux.
Devant Pi-Haïroth, au fond d’une vallée,
La multitude est face à la mer, acculée.
Ils regardent au loin, terrorisés, hagards,
Au sein de la poussière, Pharaon et ses chars.
« Nous allons tous périr ! Atroce violence !
– Dieu combattra pour vous, et gardez le silence ! »
On voit briller déjà les armures de fer.
Serein, Moïse étend son bâton vers la mer.
Le ciel est de charbon et le sable est de soufre.
Un vent impétueux dans les vagues s’engouffre.
La foudre, de son feu, éclaire tout le ciel.
Les flots s’ouvrent en deux au nom de l’Éternel.
Deux murailles d’argent dans l’onde se soulèvent.
Laissant derrière eux les soldats sur la grève,
Les Hébreux prennent pied sans crainte du trépas.
Vers la rive inconnue chacun presse le pas.
Et, sans un seul instant songer aux conséquences,
Le roi donne ses ordres et les soldats s’élancent.
Chevaux et cavaliers sont tous anéantis,
Les eaux, se refermant, les ont tous engloutis.
Avez-vous bien compris cet exemple, hommes frères ?
Comme Dieu vous délivre en la sombre misère ?
Comprenez que la mer qu’il a fallu franchir
Vous dit que de l’Égypte il faut vous affranchir.
Vous êtes au Dieu saint et séparés du monde
Et n’avez nulle part aux idoles immondes.

MYRIAM

Et le peuple fêta ce jour si glorieux,
Chanta pour son grand Dieu miséricordieux.
Face à la mer, Myriam, sœur aînée de Moïse,
Saisit le tambourin, et danse, et vocalise,
Et les femmes fidèles, louant leur grand vainqueur,
Aux hommes se mêlaient, improvisant un chœur :
(Elle chante : mélodie d’après Schubert.)

Chantez, chantez
Qu’il soit exalté
Car il est le Dieu de nos pères.
Louez, louez
Le Dieu d’éternité
Des prodiges il opère.
Il est notre grand guerrier.
Il est notre bouclier.

Quand le Pharaon, le Pharaon furieux
Poursuivant d’une rage immonde
Le peuple au cœur pur et pieux
Au cœur pur et pieux
Adonaï sépara les ondes.
Il sépara les flots et la mer des Joncs furibonde,
Et la mer furibonde
Et la mer furibonde
Les chevaux il a emporté.
Du Dieu vivant la grâce abonde
Et grande est sa bonté.

 

Il a renversé
Chevaux et cavaliers
Il est notre grand guerrier.

CHŒUR
Chantez, chantez.

MYRIAM
Louez, louez.
Louez le Dieu d’éternité.
De Pharaon la grande armée…

CHŒUR

De Pharaon la grande armée…

MYRIAM
Dans les flots fut précipitée.
Il est notre bouclier.

CHŒUR
Dans les flots fut précipitée.
Il est notre bouclier.

ZAKAN

Quelle voix merveilleuse !

 

 

JÉRED

                                         Oui, cette adolescente
Ne sait plus qu’inventer pour être intéressante.

Scène VII

MYRIAM – ASAËL

Durant cette scène, Orem, Othmar, Zakan et les figurants se retirent progressivement. Il ne restera plus que Myriam et Asaël.

MYRIAM

Déjà le jour s’achève, et je dois m’en aller.

ASAËL

Ne partez pas, Myriam, je voudrais vous parler.

MYRIAM

Mon père, en cet instant, s’inquiète sans doute.
Avant qu’il fasse nuit je vais me mettre en route,
Rejoindre mon seigneur en son lointain fief.

ASAËL

Un moment, s’il te plaît, mon discours sera bref.
De la part de ton Dieu j’ai deux mots à te dire :
Il enverra bientôt, pour son peuple détruire,
Comme sous Gédéon, armés pour conquérir,
Les soldats Philistins et les gens de Séir.[1]

MYRIAM

Oui, c’est fort attristant, mais qu’y pouvons-nous faire ?
Israël a péché, ce n’est pas mon affaire.

ASAËL

Justement, vous voilà concernée, jeune sœur,
Car cette fois encore, je parle en connaisseur,
Il nomme un nouveau juge en son immense grâce
Pour sauver Israël.

MYRIAM

                             Parfait ! Grand bien lui fasse !

ASAËL

Et ce libérateur, c’est Jephté, ton parent.

MYRIAM

Quoi ? Mon père ? Jephté ? Est-ce bien cohérent ?

ASAËL

Je t’en ai dit assez. Va rejoindre ton père
Qui nous délivrera des divines colères.

MYRIAM

Mon père, ce bandit !

ASAËL

                                   Ton père, ce voleur,
Sera le bras de Dieu dans ces jours de malheur.
Et toi, tu vas mourir en pleine adolescence,
Enfant sacrifié aux dieux de l’ignorance.

MYRIAM

C’est gai !

ASAËL

                Mais le Schilo pourra te racheter.
Va, cherche et trouve-le, bel enfant de Jephté.

 

[1] Licence théologique, puisque Séir désigne les Édomites et non les Ammonites.

 

la suite

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