Chapitre XVIII - Paul Deschanel
« Surprise de me voir, ma cocotte ?
– J’aimerais bien savoir ce que tu fais ici, Judith.
– Tu n’as pas de compte à lui rendre, crie Dimitri, jette-la-moi dehors ! »
Judith se précipite pour empoigner Lynda. Celle-ci lui saisit les doigts de chaque main et leur impose une torsion douloureuse. Judith plie les genoux.
« Arrête ! Lâche-moi ! Tu me fais mal !
– Pas avant que tu m’aies répondu : qu’est-ce que tu fais ici ?
– C’est bon, c’est bon, soupira Dimitri, arrête de torturer ma fiancée, nous allons satisfaire ta curiosité. »
Lynda lâcha sa prise.
« Ta fiancée ?
– Oui, enfin… ma copine.
– Après avoir été le jules de la mère Mac Affrin, tu t’occupes de la fille ! Bel exemple de moralité pour la jeune république !
– J’ai mes modèles.
– Et toi, que nous avons eu la joie de baptiser sur ta profession de foi, tu t’es laissé faire ? »
Après s’être tordue de douleur, Judith se tord de rire.
« Tu y as cru ? Vraiment ? Je suis donc une bonne comédienne ! Tu as vraiment cru que je me suis convertie à ta secte de débiles ? Comme tu es naïve ! J’ai juste vécu une expérience sentimentale sans lendemain. Périklès, qui est plus malin que toi, ne voulait pas me baptiser, c’est toi qui as insisté.
– C’est toi qui as trahi Périklès, et c’est par ta faute qu’il est en prison.
– “Quelqu’un mettra-t-il du feu dans son sein sans que ses vêtements s’enflamment ?” [1] Par ailleurs, je ne t’ai toujours pas châtiée pour le meurtre de ma mère, mais tu ne perds rien pour attendre. »
Dimitri se frotte les mains :
« J’attends ce jour avec impatience. Je vais bouillir de plaisir quand ma Judith t’épluchera comme un oignon.
– Et ce ne sera que le début. Une fois épluché, l’oignon, je le hacherai menu et je le ferai frire.
– J’ai tout de même une bonne nouvelle pour toi, ma jolie : avant qu’elle te déchiquette, tu vas pouvoir retrouver tes pénates. Ce palais royal me paraît vraiment démodé, je m’y ennuie à mourir et je vais te le rendre. En tant que réincarnation de Nimrod, j’ai pour mission de reconstruire la tour de Babel, une tour de deux mille mètres de haut. Je l’habiterai, j’y installerai tout mon gouvernement et mon administration et j’y ferai habiter toute la population. J’atteindrai le ciel et j’en délogerai Dieu.
– Tu es plus malade que je pensais, mon pauvre vieux ! Le syndrome de Paul Deschanel !
– Lui aussi a eu plus de chance qu’Émile Verhaeren, ironisa Dimitri.
– Qui c’est celui-là ? » demanda Judith, l’air idiot, car sa culture se limite au pop-rock-rap métallique.
Lynda, qui en avait un peu plus, lui expliqua :
« Paul Deschanel, c’était un président de la République française. Au bout d’un an au pouvoir, il a pété un fusible. Pour notre ami Dimitri, ç’aura été encore plus rapide. Une nuit où il voyageait en wagon-lit, il s’est levé pour faire pipi. Manque de chance, il s’est trompé de porte et il est tombé du train ; coup de chance, il s’en est sorti vivant. Il a continué son voyage à pied, en pyjama, le long des rails, jusqu’à ce qu’il rencontre un cheminot : “Qu’est-ce que vous faites là, vous ? – Je suis le président de la République. – Et moi, je suis Napoléon.”
– Non ? Mais c’est vrai, cette histoire ?
– Et puisque nous sommes dans les histoires de train, tu vas me faire le plaisir de libérer Wladimir. J’exige aussi la libération de Périklès et la réouverture de son église.
– Tu exiges ! Tu entends ça, ma chérie ? Elle exige ! Deschanel se prenait peut-être pour Napoléon, mais toi tu te prends pour la reine Victoria ! »
Judith ricana.
Dimitri poursuivit :
« Et pourquoi accorderai-je une telle faveur à ta secte et à son pape ? Sache que je ne plie les genoux que devant les puissants. Les francs-maçons ont de l’argent, les émirs ont de l’argent, les chrétiens n’en ont pas. C’est aussi simple que cela. J’ai choisi le bon camp.
– Je suis décidée à servir le Ressuscité. Quant à ton maître, il est déjà vaincu.
– Revoilà ton langage fanatique ! Voilà l’apôtresse qui a maintenu la Syldurie dans l’ignorance et l’obscurantisme ! Et le peuple a cru à tes mensonges ! Il était temps que je vienne apporter le flambeau du progrès ! Pendant plus de vingt siècles, le christianisme a maintenu les nations dans l’esclavage. Il fait la guerre au spiritisme, à la fornication, à l’homosexualité, à la polygamie, à l’euthanasie, à la pédophilie, et à tous les délices que moi, le président Dimitri Plogrov, j’offre à la Syldurie, dont je ferai un modèle aux yeux des nations.
– Tu me fais peur ! La pédophilie aussi ?
– Je te fais peur ? Moi, le petit Dimitri, je fais peur à la grande Lynda ? Quel honneur ! Oui, la pédophilie aussi. Je m’y attelle fermement. D’ici peu, la Syldurie sera le premier pays du monde à autoriser, et même à encourager la pédophilie. Bien entendu, un programme de répression sera mis en place contre les rétrogrades de ton espèce qui continueront à s’y opposer.
– C’est monstrueux !
– Monstrueux ! Tout de suite les grands mots ! Je reconnais là toute l’arrogance des chrétiens bornés qui veulent enfermer les peuples dans des lois égoïstes et tyranniques ! La pédophilie n’a rien de monstrueux, bien au contraire ; en la normalisant, la société va faire un progrès considérable : la jeunesse va pouvoir enfin s’éveiller aux réalités de la vie.
– Quel programme ! Il y a tout de même une question que je me pose : je sais que tu es un orateur hors concours, un Chrisostome maçonnique, que tu vendrais une bicyclette à un cul-de-jatte et un trombone à un asthmatique, mais tout de même ! Comment es-tu parvenu à faire voter tes lois iniques à l’unanimité du Parlement ?
– Là ! Je laisse au ministre de la Culture le soin de te répondre.
– Ministre de la Culture ?
– Eh bien, oui ! Quand même ! Un talent comme le sien ! Qui mieux qu’elle pourrait être le porte-parole de la culture syldure ?
– Ta maîtresse ! Les gens n’ont pas compris qu’on se moque d’eux ?
– Non, ils n’ont pas compris. Ils sont encore plus bêtes que toi. Explique-lui, Judith.
– Ma technique est très simple, fondée sur l’hypnose. Dimitri me donne la parole au début de chaque session parlementaire. Ce n’est pas ce que je dis qui est important. J’en profite pour insulter la Syldurie, me moquer de la république et de la démocratie, mais surtout, me moquer de toi et de ta religion. Ils n’écoutent pas de toute façon. Pendant mon discours, je regarde chacun d’eux dans les yeux. Leur esprit est sous mon contrôle, et au moment de voter de nouvelles lois, ils votent pour. Chez nous, on a mieux que le 49.3.
– Me voilà rassurée. Je croyais qu’ils avaient approuvé cette infamie de leur plein gré. Rappelle-toi : je réclame la libération de Périklès Andropoulos, et celle de Wladimir, ou tu auras affaire à moi.
– Andropoulos restera en prison et je ferai fermer toutes les églises. Je hais les chrétiens. Les chrétiens n’ont rien à faire dans un pays libre ; je les chasserai tous de Syldurie, à commencer par toi.
– Dans ce cas, mon petit bonhomme, je te déclare la guerre. Mais prends bien garde à toi, je te combattrai avec l’épée de l’Esprit. Toi tu n’as qu’une équerre et un compas. Nous nous reverrons. À bon entendeur.
– C’est ça, débarrasse-moi le plancher ! »
[1] Proverbes 6.27
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