Acte V
La ferme de Mansinque, à Romilly-sur-Aigre.
Scène première
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA
Les Parisiens arrivent avec leurs bagages.
MANSINQUE
Nous voici arrivés chez moi. Mettez-vous à l’aise. Déposez vos valises.
LYNDA
C’est mignon ici.
YAKOUBA
Voilà qui va nous changer de la Goutte d’Or.
MANSINQUE
Soyez les bienvenus dans la Terre d’Émile Zola.
MOHAMED
La terre d’Émile Zola ? Mais je croyais que c’était vous le propriétaire.[1]
MANSINQUE
C’est exact.
FABIEN
La Terre ? Mais bien sûr ! La Terre ! Rognes, c’est ici, Romilly-sur-Aigre !
MANSINQUE
C’est exact.
MAMADOU
Je ne comprends plus rien, moi. Ici on est à Rognes ou à Romilly-Machintruc ?
MANSINQUE
Zola exagère un peu quand il écrit : « Pas un arbre, pas un coteau. » Vous verrez, la vallée de l’Aigre et celle du Loir offrent des promenades agréables, vallonnées et arborées.
YAKOUBA
Nous allons nous plaire ici. Ce n’est pas à Paris que nous trouverons ce calme propre à la méditation. Et puis cet air pur, cette verdure qui nous entoure ! Et pas de plomb dans la nourriture !
MANSINQUE
C’est vrai, mais à partir de maintenant, nous sommes hors la loi. Yakouba et Moussa auraient dû être expulsés vers le Mali. Mohamed et Mamadou devraient être en prison. Quant à vous, Lynda, si l’on vous découvre ici en aussi bonne compagnie, je crains de sérieuses complications diploma-tiques entre la France et la Syldurie.
FABIENNE
Raison de plus pour nous placer sous la protection de Dieu. Lynda, auriez-vous l’obligeance de prier en notre nom ?
LYNDA
Père éternel, nous voulons te louer parce que tu as créé le monde et nous as donné la vie. Nous te louons également parce que tu nous as donné ton Fils Jésus, qui s’est sacrifié pour nous afin de nous sauver du péché et de sa condamnation. Nous te demandons de garder notre séjour dans cette maison et de veiller sur nous, sachant que nous osons braver la loi des hommes en vertu de ta propre loi qui nous ordonne d’aimer et de secourir l’étranger au milieu de ton peuple. Nous voulons te présenter Mohamed et Mamadou qui ont fait le choix d’accepter Christ pour sauveur. Nous te demandons de les assister dans la décision qu’ils prendront au regard de leurs fautes passées et de la justice humaine. À toi seul, Père, soit la gloire, dans le nom de ton Fils Jésus-Christ. Amen.
(On frappe à la fenêtre.)
MANSINQUE
Qui est-ce ?
LYNDA
Que viennent-ils faire ici ? Je ne les ai pas invités.
MANSINQUE
Vous les connaissez ?
LYNDA
D’anciens amis.
MANSINQUE
Entrez.
Scène II
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – JULIEN – ELVIRE
LYNDA
Je ne m’attendais vraiment pas à votre visite.
ELVIRE
Nous avons tenu à te faire la surprise.
LYNDA
Pour l’effet de surprise, c’est réussi !
JULIEN
Lynda, nous tenions à être les premiers à t’annoncer la bonne nouvelle. Elvire et moi, nous allons nous marier.
LYNDA
Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
JULIEN
Elle n’a pas l’air vraiment ravie de nous revoir.
LYNDA
Julien, je suis très heureuse pour toi. Mais j’aurais simplement souhaité que votre venue ait été annoncée.
JULIEN
Je comprends. Pardonne-nous si nous arrivons à un mauvais moment. Nous avions une bonne intention.
LYNDA
Vous êtes excusés. Puisque vous êtes ici, prenez donc place. Nous venons d’arriver. Nos effets sont encore dans les valises.
ELVIRE
Ne sois pas fâchée contre Julien, ma petite Lynda. C’est moi qui ai eu l’idée de venir te retrouver ici. C’était peut-être une mauvaise idée, mais je tenais vraiment à te revoir. J’ai du remords, tu sais. Je voudrais tant me faire pardonner. Je voudrais que tu redeviennes mon amie, comme autrefois.
LYNDA
C’est vrai, nous avons vécu des moments mémorables, et il faut le reconnaître, des cuites fameuses. Maintenant, nous n’aurons plus l’occasion de nous enivrer ensemble, mais nous aurons encore celle de nous amuser, si toutefois tu acceptes la compagnie d’une chrétienne engagée.
ELVIRE
Ma chérie, tes convictions et tes engagements importent peu. Ce qui compte, c’est que tu m’aies pardonné mon attitude. J’étais ton amie dans les jours d’abondance, et je t’ai abandonnée dans les jours de disette.
LYNDA (à part)
Et maintenant que la fortune tourne en ma faveur, je suis de nouveau ta chérie. Méfie-toi petite Lynda !
(à Elvire)
Je n’ai laissé mon adresse à personne. Comment m’as-tu trouvée ici ?
ELVIRE
Ma pauvre Lynda ! Tu crois me connaître, mais tu ne connais de moi que l’Elvire fêtarde et superficielle. À présent que nous sommes de nouveau amies, tu vas connaître la véritable Elvire, la profonde. Cette Elvire-là n’a pas fini de t’étonner.
LYNDA
Eh bien ! Tant mieux ! Mais cela ne répond pas à ma question. Comment es-tu parvenue jusqu’à moi ?
ELVIRE
Disons que mon instinct m’a conduite.
LYNDA
Mais encore ?
ELVIRE
Il y a un Sherlock Holmes, doublé d’un James Bond qui sommeillait en moi, et que j’ai réveillé. Mais comme te voilà inquiète, ma petite chérie, que je t’aie retrouvée si facilement !
LYNDA
Écoute, Elvire. Je suis venue ici avec mes amis dans le plus grand secret. En effet, ça m’agace de savoir que tu as découvert mon repaire dans ta boule de cristal. Promets-moi au moins de ne rien dire de ma présence en ce lieu. D’ailleurs, je ne sais pas ce qui me retient de vous ligoter tous les deux et de vous enfermer dans la cave tout le temps qu’il faudra.
ELVIRE
Crois-tu qu’une bonne amie telle que moi ne soit pas capable de garder un secret ? Je serais muette comme une girafe. Nous allons rester cette nuit chez toi, et puis nous repartirons demain matin. Personne ne saura que nous t’avons revue.
LYNDA
Me voilà rassurée.
(On frappe à la fenêtre.)
Cette fois-ci, c’est une visite attendue. Julien, veux-tu bien faire découvrir à ta fiancée les joies de la campagne ? Nous avons des choses à partager.
JULIEN
Décidément, tu es une fille bien secrète.
(Sortent Julien et Elvire, entrent Valérie et Aïcha.)
Scène III
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA
MOUSSA
C’est ma maîtresse d’école. Madame Ozdenir, je suis si content que vous soyez venue !
VALÉRIE
La classe est finie, mon petit Moussa. Tu peux m’appeler Valérie.
MOUSSA
Je suis vraiment heureux, madame Valérie. Tu vas rester avec nous ?
VALÉRIE
Certainement, quelques jours.
MOUSSA
Oh ! Restez, Valérie. J’ai besoin d’une institutrice, moi.
VALÉRIE
Je viens de croiser un jeune couple qui sortait.
FABIEN
Ce sont des amis de Lynda.
FABIENNE
Nous sommes heureux que vous ayez finalement décidé de nous rejoindre, Aïcha, et vous aussi, Valérie. Je croyais vraiment que vous me haïssiez.
VALÉRIE
Mon visage s’est dégonflé, ma colère aussi.
AÏCHA
Quelques jours de vacances à la campagne me feront du bien. J’ai invoqué ce prétexte à mon patron qui me trouvait fatiguée.
MOHAMED
Nous avons besoin de votre aide, Aïcha. Nous avons pris des décisions. Nous voulons abandonner totalement notre vie de délinquants. Nous sommes des disciples de Jésus-Christ, à présent.
AÏCHA
Je dois reconnaître qu’il a opéré des prodiges dans vos vies.
MAMADOU
Pourquoi ne croirais-tu pas toi aussi ?
AÏCHA
Je suis une mahométane. Je ne puis servir que le Créateur. Jésus n’est pour moi qu’un prophète. Mais je reconnais qu’il y a dans ses paroles un charisme qui change le mal en bien.
LYNDA
Je suis ravie de faire votre connaissance, Aïcha. Les garçons m’ont raconté tout ce que vous avez fait pour eux. Vous êtes une jeune fille remarquable. J’aimerais vous avoir pour amie.
AÏCHA
Mon amitié vous est accordée. J’ai appris tant de choses sur vous ! À moi aussi, ils ont parlé de votre aventure extraordinaire et de votre dévouement. Je sais que vous prenez des risques pour aider nos deux protégés dans leur dilemme.
LYNDA
Et vous-même, Valérie Ozdenir. Je vous remercie d’avoir voulu nous rejoindre. Les Diallo m’ont parlé de votre gentillesse et de vos épreuves.
VALÉRIE
Je désirais tant vous rencontrer ! Une reine qui quitte son trône lointain pour secourir des enfants dans la peine ! Je ne suis pas digne de vous avoir pour amie. Mais je suis désespérée. La séparation de l’homme que j’aime m’a été imposée.
LYNDA
Je connais votre histoire, mais ne perdez pas courage. Mon pays est proche de la Turquie. Accompagnez-moi en Syldurie. Vous pourrez y enseigner le français. Et moi je n’aurai guère de difficulté à vous rendre votre mari.
VALÉRIE
Lynda, pourquoi tant de sollicitude ? Je ne la mérite pas.
LYNDA
Rien ne se mérite. Tout est question d’amour.
Resterez-vous quelques jours avec nous ?
AÏCHA
Avec plaisir, et puisque nous sommes invitées, je vais aller à Cloyes acheter quelques provisions.
LYNDA
C’est très gentil.
(Sort Aïcha. Entrent Julien et Elvire.)
Scène IV
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – JULIEN – ELVIRE
LYNDA
Déjà de retour ? Vous êtes de bien piètres marcheurs !
ELVIRE
Décidément ! Elle n’a pas envie de nous voir.
JULIEN
Je te l’avais bien dit. Ce n’était pas une bonne idée de nous pointer comme cela, à l’improviste.
LYNDA
Ne soyez pas vexés. Les amis sont toujours les bienvenus, même quand ils arrivent sans prévenir. J’ai le droit de vous taquiner un peu.
JULIEN
À la bonne heure ! Je croyais que tu étais fâchée.
LYNDA
Mon pauvre Julien à qui j’ai fait subir tant de méchanceté ! C’est toi qui aurais lieu d’être fâché.
ELVIRE
Le vent se lève. C’est pourquoi nous sommes retournés nous mettre à l’abri.
JULIEN
Un drôle de vent. Un vent tout chaud. Ce n’est pas banal, surtout en cette saison.
ELVIRE
Un vent qui nous agace, un vent qui fait peur.
JULIEN
Un vent à rendre fou.
FABIEN
« Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou. »
LYNDA
Un vent chaud qui rend fou ? Cela existe en Europe centrale. On l’appelle le fœhn.
VALÉRIE
Tellement chaud qu’en Suisse, on ne dit pas : « Prête-moi ton sèche-cheveux », mais : « Prête-moi ton fœhn. »
JULIEN
Mais le fœhn ne souffle pas dans nos régions.
MANSINQUE
C’est exact.
(On entend des bruits de moteur.)
FABIEN
Vous attendiez quelqu’un ?
MANSINQUE
Non.
(Mansinque va regarder à la fenêtre.)
Lynda, venez voir.
LYNDA (regardant à la fenêtre)
Alors-là ! Nous avons un gros problème.
FABIEN
Qu’est-ce que c’est ?
LYNDA
Trois Heuliez bourrés de C.R.S.
FABIENNE
Tout ça en notre honneur !
LYNDA
Je n’imaginais pas que nous fussions une si grande menace pour la République.
MANSINQUE
Les voilà qui descendent. C’est pire que pour Al-Qaïda. Ils ont des armes automatiques.
(Fabien et Fabienne sont à leur tour à la fenêtre.)
FABIENNE
Regardez-moi qui dirige cette équipe de polichinelles !
FABIEN
Qu’est-ce qu’il fait ici ?
MANSINQUE
Il n’a rien à faire ici !
LYNDA
En tout cas, il est ici.
YSSOUVREZ (en coulisse)
Police, Ouvrez.
(Les CRS forcent l’ouverture de la porte et entrent, armés de pistolets mitrailleurs, Yssouvrez à leur tête.)
Scène V
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – JULIEN – ELVIRE – YSSOUVREZ – LES CRS
Le vent est de plus en plus violent jusqu’à la fin de la scène.
MAMADOU – MOHAMED (ensemble)
Paul Yssouvrez !
YSSOUVREZ
Surpris de me voir, les cailles-rats !
FABIENNE
Nous aussi, nous sommes surpris, le kangourou dégénéré !
MANSINQUE
L’Eure-et-Loir ne fait pas partie du Dix-huitième arrondis-sement, autant que je sache.
YSSOUVREZ
« C’est exact ! » Vous n’êtes pas dans ma juridiction. Mais qu’à cela ne tienne ! J’ai des relations très élevées, vous le savez. C’est la raison pour laquelle je suis commissaire divisionnaire malgré mes piètres résultats scolaires. Et comme je tenais absolument à l’exclusivité de votre arrestation, je me suis arrangé avec Nénesse qui m’a procuré une dérogation.
FABIEN
Nénesse ?
YSSOUVREZ
En personne.
CRS 1
On est venu pourquoi, nous ?
CRS 2
Un groupe terroriste.
CRS 3
Ah bon ! Je croyais que c’était un réseau de trafic d’héroïne.
CRS 4
Mais pas du tout ! Ce sont des sans-papiers à expulser. C’est la priorité de la République. Une femme et un enfant. Des Maliens.
CRS 3
Je comprends qu’on nous envoie si nombreux et si bien armés.
YSSOUVREZ
Quelle pêche miraculeuse ! Toute une brochette de malfaiteurs réunie dans ce trou à rats. Quelle prise ! Je serai bientôt ministre de l’Intérieur, en attendant mieux !
FABIENNE
Ne pavoise pas trop vite, gerboise d’Égypte !
YSSOUVREZ
Mamadou Djembé, trafiquant, receleur ; Mohamed Bendjellabah, trafiquant de stupéfiants. Depuis le temps que je retourne la terre entière pour vous trouver, vous voilà enfin à ma merci ! Et vous, les noircicots en cavale ! Vous irez cavaler dans le désert.
MOHAMED
Nous sommes fichus.
MAMADOU
Fichus de chez fichus.
LYNDA
Faites-moi confiance, et surtout, faites-lui confiance.
YSSOUVREZ
Et qui est cette sauterelle qui se paie ma tête en silence depuis le début ?
LYNDA
Je pas comprends. Vinir Boulgaria, chercher travail.
YSSOUVREZ
Vous comprendrez bien assez tôt ce qui vous arrive, croyez-moi. Vous êtes la complice de ces malfrats. Vous passerez votre belle jeunesse en prison. Quand vous en sortirez, vous serez une vieille mémère toute décatie. Pareil pour vous deux : la honte de la police. Vous allez prendre perpète, les amoureux. On vous mariera à la Santé. Ça vous amuse, Mansinque, vous qui avez osé héberger des criminels dans votre bicoque ?
FABIENNE
Yssouvrez, nous ne sommes que des pieuvres, mais vous, vous êtes un encornet que je vais me farcir.
YSSOUVREZ
Ah oui ? Assez ri, assez discuté. Rendez-vous !
LYNDA
Non.
YSSOUVREZ
Ne nous obligez pas à utiliser la force.
LYNDA
Messieurs, j’ai entre les mains une arme bien plus puissante que vos pistolets-mitrailleurs.
(Elle montre sa Bible.)
CRS 1
Qu’est-ce que c’est que cette folle ?
CRS 2
On est tombés dans une secte !
CRS 3
On n’a jamais été formés pour ça.
CRS 4
Qu’est-ce qui va nous arriver ?
YSSOUVREZ
Tirez une rafale au-dessus de sa tête. Ça va la dépeigner, cette fissurée du bocal.
CRS 1 (Il tire, son arme s’enraye.)
Saloperie de mécanique française !
LYNDA
« Je tournerai ma face contre vous, et vous serez battus devant vos ennemis ; ceux qui vous haïssent domineront sur vous, et vous fuirez sans que l’on vous poursuive. »
CRS 1
Qu’est-ce que c’est encore que ce charabia ?
CRS 2
C’est une sorcière. Elle fait des incantations.
YSSOUVREZ
Cette fille est une terroriste. Elle travaille pour les ayatollahs. Tirez ! Tirez ! Tirez !
(Les CRS tirent. Aucune arme ne fonctionne.)
CRS 2
Saloperie de cochonnerie de mécanique à la noix !
LYNDA
« Je rendrai pusillanime le cœur de ceux d’entre vous qui survivront, dans les pays de leurs ennemis ; le bruit d’une feuille agitée les poursuivra ; ils fuiront comme on fuit devant l’épée, et ils tomberont sans qu’on les poursuive. Ils se renverseront les uns sur les autres comme devant l’épée, sans qu’on les poursuive. Vous ne subsisterez point en présence de vos ennemis. »
CRS 3
Elle appelle une armée de démons à son secours.
CRS 4
Ils vont nous pulvériser.
CRS 1
Ils vont nous entraîner dans les profondeurs infernales.
LYNDA
Lévitique, chapitre 26, versets 17, 36 et 37.
YSSOUVREZ
Saisissez-la ! Menottez-la !
(Le vent fait claquer une porte.)
CRS 2
C’est le diable !
LES CRS
Au secours !
(Les CRS s’enfuient. Le vent se calme.)
YSSOUVREZ
Mais ce n’est pas possible, ça ! Je délire ! J’hallucine ! Je cauchemarde ! Revenez ! Revenez, bande de pleutres ! Je vais vous taper un rapport sanglant !
LYNDA
Alors, monsieur le futur Premier ministre. Vous voici seul, face à une dangereuse criminelle.
YSSOUVREZ
Comment avez-vous fait ?
LYNDA
Je vous avais prévenu : je possède une arme redoutable.
YSSOUVREZ
Avec votre gros bouquin, vous avez mis en fuite une compagnie de C.R.S. en armes.
LYNDA
Je vous conseille de courir aussi vite que vos copains, avant que je me mette en colère.
YSSOUVREZ
Vous avez ridiculisé les forces de l’ordre. Vous m’avez humilié. Mais je me vengerai. Je vous retrouverai, je vous anéantirai.
LYNDA
Salutations à votre ami Nénesse.
(Sort Yssouvrez)
Scène VI
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – JULIEN – ELVIRE
MOHAMED
Tu nous avais habitués à quelques happenings, mais là vraiment, tu nous coupes le souffle.
MAMADOU
Nous sommes époustouflés.
VALÉRIE
Quelqu’un pourrait-il nous expliquer ce qui s’est passé ?
LYNDA
Ne vous ai-je pas déjà dit qu’un grain de moutarde peut soulever des montagnes ?
FABIEN
Pourvu que ce grain soit rempli de foi.
MOUSSA
Dis, Lynda.
LYNDA
Oui, mon enfant.
MOUSSA
Est-ce que c’est le diable qui a claqué la porte ?
LYNDA
Non, Moussa, c’est un courant d’air.
MOUSSA
Alors pourquoi ont-ils eu si peur ?
LYNDA
« Je rendrai le cœur de tes ennemis lâche au point qu’ils s’enfuient au bruit d’une feuille agitée par le vent, » ou au bruit d’une porte qui claque. C’est Dieu qui a donné ces paroles. Il suffisait d’y croire.
FABIEN
Lorsque tu as cité ce texte et qu’ils ont cru que tu invoquais le diantre, était-ce de la magie ?
LYNDA
Non, c’était de la foi.
VALÉRIE
Décidément, Lynda, je n’arrive plus à te suivre.
FABIENNE
Moi non plus.
MOHAMED
En tout cas, tu nous as donné une sérieuse leçon. Placez votre confiance en Dieu, et le miracle s’accomplira.
MANSINQUE
La foi, c’est très beau, mais les anges sont au ciel et nous sur la terre. Comment Yssouvrez a-t-il pu débarquer ainsi ? Qui l’a averti de notre présence et de notre secret ?
FABIENNE
Des voisins nous auraient dénoncés.
MANSINQUE
Nous n’avons pas de voisins. Personne ne nous a vus venir.
MAMADOU
Alors l’un des nôtres a trahi.
FABIEN
Qui ? Et pourquoi ?
LYNDA
Nous allons bientôt le savoir.
(Lynda regarde en face chaque membre de l’assistance. Quand vient le tour d’Elvire, celle-ci perd contenance.)
Lève les yeux, Elvire. Aurais-tu peur d’affronter mon regard ?
ELVIRE
Non, ce n’est pas…
LYNDA
Regarde-moi dans les yeux et dis-moi d’une voix haute et intelligible : « Ce n’est pas moi. »
ELVIRE
Ce n’est pas moi.
LYNDA
Dis-le avec plus d’assurance, et regarde-moi en face.
ELVIRE
Arrête, je t’en prie ! Tu me fais revivre des moments insupportables. Je revois tes ongles dans mes cauchemars.
LYNDA
Pourquoi ?
ELVIRE
Parce que je te hais, Lynda, je te hais.
LYNDA
Comme tu me fais mal ! Moi, je t’aimais. Tu m’as assassinée. Tu m’as poignardée. J’en ai tant souffert ! Mais j’ai su pardonner. Aujourd’hui tu reviens, tu me trahis par un baiser, comme Judas. Tu me poignardes à nouveau. C’est moi qui aurais de bonnes raisons de te haïr.
ELVIRE
Tu ne comprends donc pas ! Faut-il que tu sois naïve ! Je me suis servie de toi quand tu étais dans l’abondance, je t’ai méprisée quand tu étais dans la misère. Maintenant que tu relèves la tête, je ne puis que te haïr. Je te hais parce que tu possèdes ce que je désire : la beauté, l’intelligence, mais surtout, la richesse, le succès et la gloire. Je te hais parce que Julien t’a aimée avant moi. Je te hais parce que je te hais.
LYNDA
Quelle folie ! Pauvre Elvire ! Quand je pense que j’ai vraiment cru à notre réconciliation ! Je ne suis décidément qu’une ravissante idiote.
ELVIRE
Laisse-moi partir maintenant.
LYNDA
Pas encore. J’ai une question à te poser : Comment m’as-tu suivie jusqu’ici ?
ELVIRE
Ma pauvre amie ! Quand on est une célébrité comme toi, on ne peut pas se cacher, même avec une perruque ridicule et un français brisé. Tu ne lis donc jamais les journaux ? Tu ne lis pas France Dimanche ? C’est trop compliqué pour toi ?
LYNDA
Non. Je devrais ?
ELVIRE
Tu aurais appris tout ce que l’on dit de toi.
LYNDA
Et que dit cette vénérable presse à mon sujet ?
ELVIRE
Lis-moi ça, pauvre cloche ! J’en ai gardé un en souvenir.
(Elle lui tend un journal.)
LYNDA
« Les nouvelles frasques de Lynda. »
Parce que j’ai aussi de vieilles frasques ?
ELVIRE
Lis !
LYNDA
« Sous la fausse identité d’une réfugiée bulgare, Lynda de Syldurie, l’actrice ratée subitement propulsée dans le Gotha balkanique, hante à présent les quartiers chauds de Paris. »
ELVIRE
Ils ne te font pas de cadeaux, hein ! Cassée, ma Lynda.
LYNDA
Comme ils ont d’imagination ! Me voici promue baronne de la mafia parisienne. Je comprends que cette littérature ait élevé ton esprit à un si haut niveau moral.
ELVIRE
Tu peux toujours ironiser ! Quand on a traîné son manteau royal dans la boue des bas quartiers !
LYNDA
Continue ton histoire.
ELVIRE
Ayant donc appris que tu te planquais à nouveau du côté de Barbès-Rochechouart, chère Lynda, je me suis mis à écumer le quartier. J’ai pris mes renseignements. Je suis allée manger dans ton restaurant préféré : Le Palais de Shanghai de Hong-Kong de la Cité Interdite. Je dois reconnaître que tu m’avais habituée à mieux. Enfin ! J’ai cuisiné le vieux Chinois, c’est tout de même un comble ! Je me suis fait passer pour ton amie. D’ailleurs je n’ai pas menti : je suis ta meilleure amie. J’ai joué à la fois de ma séduction, de ma persuasion et de ma perversion. Il a fini par me donner ta nouvelle adresse. Et me voilà débarquée comme une jolie fleur dans ta cambrousse, non sans avoir averti ton cher ami Paul Yssouvrez.
FABIENNE
Laisse-moi lui servir une bonne raclée, cadeau de la maison !
ELVIRE
Non ! Ne m’approchez pas !
LYNDA
Laisse-la. Elle serait déjà morte si je n’étais pas devenue une disciple du Christ.
FABIENNE
Moi j’ai encore beaucoup de progrès à faire dans la vie chrétienne. Mes poings ne sont pas encore convertis.
LYNDA
Encore une question, Elvire : Comment se fait-il que notre ami commun, Yssouvrez, soit arrivé avec toute une armée, comme s’il s’attendait à trouver Ben Laden en personne ?
ELVIRE
Je lui ai fait croire que dans ton repaire se terrait tout un réseau de terroristes.
LYNDA
J’ai bien envie de laisser Fabienne te corriger le portrait. Allez, va-t-en avant que je me déconvertisse.
(Elvire sort précipitamment.)
Scène VII
MANSINQUE – LYNDA – FABIEN – FABIENNE – MAMADOU – MOHAMED – YAKOUBA – MOUSSA – VALÉRIE – AÏCHA – JULIEN
(Aïcha entre, chargée de deux cabas.)
LYNDA
Tu ne vas pas rejoindre ta fiancée, Julien ?
JULIEN
J’aimerais pouvoir me transformer en cloporte, pour que tu puisses m’écraser sous ton pied. J’ai trop honte ! Je te supplie de me croire : jamais Elvire ne m’a parlé de son infâme projet. Elle m’a séduit et elle m’a trompé. Et j’ai servi ses plans en toute candeur.
LYNDA
Tu ne dois pas avoir honte. Elle m’a déjà trompée deux fois et je n’en suis pas fière.
JULIEN
Je n’épouserai pas Elvire. Laissons-la courir où elle veut. Ma blessure est profonde, mais tu sauras m’aider à en guérir.
LYNDA
Voilà une bonne décision. Maintenant, pensons à l’avenir. Nous avons mis l’ennemi en déroute, mais nous ne l’avons pas détruit. Ils vont rapidement se ressaisir et attaquer de nouveau.
FABIENNE
Où est le problème ? Tu vas ressortir un petit miracle de ta poche et nous serons définitivement débarrassés de ces cocos-là.
AÏCHA
J’ai l’impression d’avoir manqué un épisode.
(Fabien la prend à part et lui explique la situation à voix basse.)
LYNDA
Si le miracle devenait une habitude, il n’aurait plus rien de miraculeux.
Nos vacances dans la Terre de Zola auront été bien courtes. Reprenons nos bagages et partons.
FABIEN
Partons ? Pour aller où ?
LYNDA
Pour aller où ? Mais en Syldurie, bien sûr !
FABIEN
En Syldurie ?
LYNDA
Et pourquoi pas en Syldurie ? C’est un très beau pays qui, de plus, s’est engagé résolument sur la voie de la démocratie.
FABIENNE
Mais comment nous y rendre ?
LYNDA
J’ai prévu un plan d’urgence. Un avion nous attend à l’aérodrome du Breuil. J’ai même appris à le piloter. Il ne faut pas perdre de temps.
Yakouba et Moussa, la France ne veut pas de vous, mon pays vous accueillera.
YAKOUBA
Nous te suivons.
MOUSSA
Chouette !
LYNDA
Mohamed et Mamadou. Il est temps pour vous de prendre votre décision.
MOHAMED
Nous préférons tomber entre tes mains que dans celles de ce paranoïaque. Considère-nous comme tes prisonniers.
MAMADOU
J’espère que tu viendras nous porter des oranges.
LYNDA
Je ne manquerai pas à ce devoir. « J’étais en prison et vous m’avez visité. »
Commissaire, vous voici grillé, maintenant, et par ma faute.
MANSINQUE
Je ne connais plus personne ici. Autant passer ma retraite avec mes nouveaux amis.
LYNDA
Valérie ?
VALÉRIE
Je pars avec toi, et je m’appuie sur ton aide pour retrouver Youssouf.
LYNDA
J’en fais une affaire d’honneur.
MOUSSA
Chouette !
LYNDA
Et toi, ma chère Aïcha.
AÏCHA
Les jeunes m’attendent, je ne veux pas les abandonner à leurs problèmes. Je te remercie pour ta gentillesse, mais je vais repartir pour Paris.
LYNDA
Nous regretterons ton absence, mais j’espère que tu nous rendras visite.
AÏCHA
Bien entendu ! J’ai choisi la destination de mes prochaines vacances. Mais il y a un petit détail qui me chagrine.
LYNDA
Lequel ?
AÏCHA
Vous êtes tous devenus chrétiens, ou en passe de le devenir, et moi je n’ai pas fait le même choix. Je crains de jouer un canard dans votre bel orchestre.
LYNDA
Il y a des bémols qui illuminent toute la symphonie. Sois sans crainte, nous respectons tous tes convictions.
AÏCHA
Je dois néanmoins admettre que votre foi en Jésus-Christ a produit chez chacun d’entre vous des effets remarquables. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, je ne puis reconnaître sa divinité. Nous croyons à un Dieu unique, et vous l’affirmez aussi. Mais en pratique, vous adorez le Créateur, auquel vous associez un « Fils », Jésus, et l’Esprit-Saint. Vous dites n’avoir qu’un seul Dieu, mais pour moi, un plus un, plus un, cela ne fait pas un, cela fait trois. Et pourtant, ce sont les Arabes qui ont presque tout appris aux Européens sur les mathéma-tiques.
LYNDA
C’est vrai. Sans le secours de tes ancêtres, nous compterions encore avec des grains de riz. Imagine maintenant que je te présente un certain monsieur Dupont. Il est médecin, maire de son village, et il vient d’être élu député. Si l’on te parle du docteur Dupont, de Dupont, Maire de Bidule-sur-Machintruc, ou du Député Dupont, il s’agit bien de la même personne, pas de trois Dupont. Ainsi, Dieu est à la fois Père, Fils et Saint-Esprit. C’est la même personne, mais il exerce plusieurs fonctions.
AÏCHA
Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle. Je ne puis prendre position maintenant, mais je te promets d’examiner le problème avec le plus grand sérieux.
LYNDA
Prends tout ton temps.
Et vous, les amoureux ?
FABIEN
Nous voulons nous marier en Syldurie. Ce sera beaucoup plus romantique.
JULIEN
Et moi, je vais rester tout seul. Je n’ai vraiment pas de chance avec les filles.
LYNDA
Toi tu pars avec nous, le temps d’oublier ta chipie.
Mais il faut lever le camp maintenant.
(Chacun prend sa valise et se dirige vers la porte.)
FABIENNE
Fabien.
FABIEN
Oui, mon amour.
FABIENNE
Promets-moi que, lorsque nous serons en Syldurie, tu perdras l’habitude de faire les yeux doux à Lynda, sinon je reste ici.
FABIEN
Je ne m’appelle pas Ruy Blas.
[1] A partir d’ici, Mohamed et Mamadou ont perdu leur tic verbal. La vie nouvelle passe aussi par le langage.
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