III
III
Le cartable sur le dos, Ludivine s’éloigne du pavillon familial et va sonner à la maison d’en face. Une dame d’une cinquantaine d’années lui ouvre :
« C’est toi, ma petite princesse. Entre donc ! »
Le Petit Chaperon rouge est donc devenue Cendrillon, elle a un prince charmant qui l’attend. Ce prince charmant, c’est Christophe, un étudiant de vingt-deux ans. Il l’a vu marcher à quatre pattes et maintenant qu’ils ont grandi, ils ont gardé une profonde affection l’un pour l’autre. Comme il a passé brillamment son baccalauréat, l’algèbre et la géométrie n’ont pas de secret pour lui. Il reçoit la fillette dans le petit bureau qu’il s’est aménagé dans les combles. Ils sont studieux. Quelquefois, tout en dissertant sur l’hypoténuse et son carré, il lui arrive de ne pas résister à l’envie de tenir sa tresse au toucher si doux. Elle lui lance un regard sévère.
« Christophe, s’il te plaît, je n’aime pas que l’on touche mes cheveux.
– Pardon, ma princesse, je ne recommencerai plus.
– Il y a intérêt. »
Après le travail, la récompense, les parents et les jeunes gens se retrouvent au salon devant un chocolat ou une limonade, selon la saison. Il arrive que Christophe invite sa jeune amie et ses parents à un événement culturel.
« Ludivine, j’ai une copine qui se lance dans le métal…
– Dans le métal ? Veut-elle donc devenir forgeronne ?
– Mais non, le métal ! Le rock métallique. C’est nouveau pour elle, j’aimerais venir l’encourager pour son premier concert. Je t’invite.
– Moi, tu sais, c’est plutôt le rock doux.
– Pour me faire plaisir ! Et puis, tu sais, c’est une fille vraiment sympa, tout comme toi, elle sera heureuse de faire ta connaissance. Je te ferai passer pour ma petite sœur.
– D’accord, mais je ne te promets pas que je vais aimer. »
Christophe déroule fièrement une affiche de format A3. La photographie représente l’artiste sur scène au premier plan devant ses musiciens : batterie, guitare basse, synthétiseur. La rockeuse paraît très jeune, probablement quinze ou seize ans, les cheveux en bataille, maquillée au point d’en déguiser son visage, bardée de cuir et de fer, de chaînes et de clous, les jambes chaussées de bas volontairement lacérés, s’acharne sur sa guitare électrique jusqu’à en rompre toutes les cordes, s’il est possible. Il apparaît au-dessus de sa tête, en lettres de néon :
« Maliengkaïa, en concert »
Ludivine inspecte attentivement l’affiche.
« Elle ressemble un peu à… oui, mais encore plus moche. »
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Durant tout le concert, Ludivine plaquait ses mains contre ses oreilles. Le volume sonore qui lui rompait la tête ne l’empêchait pas de penser.
« Pas facile de la reconnaître avec son allure de gothique, mais je ne m’étais pas trompée, c’est bien elle. La voilà qui se lance dans le chobise. Elle ne sait vraiment plus quoi inventer pour épater la galerie. »
Elle poursuit sa méditation :
« Je suis sûre qu’elle va vendre des millions de disques et elle passera à la télévision. Quand elle se bat, c’est pour gagner ; moi, quand je me bats, c’est toujours pour voler au tapis. Je la déteste, mais j’aimerais bien être comme elle. »
Ghislaine, alias Maliengkaïa, termine son spectacle sous les ovations. Christophe, flanqué de sa « petite sœur », l’aborde pour la saluer. Ils s’étreignent chaleureusement et échangent une paire de baisers sur la joue. Ludivine leur lance un regard furieux.
On peut avoir douze ans et être amoureuxpointeuse et, par conséquent, devenir jalouxpointouse.
« Voilà qu’il te la serre dans ses bras, et vas-y que je te piotte ! Elle est en train de l’embobiner, et lui, comme un benêt, il se laisse faire. Dans moins de quatre ans, elle sera majeure, elle l’épousera et moi, comme d’habitude, je serai la bonne dinde. J’ai de bonnes raisons de me méfier de cette GML, elle est vraiment dangereuse. »
« Ghislaine, je te présente ma petite sœur, Ludivine. »
Ghislaine la toise d’un regard narquois.
« Ta petite sœur, vraiment ?
– C’est tout comme.
– On se connaît, dit froidement Ludivine, puis, à l’adresse de sa rivale :
Tu n’as jamais parlé de moi à Christophe ?
– Pourquoi aurions-nous parlé de toi ? Je ne savais pas que tu étais sa “petite sœur” ».
Le ton moqueur sur lequel elle prononçait « petite sœur » vexa profondément la fillette. Puis, les deux aînés discutèrent entre eux, la laissant dans l’oubli et la tristesse.
« Je trouve ton nom de scène vraiment original : Maliengkaïa, ce n’est vraiment pas courant, comme prénom.
– ça veut dire : “la petite”.
– En quelle langue ? hasarda Ludivine.
– À ton avis ? En birman ?
– En tout cas, fit remarquer Christophe, il ne colle pas tellement à ton mètre soixante-quinze.
– C’est tout l’art de la dérision. »
Christophe reconduisit Ludivine chez elle. Elle tirait une tête de phacochère.
« Visiblement, tu n’aimes pas ce genre de musique.
– Si ce n’était que la musique !
– Enfin, qu’est-ce qui ne va pas ?
– C’est cette garce. Il faut voir comme tu l’as embrassée !
– Mais quelle histoire pour deux bisous sur la joue ! À toi aussi, je te fais des bisous sur les deux joues et tu ne m’en fais pas tout un fromage !
– Ce n’est pas pareil. »
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Grisée par ce premier succès, la grande Maliengkaïa rêve de gloire éternelle, elle rêve le jour, elle rêve la nuit.
Sommeil agité, elle voit défiler toute sorte de personnages. Ludivine ose une intrusion dans ce monde de volupté, elle est petite, toute petite, Ghislaine la soulève entre son pouce et son index, elle serre son corps dans son poing comme dans un étau, la minuscule victime la regarde, suppliante.
« Ghislaine, lui dit-elle, si tu entends sa voix aujourd’hui, n’endurcis pas ton cœur. »
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