Chapitre VI - Ultimatum
L’ultimatum de Lynda parvenait à son terme. Susanna Bolyzan, la reine du pop-rap-rock métallique, avant de prendre ses cliques et ses claques, devait donner ce soir même son concert d’adieu à la Syldurie.
« Mon petit Moussa, voudras-tu venir avec moi au concert de la grande Judith ? Ce sera, à n’en point douter, une soirée historique.
– J’en suis certain, Lynda, mais franchement, je garde un mauvais souvenir de ma dernière rencontre avec cette congelée du cerveau.
– Tu n’as rien à craindre d’elle. Je reste à tes côtés. Et puis, je vais bien m’occuper de cette greluche, je vais tellement la ridiculiser qu’elle perdra toute envie de revenir nous voir.
– Pour humilier tes ennemis, tu n’as pas ton pareil. Mais j’aime de moins en moins le Pop-rap-rock, en métal, en bois ou en matière plastique. À ce propos, sais-tu qu’Éva est en train de m’initier à la grande musique ? C’est plus compliqué, mais c’est tout de même autre chose. Tiens ! Avant-hier, elle m’a emmené à l’Opéra. Près de deux heures, ça a duré ! Ils chantaient tous en italien. J’ai rien compris. “Il pourrit ta vie” ça s’appelle !
– “Il pourrit ta vie” ?
– Oui, enfin… un truc dans ce goût-là. »
O’Marmatway était descendu dans sa cave rendre visite à sa jeune prisonnière ; il saisit une chaise et s’assit face à elle. Il lui passa la main dans les cheveux et lui caressa l’épaule.
« Ne me touche pas, sinon il pourrait t’arriver des bricoles.
– Holà ! Revoilà ma petite fille en colère ! Je suis terrorisé à l’idée que tu pourrais me frapper. Je te rappelle, mon petit, que tes mains sont liées derrière ton dos.
– Mes mains sont peut-être liées, mais je peux toujours te mettre un coup de boule. Tu rifques d’avoir des problèmes d’élocufions comme ton copain, Thanatof. »
Elle reçut une nouvelle paire de gifles qui firent voler sa belle chevelure et qu’elle encaissa avec courage. Redressant le buste et retenant ses larmes, elle riposta par un regard chargé d’insolence et un sourire chargé de moquerie.
« J’ai un problème, et je compte sur toi pour m’aider à le résoudre.
– Tu me fais trop d’honneur ! Un vieil ami comme toi ! Alors ? Qu’est-ce que c’est, ton problème ?
– Tu sais que je suis parvenu, grâce à l’art ésotérique dont je suis devenu le maître, à polluer tous les fleuves et rivières du monde.
– Bien sûr. On ne parle plus que de ça.
– À l’heure actuelle, le dérangement n’est que d’ordre esthétique, cela n’éprouve pas trop les humains, mais les choses pourraient changer, bientôt j’aurai réussi à empoisonner l’humanité entière et je tiendrai le monde à mes pieds. Mon plan est diabolique, tu ne trouves pas ?
– Le diable est vaincu, et toi aussi.
– Pour le moment, il dirige le monde, et moi avec lui.
– Alors, qu’est-ce qui te gêne ?
– Ce qui me gêne, c’est que toute la planète tombe sous la malédiction du fleuve noir, sauf un tout petit pays de rien du tout, un minuscule royaume d’Europe du sud-est.
– La Syldurie ?
– Oui, la Syldurie. Tu connais ?
– Un peu.
– Suffisamment pour être en mesure de me donner une explication ?
– C’est très simple, mon cher O’Marmatway. Le monde est peuplé de moutons et la Syldurie est peuplée de brebis. Tu saisis la nuance ?
– Non, je n’ai rien compris.
– Pas étonnant, puisque toi, tu es un âne. »
Zoé reçut une nouvelle gifle.
« Écoute-moi bien, petite vipère, ce petit royaume et sa jeune reine défient ma toute-puissance, et je sais que tu es complice de tout cela, puisque tu es de la lumière et moi des ténèbres. Alors je ferai de toi l’appât qui fera mordre la reine de Syldurie à mon hameçon, et son royaume tombera entre mes mains. Voilà pourquoi je t’ai fait enlever.
– Tu m’en vois ravie.
– Dans un plateau la Syldurie, dans l’autre Zoé Duval. À bon entendeur !
– je peux te poser une dernière question ?
– Je t’écoute.
– Comment es-tu remonté du monde des ténèbres ?
– Ça t’étonne ? Vraiment ? Tu crois qu’on se débarrasse comme ça de Thanatos ? Tu croyais son règne terminé, mais il ne fait que commencer. Mon heure n’est pas encore venue. Le dernier ennemi qui sera vaincu, c’est la mort. »
Après cette longue, mais indispensable digression, nous retournons dans une ville moyenne de Syldurie, où Judith nous attend pour son dernier concert. C’est un grand théâtre de cinq cents places. La salle n’est pas bien adaptée à ce genre de manifestation, mais elle devra s’en contenter. Le public ne pourra pas danser ni gesticuler. Les participants ne pourront pas même se lancer des fauteuils à la figure puisqu’ils sont fixés au sol. Heureusement, les nombreux effets de lumière seront présents pour donner à ce concert une ambiance métallique.
« Comme cet endroit est ringard ! se disait Judith, tout comme ce pays, d’ailleurs. »
Le rideau était baissé, les spectateurs commençaient à s’entasser sur les sièges de velours rouge. Judith, en bonne artiste, se sentait envahir de ce sentiment d’inquiétude qui précède les grands spectacles. À travers le rideau, elle voyait avec satisfaction les rangs se remplir.
« Élie est au rendez-vous, pensait-elle, ce garçon m’est tout dévoué. Je vais l’utiliser pour servir mes plans. »
Les places libres devenaient de plus en plus rares.
« Cette fois je vais au-devant du succès. Cette bande de paysans mal dégrossis a compris qu’ils risquaient de ne plus me revoir. Je pourrais enfin récupérer un peu de l’argent que j’ai perdu sur les concerts précédents.
Et Lynda n’est toujours pas là. Aurait-elle peur ? Elle a bien raison. Jusqu’ici la balle était dans son camp, mais maintenant le vent est en train de tourner. Ce soir, je vais bien m’occuper de toi, ma cocotte ! »
Elle attendit une dizaine de minutes après l’heure annoncée, puis fit signe de commencer. Le rideau s’ouvrit, Judith entra en scène, le public applaudit comme pour un récital de Laure Durin, avec beaucoup de respect, ce qui exaspéra la vedette. Il se fit un court silence. Un murmure, un regard unanime vers la sortie du théâtre, Lynda était apparue. Parcourant le parterre, le regard fier, la démarche assurée, elle alla s’asseoir au premier rang, jambes et bras croisés, à côté d’Élie Houareau. Une ovation frénétique ébranla tout l’édifice.
« Ah ! c’est toi qu’ils acclament, petite roulure ! Attends un peu ! Tu vas t’en souvenir de cette soirée ! »
« Qu’attends-tu pour commencer ? dit Lynda à haute voix. C’est ta dernière nuit en Syldurie, tâche de donner le meilleur de toi-même.
– Tu ne vas pas être déçue. »
Le spectacle commença dans un fracas assourdissant. Au bout de cinq minutes de Pop-rap-rock, Judith prit la parole :
« Cher public, merci d’avoir été si nombreux pour honorer la plus grande artiste de tous les temps. J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Officiellement, ma tournée en Syldurie se termine ce soir, mais j’ai décidé de la prolonger jusqu’à la fin de l’été. »
Lynda se dressa d’un bond.
« Il semble que tu n’as compris les règles, je croyais pourtant te les avoir bien expliquées. Tu veux que je recommence ?
– Les règles viennent de changer, Thanatos est de retour, grosse vieille dinde mal farcie, ce qui signifie qu’à présent la force des ténèbres me soutient. Désormais, c’est moi qui décide à présent, et je ne donne pas cher de ta peau.
– Je ne commettrai pas la même erreur qu’avec ta mère : combattre la force des ténèbres avec mes propres mains. Moi, c’est la force divine qui me soutient. »
Judith éclata d’un rire épais :
« La force divine ! Dieu est mort, pauvre cloche ! C’est moi qui l’ai tué. »
D’un puissant coup de jambe, Judith sauta du haut de la scène et se précipita dans les bras de Lynda. Les deux jeunes femmes roulèrent au sol dans un bref combat. Lynda fut rapidement maîtrisée par son ennemie. Judith lui avait plaqué les poignets à terre et lui comprimait le visage entre ses genoux.
« Écoute-moi bien, Lynda de Syldurie. Tu as tué ma mère et ma vengeance sera terrible. Je pourrais te tuer maintenant, mais j’ai décidé de te faire attendre dans l’angoisse et le remords : des jours, des semaines, peut-être des mois. Au moment que j’aurai décidé, je vais te déchiqueter. Tu m’entends ? Je te flagellerai de l’aube au crépuscule. Prie ton Bon Dieu pour que ça ne t’arrive pas au mois de juin. Quand j’en aurai fini avec toi, j’aurai réduit tes jolis seins en charpie et j’aurai mis tes côtes à nu. Mais le pire pour toi, c’est que ton cœur battra encore. Je t’abandonnerai vivante. Maintenant, disparais d’ici, puisque tu n’aimes pas ma musique. Où que tu t’enfuies, je te retrouverai. »
Judith relâcha enfin son étreinte. Elle se releva et se détourna de Lynda avec mépris.
Lynda, elle aussi, se releva péniblement. Tête basse, elle s’éloigna vers la sortie.
Un spectateur se leva et la suivit. Puis un deuxième, puis plusieurs autres. Enfin, toute l’assistance se tassait sur la place autour de Lynda, la soutenant de toute leur sympathie. Seul Élie était resté dans la salle.
« Tu lui as bien réglé son compte ! »
« On remballe ! dit Judith à ses musiciens. Il faudra rembourser tous ces gens. Décidément, la tournée syldure m’aura coûté beaucoup de blé. »
Lynda regagna ses quartiers à Arklow. Pour elle aussi, la tournée était finie. Le soir, comme à sa coutume, elle s’agenouilla au pied du lit avant de se glisser sous les draps. Jésus enseignait de prier pour ceux qui nous persécutent, alors elle priait pour Judith.
Elle eut bien du mal à s’endormir cette nuit-là. Ce n’est pas l’épouvantable supplice dont sa nouvelle ennemie l’avait menacée qui la tourmentait, c’était une question beaucoup plus grave : quel est donc cet opéra italien que Moussa avait trouvé si fastidieux ? Après d’intenses réflexions, elle finit par conclure qu’il pourrait bien s’agir de l’œuvre de Vincenzo Bellini : I Puritani.
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