Chapitre XI - La Fête aux Chorchîles
« Nous avons réussi à repérer la voiture de Plogrov, dit Félixérie satisfaite. Cet imbécile l’a garée sans carte de riverain, avec des plaques étrangères ! Il s’est pris une contravention et la police en a profité pour y coller un petit boîtier connecté à mon smartephon. Tenez, ils viennent de quitter Mons, ils prennent la direction d’Ath. Où est-ce qu’ils vont ? »
L’itinéraire s’affiche sur l’écran.
« Ils s’arrêtent à un hôtel, dit Sigur. Ellezelles. Un patelin perdu. Qu’est-ce qu’ils vont faire là-bas ?
– Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller, répond Julien.
– Je prends ma fronde, elle pourrait servir.
– On ne prend rien du tout. On n’y va pas, rétorque Félixérie.
– Enfin, ma gazelle, tu ne vas pas me dire que tu as peur de ces deux énergumènes.
– Je n’ai pas peur de ces deux énergumènes ; j’ai peur de désobéir à Dieu.
– Explique-moi.
– Tu me connais, je ne suis pas une chrétienne sentimentale ou mystique. Je ne marche pas à coup de vision ni de révélations, mais là, je le sens très fort. Il va se passer quelque chose de grave dans ce village, je ne sais pas quoi, mais Dieu nous dit de ne pas y aller.
– Félixérie a certainement raison, admet Sigur, elle possède une réceptivité à l’Esprit saint qui me fait défaut, tandis que moi, j’aurais tendance à agir d’abord et prier ensuite.
– Et qu’est-ce qu’il a de particulier, ce village ? »
Une recherche en ligne apporta à nos amis des informations sur Ellezelles. Leur fameux sabbat des Chorchîles, c’est le dernier samedi de juin, c’est-à-dire demain.
« C’est ridicule, s’indigne Julien, tout ça c’est du folklore pour faire cracher le touriste au bassinet. Nous n’allons pas nous laisser impressionner par trois gamines de sixième, déguisées en sorcières, qui vont nous faire des grimaces.
– Du folklore ! riposte Sigur, ça, c’est ce qu’on fait croire aux touristes, sinon, ils ne viendraient pas.
– Et pour ta gouverne, ajoute malicieusement Félixérie, j’insiste sur le fait que si c’est le bigre qui te colle une raclée, ce sera autre chose que celle que tu t’es prise par Dimitri.
– D’accord ! On ne bouge pas d’ici. Nous verrons bien. »
Nous sommes samedi après-midi. Sur la Grand-Place et dans les rues d’Ellezelles se croisent les déguisements de sorcières abominables et de diablotins à la queue fourchue, en survêtement rouge, avec un peu de noir et de jaune sur les cornes. On aurait dit que la Belgique jouait en finale de coupe du monde. Tout ce grotesque s’enveloppe dans une ambiance de ducasse, baignée d’une odeur délicieuse de frites et des gaufres liégeoises.
Xanthia et Dimitri se sont mêlés aux badauds, la jeune femme ne s’est pas déguisée, mais elle attire l’attention par son maquillage, paupières vertes et lèvres violettes, et surtout sa longue tresse dorée. Son compagnon a préféré jouer sur la discrétion. Alphonse arpente désespérément la place. Il cherche Xanthia, il la trouve enfin.
« Suis-nous de loin, lui dit-elle, je ne tiens pas à ce qu’on nous remarque ensemble en public. Quand ce sera ton tour d’entrer dans le jeu, je t’appellerai. »
Les figurants, au contraire, veulent attirer l’attention du public par des démonstrations abracadabrantesques. J’affirme au passage que monsieur Chirac n’a jamais inventé ce mot. Rendons à César ce qui revient à César et à Rimbaud ce qui revient à Rimbaud.
« Ils commencent à m’agacer, tous ces guignols ! soupire Xanthia. Et ceux-là, ils me bousillent les tympans. »
Sur un podium, tout près d’eux, un groupe beuglait Highway to Hell. Telle une panthère, elle bondit sur les planches, empoigne le singe hurleur et l’expulse sur le pavé.
« Tu permets, j’ai besoin de ton micro. »
Le métalleux se relève en protestant. Dimitri l’apaise en lui cassant la figure. Pendant que ces incidents se déroulent, les policiers chargés d’éviter les débordements demeurent comme frappés du regard de Méduse.
« Écoutez-moi tous. Pourquoi êtes-vous venus ? Pour manger des gaufres et boire de la bière ? Vous êtes venus au sabbat d’Ellezelles comme à une fête foraine, mais savez-vous seulement ce que c’est qu’un sabbat ? Savez-vous que c’est à Satan qu’est dédiée cette fête ? Vous avez pensé à inviter des comédiens, des musiciens, des danseurs, des marchands de souvenirs et des marchands de frites, mais vous avez oublié d’inviter le maître, ce qui l’a profondément offensé. Sachez qu’il se passe bien de votre convocation et qu’il est présent. Sachez aussi que dans un sabbat, on lui offre des bébés en sacrifice. J’ordonne aux femmes enceintes de rentrer chez elles avant que leur rejeton rôtisse dans leurs entrailles. Je leur donne trois minutes. »
Trois interminables minutes s’écoulent, silencieuses.
« Je vois, madame, que vous n’avez pas pris mon appel au sérieux. Tant pis pour vous, je vous aurai prévenue. À quoi donc vous servent ces accoutrements ridicules ? Pourquoi vous imaginez-vous qu’une sorcière doit être forcément vieille et laide ? Les frères Grimm vous ont-ils corrompu la vision ? Regardez-moi, si vous en avez le courage. Ai-je les cheveux gris et broussailleux ? Ai-je les yeux rouges et globuleux ? Ai-je le nez en bec d’aigle et le menton en croc ? Mon visage est-il couvert de pustules ? Mes mains sont-elles crochues, noueuses et décharnées ? Enfin, pour vous prouver que je suis celle que je prétends être, j’en appelle au feu de l’enfer. »
Xanthia décrivit un cercle avec ses mains au-dessus de sa tête. Un mur de flammes s’éleva de la terre, brûlant l’asphalte coupant la retraite à tous les peureux. L’odeur de la friture laissait place à celle du soufre, les frites, gaufres et spéculoos, étaient carbonisés, les confiseries fondues.
« Wunderbar ! » dit un touriste allemand.
« Prachtig ! » dit un Flamand.
« Ça est fort, cette année, dit un Bruxellois accoudé à une buvette. Sers-moi donc une Leffe blonde, une fois, s’il te plaît. »
Le commerçant abaisse le levier. Un flot de mousse brûlante jaillit de l’appareil, lui arrachant un cri de douleur.
« Jouer comme ça avec la bière, ça y te faut pas faire, hein ! »
Sitôt l’émotion passée, Xanthia crie de nouveau dans le micro.
« Sachez que les démons me sont soumis. Quand je donne un ordre, ils obéissent. Quand je me mets en colère, ils tremblent de peur. Mesdames, si vous êtes belles, j’ai le pouvoir de vous rendre laides. Si vous êtes laides, j’ai celui de vous rendre belles. Avis aux amateurs, approchez, approchez ! Vous, mademoiselle, avec la tête que vous avez, vous ne perdez rien à essayer. Venez, venez ! Vous n’avez rien à payer, la facture vous sera envoyée en enfer. Approchez ! Approchez ! »
Une dizaine de jeunes femmes, pas très jolies, se sont attroupées devant le podium. Xanthia mime le jet d’un javelot en leur direction. Un nuage noir les masque, puis se dissipe. Elle éclate de rire.
« J’ai promis la laideur aux belles et la beauté aux laides, mais pour celles qui sont entre les deux, je ne me suis pas engagée. Vous n’imaginiez tout de même pas que j’aurais couru le risque de trouver parmi vous une rivale. »
Les malheureuses victimes se regardent les unes les autres, puis s’enfuient en criant. Elles ne fuient pas loin, puisque la barrière de feu les maintient prisonnières. Cruelle vengeance de Xanthia !
« À nous, maintenant, les hommes ! Cachez-vous, jeunes athlètes, car j’ai le pouvoir de vous transformer en vieillards impotents. Approchez-vous, les grands-pères, car dans mon infinie gentillesse, je vais accorder à l’un d’entre vous, et à un seul, l’éternelle jeunesse. »
Il se fait un long silence, personne ne bouge.
« Qui sera l’heureux gagnant ? Personne ? Personne pour accepter ce merveilleux cadeau, offert par Belzébuth lui-même ? Vous avez tous peur ? Vous me décevez, tout de même ! Faute de volontaire, je vais désigner mon candidat. »
Elle pointe le doigt vers Alphonse, dissimulé parmi les spectateurs.
« Toi, là-bas !
– Qui ça ? Moi ?
– Oui, toi. Pas Donald Trump. Allez ! amène ton gros ventre chargé de graisse, et plus vite que ça ! »
Malgré le feu qui les environne, les assistants se sentent assaillis par un froid antarctique, jailli du fond de leurs entrailles.
« Qu’est-ce qui m’arrive ? demande Alphonse terrorisé. Pourquoi est-ce que j’ai si froid ? Pourquoi est-ce que j’ai si peur ?
– C’est l’esprit de Baal qui vient d’entrer en toi, et en tous ceux qui t’entourent. À présent, il va faire de toi un homme, nouveau. Attention, ça va secouer.
– Est-ce que ça va faire mal ?
– Ta voyante t’avait prévenu que j’allais te faire souffrir. Es-tu prêt ? »
Xanthia étend sa main droite. De chaque doigt jaillit un arc électrique qui frappe le gros homme. Il pousse un long cri de douleur et tombe au sol, comme foudroyé.
« Debout ! Baal, ton nouveau maître, a besoin de toi. »
Alphonse se relève péniblement. Les témoins poussent des cris de stupeur.
« Je ne t’ai pas promis de faire de toi un Apollon. Je t’ai juste promis la jeunesse éternelle, et j’ai tenu ma promesse. »
En effet, Alphonse de Baffagnon apparaît tel qu’il était à l’âge de vingt ans. Longs cheveux noirs à la poète, beau visage, barbe fine. Son embonpoint, loin d’avoir disparu, avait pris des proportions plus ou moins raisonnables.
« Lundi, à la Cantine, lui glissa-t-elle dans l’oreille. Tu dînes avec nous et nous t’expliquerons ta mission.
– On dîne ou on déjeune ? »
Aussi sportivement qu’elle y était montée, Xanthia bondit hors du podium. Elle molesta sans pitié ni ménagement trois ou quatre péronnelles déguisées qui passaient à sa portée, puis s’installa sur un banc, jambes croisées, bras écartés, contemplant son œuvre.
« Mon amour, démolis-moi tous ces mécréants. Moi j’en ai assez fait pour aujourd’hui. »
Plogrov lâche aussitôt un coup de poing. Un homme s’écroule. Un autre riposte. Nouvel uppercut, nouveau K.O. Une bagarre éclate. Seul contre une cinquantaine d’adversaires, Dimitri les foudroie l’un après l’autre.
« Regardez son visage ! On dirait un démon. »
Les représentants de l’ordre, quittant soudain leur torpeur hypnotique, réagissent enfin. Après les sommations d’usage, l’un d’eux lui tire dans les jambes. Plusieurs balles traversent son corps sans le blesser.
« Bande de pleutres ! hurle Xanthia. Qu’attendez-vous pour vous prosterner devant l’Immortel ? »
Dans sa fureur, Dimitri frappe aussi les femmes et les enfants. Ceux qui sont encore debout tentent de fuir jusqu’au mur de feu. Considérant à l’unanimité que les brûlures sont encore plus douloureuses que les gnons, ils retournent se faire assommer.
Un calme bucolique succède à ce déchaînement de violence. Dimitri se jette dans les bras de son épouse et couvre ses lèvres de baisers. Le feu s’éteint. Alphonse ne sait plus trop où il en est.
Xanthia souffle. De sa bouche sort une vapeur rougeâtre qui enveloppe toute la scène.
La nuit tombe, le brouillard se dissipe. Remis de leurs contusions, les victimes se relèvent. Un cortège se forme, le couple infernal, suivi d’Alphonse, suivi de la foule domptée. Ils se dirigent vers le Mareû à Chorchîles où doit s’organiser le spectacle attendu : la nuit de sabbat, conclue par un feu d’artifice censé symboliser le triomphe du bien sur le mal.
Je renonce pour ma part à vous détailler cette nuit de Walpurzelles, orchestrée par le diantre dont on n’avait pas prévu la visite, et je vous renvoie au grand Jioué (Jean-Wolfgang).
Comme on s’en doute, la presse a reçu pour consigne de donner une relation évasive de cet événement. On a donc pu lire dans nos journaux que la fête a battu son plein et que l’ambiance était bon enfant. Ça ne veut rien dire, mais c’est la formule consacrée à ce type de manifestation.
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