Chapitre XVIII - Un repas chinois
Le Palais de l’Empire du Dragon de la Muraille de Chine et du Yang Tsé Kiang est un restaurant chinois, comme son nom l’indique. J’ose espérer que chacun de nos lecteurs est allé manger chinois au moins une fois dans sa vie. Je vous en épargnerai donc une description fastidieuse. Il ressemble à n’importe quel restaurant chinois, avec un aquarium, des tables et des chaises. Situé dans un quartier populaire, sa superficie est petite, sa décoration et son mobilier sont modestes, mais sa propreté est irréprochable.
Son exploitant est l’honorable Pi Seng Li, une figure locale bien connue que nous avons déjà rencontrée au commissariat.
Je tiens à préciser que Pi Seng Li est un véritable Chinois. S’il était vietnamien, il s’appellerait Nguyen Tran Dong.
Derrière le comptoir, une jeune serveuse essuie quelques verres en attendant le client. C’est Fabienne qui a troqué son uniforme contre un tablier et sa chère matraque contre un torchon.
Il n’y a pas si longtemps, Fabienne s’était un petit peu énervée contre son commissaire divisionnaire préféré. Comme elle a le biceps plus épais que le cerveau, son affaire n’a pas traîné : une droite, une gauche, et pour finir, un bon coup de boule. Sa carrière a volé en éclats de la même façon que les incisives de son patron. Heureusement pour elle, le Palais de l’Empire du Dragon est une entreprise dynamique qui crée des emplois, si bien qu’elle n’est pas restée longtemps au chômage.
Il est bientôt midi et les gens commencent à avoir faim. Justement, une jeune fille, dans la rue, s’arrête devant la vitrine, regarde le menu, hésite, puis se décide à pousser la porte du restaurant. Une drôle de fille, étrange assemblage de hippie et de gothique. Une luxuriante chevelure rouge tombant jusqu’à sa ceinture lui couvre presque entièrement le visage. Pi Seng s’avance pour l’accueillir.
« Soyez la bienvenue dans humble Palais de l’Empire du Dragon de la Muraille de Chine et du Yang Tsé Kiang, honorable mademoiselle. Très bonne cuisine chinoise, pas chère. Rouleaux de printemps, pâtés impériaux, salade au crabe, soupe aux nids d’hirondelles…
– Nids d’hirondelles ? demanda la cliente, tout étonnée.
– Très bon. Nouilles tressées en forme nids d’oiseau.
– Eh bien ! je vais y goûter. Une soupe aux nids d’hirondelles, ensuite un bœuf chop suey, un riz cantonais, et une demi-bouteille de Côtes du Rhône.
– À votre service, honorable mademoiselle. »
Pi Seng disparut dans la cuisine. Fabienne abandonna ses verres pour servir à l’honorable demoiselle une boisson garnie d’un litchi, accompagnée de quelques pétales de crevettes.
« L’apéritif vous est offert par la maison.
– Merci infiniment, vous êtes fort aimable. »
« Cette voix me rappelle quelqu’un, se dit Fabienne. Il faudrait que je voie son visage. »
La porte du restaurant s’ouvrit. Mohamed et Mamadou entrèrent.
« Tain ! Les keufs ! Cassons-nous !
– Où tu vois les poulets, mon pote ?
– Mais là ! En face de toi ! C’est la folle qui voulait nous matraquer l’autre jour.
– Calmez-vous, les petites racailles, dit Fabienne qui avait repris sa vaisselle. Je ne fais plus partie de la police. Alors continuez vos petits trafics. Ça m’est bien égal.
– C’est vrai ? Vous n’êtes plus flic ?
– Est-ce un uniforme de pieuvre, ça ?
– Alors, vous n’êtes plus armée ?
– Viens, mon pote. On va lui casser la figure. »
Mohamed s’approcha de Fabienne qui, d’un bond athlétique, se projeta par-dessus le comptoir.
« Ne cherchez pas les problèmes. Même sans mes outils, je suis capable de vous maîtriser tous les deux d’une seule main. Alors choisissez : ou bien je vous sers des nouilles, ou bien je vous sers des torgnoles.
– Ben ! En fait, on était venus pour casser la croûte.
– Alors prenez la peine de vous asseoir. Il y a de la place, installez-vous où vous voulez. »
Les deux garçons, cherchant une table, virent la cliente qui commençait à savourer son apéritif.
« Tain ! Choufe-moi un peu cette fille !
– Ça pour un canon, mon pote, c’est un canon !
– Un canon avec lequel je boirais bien un petit canon.
– On s’installe à côté d’elle ?
– T’es pas fou ? Elle va nous envoyer bouler !
– Laisse-moi faire, mon pote. »
Mamadou s’approcha de la jeune fille, s’efforçant de paraître poli.
« Euh… Bon appétit, mademoiselle. Est-ce que ces places sont libres, s’il vous plaît ?
– Mais bien sûr.
– Est-ce qu’on peut vous offrir un verre ? On vous trouve très jolie.
– Pourquoi pas ? Je voyage en autobus. Et vous aussi, vous m’êtes très sympathiques. »
Mamadou commanda comme s’il était un habitué de la maison :
« Fabienne ! Trois kirs, s’il vous plaît. »
Puis Mohamed essaya d’introduire la conversation.
« Je m’appelle Mohamed, je suis de Hassi Messaoud.
– Moi, je suis Mamadou, je viens de Bamako.
– Enchantée. Moi, c’est Véra.
– C’est un joli nom, Véra. Et qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »
Le jeune Algérien s’était installé très près de la jeune fille, et ses avant-bras avaient disparu sous la nappe.
« Fais bien attention où tu poses tes mains, Mohamed, lui dit-elle. Souviens-toi de ce qui t’est arrivé dans le métro.
– Dans le métro ? dit-il en retirant sa main.
– Il t’est arrivé quelque chose dans le métro ? »
La fille écarta ses cheveux, découvrant son visage l’espace d’une seconde.
« Tain ! C’est Lynda !
– C’est Lynda, mon pote ! Ça pour une surprise !
– Chut ! Taisez-vous ! imbéciles ! » dit-elle à voix basse.
Puis, avec un accent slave à couper à la tronçonneuse :
« Vous faire erreur, messieurs. Je Vera Antonova. Vinir Boulgaria trouver travail Frantsiya. Boulgaria, pas travail, pas manger, pas maison : rien.
– Frantsiya pas beaucoup mieux, » répondit Mamadou.
La porte du restaurant s’ouvrit. Un nouveau client entra. C’est Fabien, lui aussi débarrassé de sa tenue de policier.
« Tain ! Encore une pieuvre !
– On se casse mon pote.
– Salut les petits loubards, leur dit Fabien. Ne vous occupez pas de moi, je ne suis pas en service. »
« Soyez le bienvenu dans humble Palais de l’Empire du Dragon de la Muraille de Chine et du Yang Tsé Kiang, honorable policier en civil.
– Bonjour, Pi Seng. J’ai toujours grand plaisir à manger chez toi. Et puis je suis affamé comme une pieuvre. J’apprécierais quelques beignets de calamars.
– C’est comme si c’était déjà servi. Veuillez prendre place, honorable ami. »
Fabien s’assit à une table et son ancienne collègue vint le servir.
« L’apéritif est offert par la maison, honorable céphalopode.
– Fabienne, ma vieille branche ! Ce n’est pas vraiment la faim qui m’attire dans ce lieu. J’avais vraiment envie de te revoir.
– Oh ! Je te manque donc à ce point ?
– Le commissariat du Dix-huitième sans toi, tu sais, c’est comme une ruche sans abeilles. Circulez, il n’y a rien à voir. Il faut dire que tu mettais de l’ambiance. Et pour être certaine qu’on ne t’oublie pas, tu as conclu ton spectacle par une sortie remarquable. »
Notre brave commissaire de police, à son tour, entre dans le restaurant.
« Tiens ! Voilà “C’est exact”, dit Fabienne, à peine moqueuse. Je croyais qu’il n’aimait pas la cuisine asiatique.
– Je l’ai invité une fois, répondit Fabien, et depuis il y a pris goût. »
« Tain ! C’est le commissaire, maintenant.
– Toute la flicaille vient manger ici, présentement,
mon pote.
– Barrons-nous !
– Vous m’avez l’air d’avoir la conscience tranquille, vous deux, leur dit Véra (ou Lynda, si vous préférez).
– Ne t’en fais pas mon pote. Mansinque, il n’a plus rien à faire de nous. Il ne pense plus qu’à sa retraite.
– C’est exact, répondit le commissaire, qui avait une bonne oreille.
– C’est de l’autre espèce de taré qu’il faut se méfier, là dis donc !
– C’est exact. »
Pi Seng Li s’approcha de la table où s’était installé le commissaire.
« Soyez le bienvenu dans humble Palais de l’Empire du Dragon de la Muraille de Chine et du Yang Tsé Kiang, honorable commissaire. Très bonne cuisine chinoise, pas cher. Rouleaux de printemps, pâtés impériaux, salade au crabe, soupe aux nids d’hirondelles…
– Nids d’hirondelles, pour commencer.
– Il faut que j’aille servir, » dit Fabienne, prenant un menu et interrompant sa conversation avec Fabien. Mais le Chinois intervint :
« Aujourd’hui, pas beaucoup de clients, honorable Fabienne. Moi servir. Vous rester ici, continuer parler avec jeune homme. »
Puis il alla vers Mansinque.
« Maison offrir apéritif, honorable commissaire.
– Merci. »
Les deux jeunes gens s’étaient installés à table et commen-cèrent, eux aussi, à se restaurer.
« Alors, ma grande, ton nouveau travail ? Tu le sens bien ?
– Je suis très bien, ici. D’accord, le métier manque un peu d’action, mais je m’y habituerai.
– Évidemment ! Cela change du commissariat. Sans ta matraque et tes menottes, tu dois te sentir toute nue.
– Paie-toi ma tête ! Mais si tu veux le savoir : j’en avais assez de cette vie. Ici, tu sais, je découvre un univers nouveau. Maintenant les gens me sourient dans la rue. Et puis, Pi Seng est très gentil avec moi. Il m’apprend la cuisine. C’est toujours utile si on veut trouver un conjoint.
– “La cuisi-i-ne, qui retient les petits maris, qui s’débi-i-nent.”
– Juliette Greco.
– Oui. Mais je croyais que tu ne voulais pas de bonhomme dans tes jambes.
– La bouche dit des mots, et le cœur en a d’autres. Ma vie est en train de changer, donc je pense différemment. »
À la table voisine, Lynda et les deux garçons conversaient, eux aussi, en mangeant.
« On est vraiment contents de te revoir, Ly… Véra.
– Mais pourquoi tu ne veux pas qu’on t’appelle Lynda ?
– Et pourquoi tu ne veux pas qu’on voie tes yeux ?
– Appelez-moi comme vous voulez. Mais ne criez pas comme ça mon nom dans les rues. Je suis revenue à Paris incognito.
– Une conie quoi ?
– Je ne veux pas qu’on me reconnaisse. J’ai mes raisons.
– D’accord. Tu es une grande cachottière.
– N’empêche, on est vraiment contents que tu sois revenue nous voir. Maintenant que te voilà reine de Sibérie, on croyait que tu nous avais oubliés.
– Nous en tout cas, on ne t’a pas oubliée. »
« J’ai découvert beaucoup de choses, disait Fabienne. Premièrement : je ne suis pas un outil. Je suis une femme, je suis capable de penser, d’éprouver des sentiments, d’avoir des opinions. Nul n’a le droit d’emprisonner mon cœur et mes pensées dans un système. Tu dois te dire comme les autres que je n’ai aucune féminité, que j’aurais dû être un homme, que si on me parle d’autre chose que de baston, je suis larguée.
– Mais pas du tout, Fabienne. Je t’apprécie beaucoup, tu sais. J’ai toujours aimé faire équipe avec toi. Mais maintenant que tu as quitté l’uniforme, je découvre une nouvelle Fabienne, encore plus agréable.
– On ne choisit pas toujours le parcours de sa vie. J’aurais souhaité la mienne un peu plus bucolique. Mais c’est ainsi. Je suis née aux Quatre Mille. Un père buveur, une mère dépressive. Il a fallu que j’apprenne à me défendre. Je n’ai pas pu étudier. J’étais livrée à la rue. D’abord j’ai reçu des coups, puis j’ai commencé à les rendre. Et plus j’en donnais, plus j’y prenais de plaisir. J’étais devenue aussi forte qu’un homme. Personne dans la cité n’osait me provoquer. Quand il a fallu travailler, je ne savais rien faire. Alors, je me suis engagée dans la police. Ils m’ont dit que j’étais un peu limitée sur le plan intellectuel, mais que je compensais sur le plan physique.
– Une athlète complète, aurait dit le capitaine Haddock. »
« Et qu’êtes-vous devenus depuis notre dernière rencontre ? Mamadou : toujours dans l’horlogerie ?
– Hélas oui ! Je ne sais plus. En fait, on ne sait plus très bien où on en est. On voudrait arrêter toutes nos frasques. On n’a pas le courage. On est trop bêtes. Si tu pouvais nous aider à changer de vie !
– Mais c’est mon désir le plus cher ! Vous voulez changer de vie ? Faites confiance à celui qui a changé la mienne. »
« J’aimerais tellement changer de vie ! Connaître l’amour, serrer un homme dans mes bras sans risquer de lui casser trois côtes.
– Je me livrerais volontiers à ton étreinte, et j’en accepterais tous les risques.
– Fabien ! Je te parle d’amour et tu te moques encore de moi !
– Je ne raille pas. Il y a si longtemps que je voulais te dire… Et je n’ai jamais osé. Alors puisque tu me tends un peu la perche…
– Oh ! Fabien ! Tu as enfin compris ! Les yeux expriment des mots que les lèvres ne savent pas prononcer. Nous aurions pu nous aimer jusqu’à la vieillesse sans jamais nous le dire. »
« Nous en avons assez de nos trafics malhonnêtes, mainte-nant nous avons honte, et nous en avons assez d’avoir honte.
– Ce qui me fait le plus honte, c’est que nous avons promis à Aïcha d’aller nous rendre à la police. Et nous ne le faisons pas. Nous sommes trop lâches. Au lieu de cela nous détalons comme des lièvres dès qu’une pieuvre montre le bout de son tentacule.
– Qui est Aïcha ? interrogea Lynda.
« Aïcha, c’est une fille merveilleuse : notre médiatrice de proximité. C’est elle qui arrondit les angles entre les flics et nous. C’est elle qui va supplier le juge pour nous éviter la prison ferme. Sans elle nous serions à la Santé depuis longtemps. Elle se scie en quatre pour les petites frappes de nous autres, et nous ne lui donnons rien en retour. Nous agissons toujours comme des petits voyous, comme des racailles de banlieue.
– Vous avez raison de vouloir renoncer à votre mauvaise vie. Vous rendre à la police serait un bon commencement. Une fois votre dette payée aux hommes, vous prenez un nouveau départ, et pourquoi pas un départ avec Dieu ?
– Nous savons tout cela, Lynda. Mais nous avons peur. Tu ne connais pas Yssouvrez, le nouveau commissaire divisionnaire. C’est une sombre brute. Il n’aura aucune pitié pour nous. Il ne nous laissera aucune chance.
– C’est exact, dit le commissaire, tout en mâchant.
– Je comprends, » assentit Lynda.
« Si jamais Pi Seng a besoin d’un plongeur, parle-lui de moi. Te souviens-tu du jour où nous sommes montés chez les Diallo ? Je t’avais fait part de mes états d’âme. Ils n’ont pas changé. Je voudrais changer de peau comme un serpent, me frotter contre une pierre pour me débarrasser de cette tenue, et surtout de cette âme de policier. J’aurais voulu être poète, écrire des chansons d’amour, des chansons qui parlent aussi de justice, de paix, de liberté. Je rêvais d’un monde idéal et je croyais pouvoir le changer. Enfant, je voulais être policier pour mettre les voleurs en prison. Et puis je suis devenu adulte. Je croyais toujours à la justice, alors je me suis engagé dans la police. Et voilà qu’on m’envoie dans les écoles maternelles chercher de petits Africains ! Et on m’envoie dans les taudis jeter à la rue les misérables qui s’y abritent ! Je voulais servir la justice et c’est le contraire qui m’arrive. Je suis le serviteur d’un système pervers, fondé sur le pouvoir de l’argent, l’exclusion, la xénophobie, et l’égoïsme.
– Est-ce que tu lis toujours la Bible ? demanda Fabienne.
– Oui.
– J’ai commencé à la lire aussi, afin de satisfaire ma curiosité. »
« Les garçons, avez-vous bien reçu mon colis ?
– Oui. On te remercie. On ne s’attendait pas à ce cadeau.
– Avez-vous commencé à lire les Évangiles ?
– Tain ! C’est bien pour toi et à cause de toi ! Moi mes lectures, c’est Titeuf et Quide Padeule. Au début, c’était vraiment difficile. Mais je trouve ce livre épatant.
– Et moi aussi mon pote.
– Jésus disait des choses magnifiques. Et il faisait des choses étonnantes. Il a rendu la vie à une fille de douze ans qui venait de mourir.
– Ah ! Si tout cela était vrai !
– Tout cela est vrai.
– Je ne sais pas. C’est trop beau. C’est comme un rêve. C’est souvent pénible de se réveiller.
– Ce n’est pas un rêve. C’est la parole divine. Elle a donné un sens à ma vie.
– J’aimerais avoir ta foi.
– Moi aussi.
– Mais il y a un problème qui m’empêche de croire.
– Moi aussi mon pote.
– Et quel est cet obstacle ?
– Tout cela est bien joli. Mais pour moi, rien ne prouve que ce soit Dieu qui parle à travers ce livre. Ce sont des paroles d’hommes. »
Lynda sortit de son sac une Bible de poche qu’elle emmenait toujours avec elle. Elle l’ouvrit et tourna les pages en recherche d’un texte précis. Les deux garçons la regardaient faire avec étonnement. Eux qui cherchaient encore l’épître aux Romains dans l’Ancien Testament, se sentaient émerveillés de la voir trouver aussi facilement son chemin dans ce qui leur semblait un fatal dédale de mots. Elle posa finalement son doigt sur un passage et les invita à lire.
« Est-ce que vous comprenez, maintenant ?
– Tain ! Mais c’est clair !
– Il n’y a que Dieu qui ait pu écrire ça, mon pote !
– Alors ? Qu’est-ce qui retient encore votre foi ?
– Plus rien.
– Si ce n’est notre orgueil, notre méchanceté, et aussi notre crainte des hommes. »
À l’autre table, on avait aussi ouvert la Bible :
« J’ai marqué quelques textes, dit Fabien, écoute :
“Tu ne maltraiteras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point ; car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. Tu n’affligeras point la veuve, ni l’orphelin.”[1]
Un peu plus loin :
“Si un étranger vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l’opprimerez point. Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l’aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte.”[2]
Dans le même ordre d’idées, continua Fabienne, voici ce que j’ai trouvé dans les propres paroles du Christ :
“Lorsque le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s’assiéra sur le trône de sa gloire. Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis d’avec les boucs ; et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez rendu visite ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi. Les justes lui répondront : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons-nous donné à manger ; ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire ? Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli ; ou nu, et t’avons-nous vêtu ? Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous allés vers toi ? Et le roi leur répondra : je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites.”[3]
– Ces paroles sont remarquables. Elles remettent toute ma vie en question. D’une part, comme je l’ai dit, le pouvoir séculier nous force à servir le mépris des misérables et la haine de l’étranger. D’autre part, je trouve dans la Bible un appel à les aimer :
“À ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres.”[4]
Jésus affectait la compagnie des mal aimés, comme les collecteurs d’impôts et les prostituées. Il se moquait bien de la rumeur. Il savait leur donner l’amour qu’il leur manquait. Ces paroles m’ont éclairé. J’ai choisi mon camp. Je ne veux plus servir que la vraie justice : celle qui est fondée sur l’amour.
– As-tu trouvé dans ce livre une réponse aux questions existentielles ?
– J’ai quelques pistes.
– Par exemple ?
–”Si tu confesses de ta bouche le Seigneur Jésus, et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé.”[5]
– C’est trop simple ! soupira Fabienne.
– J’ai tellement envie d’y croire !
– Je le voudrais, moi aussi, mais j’ai peur d’être trompée.
– Je ressens la même crainte. Imagine que je mette toute ma confiance dans ce livre, et que tout ceci ne soit qu’illusion, sentiment et philosophie. La philosophie est un art noble, mais aucun philosophe n’a vu Dieu en face. Aucun d’eux n’a visité le paradis ni l’enfer. »
Tout en discutant passionnément avec ses amis, Lynda avait suivi le dialogue de ses voisins.
« Attendez-moi, les enfants. »
Puis elle se leva et rejoignit l’autre groupe :
« Veuillez pardonner ma démarche, mes amis, mais j’ai entendu une partie de votre conversation. Accepteriez-vous que j’apporte un avis ?
– Volontiers, chère mademoiselle, répondit Fabien.
– Puis-je vous demander de lire ce texte ?
– Avec plaisir. »
Le jeune homme s’exécuta :
« “Car des chiens m’environnent, Une bande de scélérats rôdent autour de moi, Ils ont percé mes mains et mes pieds. Je pourrais compter tous mes os. Eux, ils observent, ils me regardent ; Ils se partagent mes vêtements, Ils tirent au sort ma tunique. Et toi, Eternel, ne t’éloigne pas ! Toi qui es ma force, viens en hâte à mon secours ![6]”
– Merci. À votre avis, de qui est-il question ici ?
– Il est parlé de pieds et de mains percés, répondit Fabien. Cela me rappelle la crucifixion.
– Il y a bien, dans les Évangiles, une histoire de soldats qui jouent aux dés la chemise de Jésus ! poursuivit Fabienne.
– C’est donc le Christ qui est concerné dans ces versets.
– Bonne réponse. Deuxième question : qui a écrit ce Psaume ?
– Jésus lui-même, répondit Fabien. C’est logique, puisqu’il parle à la première personne.
– Mauvaise réponse. On ne gagna pas à tous les coups.
– Facile ! dit la jeune femme. C’est écrit au début du chapitre : “Au chef des chantres. Sur ‘Biche de l’aurore’. Psaume de David.”
– Excellent ! Voyez-vous à présent où je veux vous mener ?
– C’est évident : David a vécu environ mille ans avant Jésus-Christ.
– Et la crucifixion a été inventée beaucoup plus tard, par les Romains.
– Quant au détail de la tunique tirée au sort, il n’est pas atterri dans notre texte par hasard.
– David n’avait pas pu imaginer cela tout seul.
– Il va falloir que je m’explique avec Dieu.
– Au temps pour moi. Nous n’avons plus d’excuse.
– Nous nous sommes compris. Je vous ai suffisamment importunés. Merci de m’avoir écoutée. »
Lynda reprit sa place à table. Les deux garçons semblaient remplis de bonnes résolutions :
« Tain ! Il faut arrêter de marcher un pied sur le trottoir et l’autre dans le caniveau. C’est décidé : je finis mon chop suey et je file au commissariat.
– Moi aussi, mon pote. C’est décidé, je me livre à la police.
– C’est une décision courageuse, » conclut Lynda.
[1] EXODE 22.21/22
[2] LEVITIQUE 19.33/34
[3] MATTHIEU 25.31/40
[4] JEAN 13.35
[5] ROMAINS 10.9
[6] PSAUME 22.16/19
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