Acte II
Babylone, une grande salle du palais de Nabonide. Des esclaves, sous la direction de Korazar, la préparent en vue d’un festin.
Scène Première
KORAZAR – Esclaves
KORAZAR
Chacun à son ouvrage. Allons, messieurs, pressons !
Voyez ces bras-cassés ! Diantre de mollassons !
Pourquoi ces tables-là ne sont pas alignées ?
Et ces plantes, enfin ! Pas assez éloignées !
Ne voyez-vous donc pas que l’on s’y prend les pieds ?
Vous n’avez aucun goût, ce m’est une pitié :
Voyez ces tristes fleurs à la corolle blême !
UN ESCLAVE
(à part)
Oh ! S’il n’est pas content, qu’il le fasse lui-même !
KORAZAR
(à l’esclave)
Vous murmurez ?
UN ESCLAVE
Nenni.
KORAZAR
Ça, je vous apprendrai
À jouer les malins.
(à un autre)
Vous le faites exprès ?
Qui donc m’a fabriqué ces maîtres incapables
Pas même qualifiés pour dresser une table ?
Il faut pourtant que tout soit prêt avant ce soir
Mais vous n’avancez point. Je suis au désespoir.
Quoi ? Mille conviés à la table du prince,
Venant de tout l’empire et de chaque province !
Ai-je bien commandé cent barriques de vin ?
Me les a-t-on livrées ? Où sont-elles enfin ?
Oui, je crains du bourreau le sabre sur ma tête
Si le moindre quignon de pain manque à la fête.
Le roi veut ses festins, mais il m’en rendra fou !
UN ESCLAVE
Nabonide ?
KORAZAR
Mais non ! De quoi vous mêlez-vous ?
Beltschatsar sur le trône lui réchauffe la place.
Nabonide ! Jamais nous ne voyons sa face
Et le peuple ne sait vraiment qui est le roi
Du père ou bien du fils.
UN ESCLAVE
Aucun des deux, je crois.
KORAZAR
Retourne à ton balai !
(à part)
Oui, lequel faut-il craindre ?
Pauvres Babyloniens ! Vous devriez vous plaindre.
Illuminé, le roi ne vous écoute pas,
Le prince débauché dépouille son État.
Nous regrettons déjà ce monarque stupide ;
Il nous faut un vrai roi. Revenez, Nabonide.
(Entre Nabonide. Pendant les scènes suivantes, les esclaves vont continuer leur travail jusqu’à l’entrée des convives.)
Scène II
KORAZAR – NABONIDE – Esclaves
NABONIDE
Eh bien ! Quoi ? Me voici face à vous.
KORAZAR
Majesté !
NABONIDE
Que d’agitation et quelle activité !
Le vieux roi vous semblait perdu dans ses lubies,
Égaré dans la plaine, au fond de l’Arabie,
Offrant des sacrifices à l’astre de la nuit.
Me voici de retour et sans faire aucun bruit,
De notre capitale prenant quelques nouvelles.
On dit que Beltschatsar, mon fils, en fait de belles :
De femmes et de vin qu’il vit à satiété
Et qu’en mille ripailles il passa tout l’été.
Ce n’est en festoyant qu’un royaume on gouverne.
Est-ce de mon palais qu’on fait une taverne ?
J’entends qu’en ce tripot l’on boive à ma santé
Mais mon fils préféré ne m’a pas invité.
Quand le Perse menace, toute son énergie
Se fatigue en luxure, en ivresse, en orgies.
Il est temps de remettre en ordre ma maison,
Que de tout ce vacarme il me rende raison
Et j’aurais quelques mots à dire à cet ivrogne.
Allez ! Continuez, vaquez à vos besognes,
Car voici Gobryas que je dois rencontrer.
Ce fidèle sujet a de quoi m’éclairer.
(Sort Korazar, entre Gobryas.)
Scène III
NABONIDE – GOBRYAS – Esclaves
GOBRYAS
Que Sin et que Mardouk, mon Seigneur, te bénissent,
Te gardent de tout mal et de tout préjudice,
Qu’ils te soient favorables et qu’ils fassent de toi
Le favori des dieux, le plus heureux des rois.
NABONIDE
Que tous les dieux du ciel, des mers et de la terre
Te comblent de leurs grâces et te soient salutaires,
Qu’ils t’accordent la gloire et la prospérité,
Reçois du dieu lunaire paix et sérénité.
Que Sin, que je vénère, conspire à ta fortune.
GOBRYAS
(à part)
Le voilà de nouveau voyageant dans la lune !
NABONIDE
Mais laissons de côté les gratulations
Et parlons un moment de notre nation.
Du fond de mon exil, à l’abri des tempêtes
J’entends quelques rumeurs et mon cœur s’en inquiète.
GOBRYAS
Oui, je sais, votre fils Beltschatsar.
NABONIDE
En effet,
Mais qu’importe, après tout, ce que le prince fait,
Parlons plutôt de toi et de tes félonies.
GOBRYAS
Félonies, mon Seigneur ?
NABONIDE
Faut-il que tu le nies ?
À la mort de ton fils je ne suis étranger
Et par la trahison tu prétends te venger.
GOBRYAS
Qui vous a dit cela ?
NABONIDE
Ardent et fanatique
Et défendant Mardouk d’un zèle pathétique,
Tu me verrais brûler un soir sur son autel,
Offrande préparée pour ce culte mortel.
GOBRYAS
Calomnie ! Calomnie ! Si je déploie mon zèle,
C’est pour que nuit et jour je demeure fidèle.
Quant à mon jeune fils qui fut exécuté,
Pour te servir si mal il l’a bien mérité.
NABONIDE
On vous a vu pourtant vous installer à table
Avec ce général, stratège redoutable :
Gabatas, le Persan. On m’a dit pis encor ;
Ne contredisez point, vous méditez ma mort,
Vous tramez des complots avec Darius lui-même.
Maudit soit le félon ! Sur le traître, anathème !
GOBRYAS
Sire, tous ces espions par vos soins envoyés
Ont l’esprit dans la brume et vous ont fourvoyé :
Oui, je me suis rendu auprès de roi de Perse,
Avec son général, oui, j’ai quelque commerce
– Et l’on sert à sa cour des repas succulents,
Des gibiers bien dodus, et des vins excellents. –
J’ai décrit à leurs yeux nos mille forteresses.
« Dans cette grande armée n’est-il point de faiblesse ?
Me demande Darius. – Aucune en vérité,
Répondis-je, et n’ayez point la témérité
De lancer vos archers sur ces murs invincibles
Et ne provoquez pas ce monarque irascible ;
Nabonide est vraiment le roi le plus puissant,
Il briserait du poing tout l’empire Persan.
Des peuples de la terre Nabonide est le maître,
Si vous le combattez, il saura vous soumettre. »
Enfin, je lui ai fait de Votre Majesté
Un tableau plein d’éloges. Avec habileté
Je lui ai démontré comme il vous fallait craindre
Et vous ai peint à lui comme l’on doit vous peindre.
Alors, ce roi d’Orient, plus lâche que jamais
– Votre seul nom l’effraie – veut vous laisser en paix.
Rangez, le cœur serein, au fourreau vos épées
Et mettez au repos vos armées équipées.
Darius et ses vaillants ne nous menacent plus,
Comprenant que des dieux vous êtes prince élu.
Malheur au souverain qui ne saurait vous plaire !
NABONIDE
Merci, cher Gobryas, ami toujours sincère
Qui pour servir son roi sa vie met en péril,
Qui jusqu’en Ecbatane a dû souffrir l’exil.
Pardonne-moi ! Pardon pour mes pensées obscures,
Mes indignes soupçons, pardon pour cette injure.
Retourne vers Darius. Informe-moi de tout,
Car de ce tyran-là nous forcerons le joug.
(Il lui donne une bourse.)
Ceci devrait pourvoir à régler tes dépenses.
(Il lui en donne une autre.)
Et pour ton dévouement voici ta récompense.
GOBRYAS
Que Mardouk sur ton trône et sur la nation
Accorde à tout jamais sa bénédiction.
(Sort Gobryas, entre Daniel.)
Scène IV
NABONIDE – DANIEL – Esclaves
DANIEL
N’est-ce pas Gobryas qui vous quitte sur l’heure ?
NABONIDE
Ce sage gouverneur honore ma demeure
Et prodigue à ce jour de vertueux conseils.
Que serai-je sans lui, cet ami sans pareil ?
Mais toi ? Qui donc es-tu ? Je ne crois te connaître.
Sans se faire annoncer devant le roi paraître !
Vous êtes téméraire.
DANIEL
On m’appelle Daniel.
NABONIDE
Quel est votre métier ?
DANIEL
Servant de l’Éternel.
NABONIDE
Ce n’est pas un métier.
DANIEL
La charge de prophète
Est la vocation qui fait ployer ma tête.
NABONIDE
Vocation ? Fort bien ! Et son utilité ?
DANIEL
Humble prédicateur, confident rejeté,
Il ne craint des seigneurs les insignes outrages,
Il porte auprès des rois du Divin le message.
Il parle d’espérance aux peuples opprimés,
Accable les puissants de sermons enflammés,
Heureux l’homme à genoux le cœur à son écoute.
NABONIDE
Tu es un raisonneur prétentieux sans doute,
Et…
DANIEL
Nebucadnetsar, de nos rois le plus grand,
Malgré tous les honneurs que l’on doit à son rang
Savait mieux que quiconque à quel parti se rendre
Quand de ses astrologues ne pouvait rien attendre.
Quand des rêves affreux l’agressaient dans la nuit
Le prophète savait répondre à son ennui.
Quand il vit sa statue, d’or, de fer et de glaise,
Lorsqu’il vit trois Hébreux vivant dans la fournaise,
Psalmodiant en chœur avec l’ange Ariel,
Il reconnut enfin l’œuvre de l’Éternel.
Du haut de son orgueil sombrant dans la folie
Le poison du désastre il but jusqu’à la lie.
Le prophète pourtant l’en avait averti,
Mais, enfin relevé, le roi se convertit,
Consacrant à mon Dieu le reste de sa vie.
NABONIDE
De vieillir comme lui ne m’est venue l’envie.
Libre à qui le voudra de vivre comme un saint
Mais s’il me plaît, à moi, de servir le dieu Sin ?
Et que t’a dit ton Dieu touchant le roi de Perse ?
DANIEL
Il dit que Gobryas de mensonges te berce.
Darius en ce jour même aiguise son poignard.
Repose-toi sur Dieu. Il est déjà si tard !
NABONIDE
Toutes ces prophéties ne sont que balivernes.
Je crois en Gobryas pour ce qui me concerne.
DANIEL
À quoi donc en tel cas me sert-il d’insister ?
Que Sin, ton protecteur veille sur ta cité.
NABONIDE
C’est Sin, et c’est lui seul qui protège la ville,
Gobryas me l’a dit, je dormirai tranquille,
Et le peuple, et le roi, à l’abri de ses murs
Trouvent dans Babylone un soutien fort et sûr.
Je ne redoute rien. Vos discours m’importunent.
À Taïma je rentre adorer le dieu lune.
(Sort Nabonide. Les préparations sont terminées, les convives commencent à entrer. Entre Méline.)
Scène V
DANIEL – MÉline – Esclaves, convives
MÉLINE
Voilà mon cher beau-père, toujours au loin rêvant,
Un roi dont les pensées se dissipent au vent !
La terre peut trembler et s’effondrer l’empire,
Ce prince indifférent n’aurait rien à redire.
Mon mari, Beltschatsar, en réjouit son cœur
Car l’immense royaume il dirige en Seigneur.
Ses mœurs dégénérées, hélas ! me contrarient ;
Il nous prépare encore un soir de beuverie.
Plus de mille invités viendront à son festin,
Ivrognes comme lui, mangeurs et libertins.
Je dois, en tant que reine, y montrer bon visage ;
Dévoiler mon dégoût serait lui faire outrage.
Pourtant j’ai dans le cœur quelque pressentiment.
Je sens comme une angoisse, en mon âme un tourment.
Quel artiste peindrait la douleur qui me brûle ?
J’ai beau me raisonner… ma crainte est ridicule,
Mais ma peine est immense et mes yeux sont en pleurs.
Cette nuit, j’en suis sûr, s’abattra le malheur.
Et les dieux châtieront Beltschatsar, cet impie.
Il les offensa trop. Il faudra qu’il expie.
Les portes de l’enfer s’ouvriront. Que j’ai peur !
DANIEL
Reine, croyez en Dieu, l’Éternel protecteur.
Il m’a fait cette nuit d’horribles confidences :
Il fera de la fête une nuit de vengeance
Mais, du fer et du feu il vous délivrera ;
Madame, recherchez le repos dans ses bras.
MÉLINE
Prophète, j’ai trouvé la paix dans vos paroles.
Il me coûte de vivre en cette cour frivole ;
Quoi qu’il puisse arriver je veux penser à Dieu.
En lui je me confie en ce jour périlleux.
Déjà pour le banquet se pressent les convives.
Le roi sera présent, il faut que je le suive.
Adieu donc ! Au festin vous n’êtes invité.
DANIEL
Reine, quel embarras si je l’avais été !
Je ne suis point fêtard et ma seule présence
Risquerait, je le crains, de plomber l’ambiance.
(Daniel sort. La salle commence à se remplir de convives, de danseurs et de musiciens.)
Scène VI
MÉLINE – Esclaves, convives, danseurs, musiciens, etc.
(Méline va s’installer discrètement à une table.)
CONVIVE 1
La reine a déjà pris sa place. Installons-nous.
CONVIVE 2
N’aurait-elle pas dû attendre son époux ?
CONVIVE 1
Elle s’encombre peu de tant de protocole.
CONVIVE 2
Elle a, ma foi, raison, ce n’est que fariboles.
Les salutations ne prendront pas de fin.
Que l’on serve à manger promptement, car j’ai faim !
CONVIVE 1
Au diable les discours, sermons interminables ;
Quand le roi paraîtra nous passerons à table.
CONVIVE 3
Cette belle terrasse que réchauffe un vent doux
Nous invite au bon air, mon ami.
CONVIVE 4
Après vous.
CONVIVE 5
Admirez ces rivages aux plages délicates.
Ne voudriez-vous pas vous plonger dans l’Euphrate ?
CONVIVE 4
Un bon bain, quel plaisir !
CONVIVE 5
Mais je ne comprends pas
Quelle farce des dieux rend son niveau si bas ?
CONVIVE 4
La sécheresse aurait causé ce phénomène.
CONVIVE 5
Il n’a fait que pleuvoir durant ces deux semaines.
CONVIVE 3
Les navires bientôt ne pourront naviguer.
CONVIVE 4
Mais chars et cavaliers traverseront à gué.
(Trompettes. Entrée de Beltschatsar.)
Scène VII
LES MÊMES – BELTSCHATSAR
CHŒURS de COURTISANS
Nous te saluons, monarque éternel
Seigneur de la terre, des mers et du ciel,
Tu donnes le souffle et la vie et l’être
À tous les mortels. Tu es notre maître.
Nous te vénérons, car tu es puissant,
De Mardouk le feu dans l’âme et le sang,
Tu es le savoir, tu es la lumière,
Notre créateur, tu es notre père.
Ton front resplendit, ta face reluit,
Chasse l’ignorance, dissipe la nuit.
Ton front glorieux porte la couronne.
Gloire à Beltschatsar, roi de Babylone.
Ton trône s’élève au-dessus des cieux,
Il soumet les hommes, il est craint des dieux,
Élève les monts, creuse les vallées,
Ordonne à la foudre, à la giboulée.
Gloire à Beltschatsar, à toi le salut,
L’honneur et la gloire, et…
BELTSCHATSAR
N’en jetez plus !
Oui, je suis Beltschatsar, le maître de la terre,
Le prince de la paix, le Seigneur de la guerre,
Je suis le bon berger paissant tout l’univers.
Vous pouvez me louer en prose comme en vers,
Je le mérite bien, mais vos chœurs de louanges
Fatiguent mon esprit ; vos cantiques étranges,
Glorifiant le nom divin de Beltschatsar
Glissent comme la pluie sur le dos d’un canard.
N’allons pas aujourd’hui tous nous enfler la tête
Car c’est un jour de joie, car c’est un jour de fête,
Une nuit consacrée à l’ivresse, à l’amour,
Je ne la puis gâter par d’assommants discours.
Servons plutôt du vin, des nectars délectables.
Maudit soit le dernier à rouler sous la table.
Je veux que l’on s’amuse, le ventre bien rempli,
Les jambes flageolantes et l’esprit ramolli,
Qu’on fasse en mon palais une orgie sans pareille
Et que par nos chansons la mort même on réveille.
Voici déjà les plats garnis de beaux gibiers,
Faisans et damans gras, chevreuils et sangliers.
À vous les musiciens, baladins et danseuses,
Enivrez-nous d’amour, grâces voluptueuses.
(Le roi se met à table à côté de Méline. Musique et danse pendant que l’on commence à boire et à manger.)
BACCHANALE
Nimrod le dieu de la vigne
Apporte à l’ivrogne indigne
La folie de tes liqueurs :
Liqueur de prune ou de guigne
Au buveur qui se résigne
Et s’enivre de bon cœur.
Aux plaisirs de ton ivresse,
Insouciante allégresse,
Dans ton temple, gai séjour,
Donne aussi de la tendresse,
Multiplie pour nous sans cesse
Les voluptés de l’amour.
BELTSCHATSAR
(déjà ivre)
Voyez, à Babylone, pour la danse et les arts,
Les lettres, la musique, nous sommes fort gaillards.
Nous voilà divertis aux harpes de nos muses.
De la danse et du vin, voyez comme on s’amuse.
Venez, belles danseuses et prenez du repos.
La sueur, telle des perles, coulant sur votre peau,
Brillant du feu des dieux vous rend encor plus belles.
Allons, n’aie donc point peur, approche, demoiselle.
(Il saisit une danseuse et la prend dans les bras.)
DANSEUSE
Sire ! Que faites-vous ?
BELTSCHATSAR
La belle, embrassons-nous.
DANSEUSE
Vous ne m’avez payée que pour danser pour vous.
BELTSCHATSAR
Je double ton salaire, seulement, sois gentille.
(aux convives)
Enivrez-vous de vin et partagez les filles.
MÉLINE
Pour l’ivresse il est bon. Entre sa coupe et lui
Lequel est le plus plein ?
BELTSCHATSAR
Allons ! Faites grand bruit.
MÉLINE
(à part)
Cette fille de rien qui le serre et l’embrasse,
Puisse-t-elle en ses bras étouffer sa carcasse !
Belle façon, ma foi, pour un roi de mourir !
BELTSCHATSAR
Vous murmurez, ma reine.
MÉLINE
Faut-il me réjouir,
Devant tes courtisans montrer belle figure
Quand mon mari repu de graisse et de luxure
S’expose à ses vassaux comme un roi désœuvré,
Se conduit comme un rustre, un faquin déluré ?
Ivre à régurgiter sur le sein de la belle
Qu’il tient sur ses genoux !
BELTSCHATSAR
Assez ! Femme rebelle !
Ivre je ne sois point, tu devrais le savoir,
Et je sais résister aux vapeurs.
MÉLINE
Tu es noir.
Je n’ai jamais oui de propos si stupides.
Hélas ! Qu’en penserait le vieux roi Nabonide ?
BELTSCHATSAR
Laisse mon géniteur en dehors de ceci.
MÉLINE
La traîtresse liqueur t’a l’esprit rétréci.
BELTSCHATSAR
Mais voyez quel affront ! L’ignoble péronnelle !
Dire que j’ai trop bu ! loin de ma vue, femelle !
MÉLINE
La femelle s’en va, la péronnelle aussi.
Ne me reconduis pas à la rue, reste assis.
BELTSCHATSAR
Non point. Restez ici. Demeurez ! Je l’exige.
MÉLINE
Je ne demeure point.
BELTSCHATSAR
Restez ici, vous dis-je
Ou je réjouirai cette fête à souhait
Pour corser le spectacle en vous donnant le fouet.
MÉLINE
(à part)
L’ivrogne que voilà !
BELTSCHATSAR
Vous murmurez encore ?
Voulez-vous en tâter, ma reine que j’adore ?
MÉLINE
Je me tais.
BELTSCHATSAR
Il vaut mieux. Buvons pour oublier
Cette femme de rien qui voudrait me plier.
Voici d’excellent vin mais la coupe est morose.
Est-ce en vase d’étain que les rois on arrose ?
Nous avons dans nos cryptes amoncelé de l’or
Amené par le roi Nabucodonosor.
En vain ces beaux objets traînent dans la poussière,
Ils veulent resplendir, ici, dans la lumière.
MÉLINE
Quoi ? Les trésors du temple ?
BELTSCHATSAR
Nous les refuserions ?
Pour gâter mon plaisir vos réclamations
A la fin me fatiguent.
MÉLINE
Mais, les coupes sacrées…
BELTSCHATSAR
Elle va, c’est couru, nous gâcher la soirée.
MÉLINE
Vous osez profaner du Dieu saint le trésor
Que ses prêtres touchaient en tremblant !
BELTSCHATSAR
Et alors ?
Faites venir aussi les couteaux, les fourchettes.
Ce n’est pas ce Dieu-là qui troublera ma fête.
MÉLINE
On ne se moque pas des affaires de Dieu.
BELTSCHATSAR
Je ne redoute point l’idole des Hébreux.
Qu’on m’apporte à l’instant toute cette vaisselle :
Dans l’or béni des dieux festoyons de plus belle.
(Des esclaves apportent les coupes du temple. Ils y servent du vin à Beltschatsar.)
Que mon ivrognerie soit office divin !
Que soit pour Éloïm cette offrande de vin !
À la santé du Dieu des Juifs buvons sans trêve.
Qu’il nous accueille au paradis, pays de rêve,
Et fasse qu’en son ciel le vin soit aussi bon.
(Il se lève brusquement, faisant tomber la danseuse qu’il tenait sur les genoux.)
Qu’est-ce que c’est que ça ?
DANSEUSE
En voilà des façons !
BELTSCHATSAR
Ne voyez-vous pas ? Là !
DANSEUSE
Quel démon le possède ?
BELTSCHATSAR
C’est horrible. J’ai peur. À moi la garde ! À l’aide !
Sur le mur, là !
DANSEUSE
Eh bien ?
BELTSCHATSAR
Elle court sur le mur
Tout comme une araignée.
DANSEUSE
Il est à point, c’est sûr.
BELTSCHATSAR
Elle va me saisir et me ravir mon âme.
Voyez, entre ses doigts elle tient un calame.
Ce fils de Gobryas que l’on fit égorger,
Son fantôme aujourd’hui revient pour se venger.
Je chancelle, je meurs. Délivre-moi, Méline.
MÉLINE
Que peut la péronnelle face à l’ire divine ?
BELTSCHATSAR
Elle est là ! Sur ce mur elle écrit. Quelle horreur !
CONVIVE 1
Le visage du prince a changé de couleur.
BELTSCHATSAR
C’est le diable ! Au secours ! il veut tous nous détruire.
CONVIVE 2
Spectacle au goût mauvais qui ne nous fait point rire.
BELTSCHATSAR
Ceci n’est pas un jeu. Cette main de malheur
Est châtiment divin. Vision de terreur.
(Les assistants fuient en désordre. Beltschatsar, dans sa fuite, trébuche et reste au sol.)
Scène VIII
BELTSCHATSAR – MÉLINE
(Beltschatsar reste prostré, face contre terre. La main a disparu, laissant sur le mur une inscription indéchiffrable.)
MÉLINE
Elle est partie. Tu peux relever ton visage.
BELTSCHATSAR
Tu ne t’es pas enfuie comme eux ?
MÉLINE
J’ai du courage.
BELTSCHATSAR
Je suis terrorisé, car les feux de l’enfer
Me brûlent les entrailles. Combien j’aurai souffert !
Mais toi, n’as-tu pas peur ?
MÉLINE
Je ne suis effrayée
Car je crains l’Éternel. Il m’a fortifiée.
Sur les flots en furie, vulnérable nocher,
Il me met à l’abri comme sur un rocher
D’ailleurs, ce n’est pas moi qui servis à ma table
Les coupes sanctifiées. Je n’en suis point coupable.
Chanter des paillardises aux yeux de tous ces gens
En même temps louer des dieux d’or et d’argent !
Ton immoralité ne vaut rien pour lui plaire,
Tes débauches enfin attisent sa colère.
BELTSCHATSAR
Étrange paradoxe ! Tu n’as donc peur de rien
Grâce au Dieu des Hébreux, mais pourtant tu le crains.
MÉLINE
Je crains, c’est avéré, par désobéissance
De courroucer son cœur et de lui faire offense.
Forte des bons conseils du prophète Daniel,
J’ai su me confier au bras de l’Éternel.
BELTSCHATSAR
Daniel, nous y voilà ! Mais cette main terrible
A laissé sur ce mur une marque pénible.
Ces quatre vilains mots écrits au fusain noir,
Qu’on les fasse effacer ! Je ne veux plus les voir.
MÉLINE
Par cette étrange main Dieu t’adresse un message,
Quelque avertissement.
BELTSCHATSAR
Un horrible présage.
Pourquoi m’écrirait-il en ce dialecte abstrus
Plutôt qu’en chaldéen sur un frais papyrus ?
Quel cas ce Dieu distant fait-il du dialogue ?
Allons ! Fais convoquer céans les astrologues.
Il me faut leurs clartés, leur savoir, leur soutien.
MÉLINE
Ces mages, tu le sais, sont tous des bons à rien.
Ce n’est que vanité que toute leur science.
Prestidigitateurs ! Leur fais-tu confiance ?
Le cas qui nous implique surpasse leur pouvoir.
Ils ne savent rien dire, malgré tout leur savoir.
Daniel te traduira ces mots sans équivoque,
Ne te trompera pas.
BELTSCHATSAR
Alors qu’on le convoque,
Mais prends soin d’avertir ce maudit fils d’Hébreu
Que s’il me décevait il mourrait par le feu.
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