Chapitre XXVI - Aimez-vous Bach ?
Thanatos, encadré de son équipe technique, pénétrait sur son plateau de communication, éclairé de lumière tamisée pour la circonstance. C’est là que, face aux caméras, il prononce ses discours dont l’audition est obligatoire.
Après la défaite que son armée venait de subir, il devait rassurer ses fervents adorateurs par un discours à la Charles De Gaulle : « La Ligérie a perdu une bataille, mais elle n’a pas perdu la guerre. »
Zoé s’était installée dans le poste de commandement de Django où l’attendaient deux ordinateurs portables, matériel bien moins sophistiqué que celui de l’empereur, mais tout aussi performant.
« Installe-toi à ton aise, bien en face de la ouebcame. Tout ce que voit le public apparaît sur cet écran. Sur l’autre, tu pourras observer les réactions de Thanatos. »
Pour l’instant présent, Thanatos apparaissait sur les deux écrans. Il commence son allocution, toujours par les mêmes mots :
« Peuple de Ligérie. Je suis Thanatos. Je suis votre empereur. Je suis votre dieu. »
L’image se brouille. L’écran s’éteint, se brouille de nouveau. À la place du faciès de Thanatos apparaît le visage juvénile de Zoé. Elle prend la parole :
« Salut à toi, ô divin Thanatos, empereur des cancres. »
Thanatos bondit, furieux :
« Qu’est-ce que c’est que ça ? Arrêtez ça tout de suite ! Bibichoupette, fais quelque chose !
– Mais que veux-tu que j’y fasse, mon gros Lapin ?
– Fais ce que tu veux, mais ne reste pas plantée là comme un piquet, espèce de gourde ! »
Zoé enchaîna :
« Arrête d’enguirlander ta choupinette, elle n’y est pour rien. Je reprends : salut à toi, ô divin Thanatos, empereur des cloches. Salut à tous les Ligériens et à toutes les Ligériennes. Je suis Zoé Duval, la fille à la crinière de feu. Aujourd’hui, c’est moi qui anime cette émission. Commençons par un peu de musique.
Django fit glisser un curseur. Une chorale invisible envahit progressivement l’espace sonore :
„O Haupt voll Blut und Wunden,
Voll Schmerz und voller Hohn,
O Haupt, zum Spott gebunden
Mit einer Dornenkron;
O Haupt, sonst schön gezieret
Mit höchster Ehr’ und Zier,
Jetzt aber höchst schimpfieret:
Gegrüßet sei’st du mir!“
« Qu’est-ce que c’est que cette musique de sauvage ? hurle Thanatos. Arrêtez-moi ça tout de suite ! Ça me déchire les tympans, ça me brûle l’estomac, ça me tord les boyaux. »
„Du edles Angesichte,
Davor sonst schrickt und scheut
Das große Weltgewichte,
Wie bist du so bespeit!
Wie bist du so erbleichet!
Wer hat dein Augenlicht,
Dem sonst kein Licht nicht gleichet,
So schändlich zugericht’t?“
Thanatos pousse un cri de douleur. Il tombe à terre et se tortille comme un asticot au bout d’un hameçon. À croire qu’il vient d’avaler un bol d’arsenic.
Zoé observe le comportement de Sigur. D’abord extrêmement crispé, son visage se détend, puis affiche un sourire radieux. Le voilà qui se met à sangloter. Zoé pose sa petite main sur la sienne et lui sourit avec tendresse.
„Erkenne mich, mein Hüter,
Mein Hirte, nimm mich an!
Von dir, Quell aller Güter,
Ist mir viel Gut’s getan.
Dein Mund hat mich gelabet
Mit Milch und süßer Kost;
Dein Geist hat mich begabet
Mit mancher Himmelslust.“
La musique se tait. La torture de l’empereur cesse aussitôt. Thanatos se relève péniblement, avec des jurons de charretier.
« Tu me paieras ça, petite harpie ! »
Zoé reprit la direction de l’émission.
« Eh bien, Thanatos ! J’ai comme l’impression que tu n’aimes pas Jean-Sébastien Bach. Sa musique te paraît indigeste ? Alors tu vas me faire le plaisir de t’asseoir et de la fermer, sinon je te fais écouter la cantate “Jesus meine Freude’’ BWV 227, en entier.
« Thanatos ! reprit Zoé. Tu viens de te prendre une sévère tourlousine de la main de mes amis de la Salamandre, et, rassure-toi, ce n’est qu’un commencement. Je suis Zoé, celle qui s’appelle “Vie’’. Ta nécromancienne, Édith, t’avait prévenu. Mes mains sont petites, mais bien assez fortes pour te tordre le cou. Demain, je t’attendrai sur la place du Martroi, là même où se trouvait la statue équestre de Jeanne d’Arc, que tu as fait fondre parce qu’elle faisait de l’ombre à ta gloire. Ne sois pas en retard à mon rendez-vous. Je t’affronterai, je te vaincrai, et je te tuerai. À moins que tu aies peur de te battre contre une fillette. C’était Zoé Duval, la fille à la crinière de feu. Un peu de musique pour terminer. »
„Ich will hier bei dir stehen,
Verachte mich doch nicht!
Von dir will ich nicht gehen,
Wenn dir dein Herze bricht;
Wenn dein Haupt wird erblaßen
Im letzten Todesstoß,
Alsdann will ich dich faßen
In meinen Arm und Schoß.
Wenn ich einmal soll scheiden,
So scheide nicht von mir;
Wenn ich den Tod soll leiden,
So tritt du dann herfür;
Wenn mir am allerbängsten
Wird um das Herze sein,
So reiß mich aus den Ängsten
Kraft deiner Angst und Pein!‘‘
Thanatos, à nouveau, se roule à terre. Zoé se frotte les mains. Sigur se remet à pleurer. Laure se tient le ventre secoué par des spasmes. Elle vomit.
« Django, fais-moi un gros plan sur ce garde, près de la porte. Oui, celui-ci. Regardez son visage. Il a l’air heureux. Il est à nous. »
Par un mystère de la technologie ligérienne, l’émission pouvait être vue dans tout le domaine de la Salamandre, y compris dans la prison. Pendant l’audition de la Passion selon Matthieu, beaucoup étaient malades, quelques-uns en manifestaient de la joie, d’autres tombaient à genoux et pleuraient.
Sigur, lui aussi, était tombé à genoux aux pieds de Zoé, et pleurait sans retenue.
« Pardonne-moi, je t’en supplie ! Je suis un misérable ! Félixérie avait bien raison quand elle m’a traité de renégat et de pantin. J’ai trahi les miens, je me suis laissé manipuler par cet infâme Thanatos. Mais à présent, j’ai le cœur tranquille. Tu peux me livrer au bourreau, comme je le mérite, je mourrai l’esprit en paix.
– Relève-toi. Le Dieu créateur t’a pardonné, et je ne suis que sa messagère. Je te pardonne aussi. Maintenant, cours vite embrasser Félixérie. Dis-lui bien que tu as accepté Baro Dével dans ton cœur.
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