Chapitre V - Un volontaire pour épouser Sabriana
Le prince quitta la présence de son père. Traversant le salon carré, il avisa un veau d’or fondu, portant un disque entre ses cornes, qui trônait sur un angle. Il se tourna vers lui et se prosterna à ses pieds.
« Ô grand Créateur, toi qui tiens notre destinée entre tes sabots, s’il te plaît, ne permets pas qu’on me contraigne d’épouser Sabriana. »
Il se releva et reprit son chemin, puis se ravisant, revint vers le veau, se reprosterna et ajouta :
« Et puisque que je n’épouserai pas Sabriana, montre-moi celle qui sera ma femme. »
Comme une réponse de l’idole, un visage flou se dessina au-dessus de son front.
« Ah non ! Pas celle-là ! Je préfère encore l’autre. »
Dans les couloirs, il croisa Wilbur.
« Toi tu tombes bien ! Le roi veut te voir.
– Qu’est-ce que j’ai encore fait ? »
En ce temps-là, tout le monde croyait en un Dieu unique et créateur, mais on ne supportait pas l’idée d’un Dieu invisible. C’est pour cette raison que les autorités religieuses, après de longues tergiversations entre ovins, équidés et bovins, se sont décidées pour le représenter sous la forme d’un veau. Ce succédané de Dieu siège ainsi dans chaque foyer, en or, en argent, en marbre, en pierre ou en bois selon les moyens du propriétaire. Les plus pauvres se contentent d’une vague figure de quadrupède de paille et de branches, surmonté d’un vieux miroir plus ou moins cassé. C’est pour tous un incontournable devoir religieux que de se prosterner devant lui au moins une fois par jour. On lui adresse des louanges, mais surtout des requêtes et des demandes d’informations concernant l’avenir. Wilbur n’avait pas manqué de constater l’absence de cette chose dans la cabane d’Éliséa et en avait averti son maître.
« Cette fille, si c’en est une, n’adore pas le Dieu créateur. C’est une impie.
– C’est son droit, » répondit simplement Axel.
La belle princesse Sabriana, dans son palais somptueux, ne déroge pas à cette règle.
La voici, justement, en pleine dévotion. Ce n’est pas le moment de venir la déranger.
« Ô grand Dieu créateur de la terre, du soleil et de la lune, merci de m’avoir faite telle que je suis, merci de m’avoir promise à la royauté, merci de m’avoir accordé la richesse et l’intelligence. Merci surtout parce que tu m’as créée si belle qu’aucune femme ne peut rivaliser contre moi. »
À peine a-t-elle prononcé ces paroles empreintes d’humilité qu’un visage s’esquissa au-dessus de la tête du veau.
« Qui c’est celle-là ? »
L’image devient nette. Par un effet de zoume arrière, le visage recule et le corps du personnage apparaît de la tête aux genoux.
« Ô grand Dieu, je crois que tu ne m’as pas comprise ou que tu te fiches de moi. »
Un voile noir masqua l’apparition. La princesse s’éloigna en maugréant.
« Cette histoire me contrarie. Il va falloir que je fasse fouetter un ou deux valets. »
Au palais royal de Séquanie, l’entretien tant appréhendé par le marquis palefrenier s’avérait plutôt convivial. Quand le roi est gentil, c’est qu’il a besoin d’un service. Il lui tendit le portrait de la fameuse princesse.
« Comment trouves-tu cette jeune femme ? »
Wilbur sentit l’adrénaline et la concupiscence monter dans ses veines.
« Je suis censé la connaître ? »
Le roi reprit depuis le début sa sordide histoire de cabrioles et d’artillerie.
« C’est donc une sauterelle, mais je ne vois pas en quoi les sottises de Votre Majesté me concernent.
– Nous y venons : mon fils, le prince Axel était censé l’épouser pour récupérer les canons dans la famille, mais cette tête de pioche n’en veut pas.
– Comment ça ? Il n’en veut pas ? Mais moi, sauterelle ou pas, si une femme comme celle-là me tombait dans les bras, je ne chercherais pas minuit à deux heures du matin.
– Eh bien justement, je t’offre l’occasion de ta vie : épouse-la, cette sauterelle ! Par cette alliance, la Courlandie se rabiboche avec notre couronne, et le tour est joué.
– Je ne demande pas mieux. Il y a juste un petit détail qui me chagrine. Il y a deux semaines, j’étais valet d’écurie, maintenant, me voilà marquis, mais pour une princesse, c’est un peu limitrophe.
– C’est juste. Alors, je te nomme prince : remise à niveau.
– Ah ! si je suis prince, évidemment, je suis prêt à épouser n’importe qui. »
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