Chapitre XVII - Éva en colère

 

L’altercation des marquis faisait grand bruit et s’entendait de loin. Éva, à présent maîtresse des lieux, passait dans les environs. Intriguée par tous ces cris, elle entra dans la salle juste au moment où le marquis de Kougnonbaf se prenait pour Zorro.

Les deux hommes cessèrent de s’agripper par le vêtement et se turent.

« Qu’est-ce qui justifie ces vociférations ? » demanda-t-elle. Le timbre de sa voix et son regard trahissaient son indignation.

Les deux hommes défroissèrent leur habit.

« Des vociférations ? dit enfin Ottokar, le plus courageux de ces deux larrons. Vous avez entendu quelqu’un vociférer, mon cher marquis ?

– Non, cher marquis. Tout en ce lieu respire le calme et la tranquillité.

 

– Je dirais même plus… »

Éva les interrompit d’un ton brutal :

« Auriez-vous l’audace de vous moquer de moi ? »

Miroslav commençait à rapetisser. Son compère répondit avec un calme rassurant :

« Peut-être, dans l’ardeur de notre discussion, aurions-nous, tout à fait inconsciemment, élevé la voix.

– Bien sûr ! répondit-elle, ironique.

– Lorsque nous parlons de musique, et particulièrement de la musique russe, nous sommes animés d’une telle passion que, souvent, nous nous emportons. »

Bifenbaf, malgré sa peur, entrait dans ce nouveau jeu :

« Nous avions engagé un débat enflammé au sujet de… de…

– De Prokofiev.

– Ah ! Prokofiev ! L’amour des trois oranges, Lieutenant Kijé, Shéhérazade…

– Ah ! Non, cher ami. Schéhérazade, c’est Rimsky-Korsakov.

– Vous croyez ? »

Éva frappa du poing sur le bureau.

« Me prenez-vous pour une andouille ? Je vous rappelle, messieurs, que c’est dans cette salle même que le cœur de mon père a cessé de battre. Vos éclats de voix sont une insulte à sa mémoire. Je vous promets que vous serez tous deux sévèrement punis. »

Je vous laisse imaginer l’état d’âme des deux hommes, inaccoutumés à une telle autorité de la part de la jeune princesse.

« Je vous demande pardon, Altesse, » dit piteusement Miroslav.

Quant au marquis de Kougnonbaf, qui se vantait de n’avoir peur de personne, il était impressionné devant cette jeune fille en colère. Comme il l’avait sous-estimée !

Éva, qui n’y avait pas encore prêté attention, regarda de plus près le sac de toile et considéra l’animal qu’Ottokar avait laissé vagabonder et qui, au fond du salon, commençait à brouter les tentures. Sa colère monta d’un degré.

« Mais… Aurais-je mangé de mauvais champignons ? Kougnonbaf ! Que fait ici cette chèvre ? Et vous ? Qu’est-ce qui glousse et gesticule dans ce sac ? Avez-vous l’intention de monter un cirque dans ce lieu respectable ? Voilà qui me scandalise ! J’exige des explications.

– Nous voilà dans les sables mouvants ! » pensait Ottokar.

Le marquis Miroslav se tassait de plus en plus.

« Dites-lui quelque chose, Kougnonbaf.

– Alors, messieurs ! reprit-elle, est-ce la faute de Stravinski, ou celle de Borodine ?

– Ni l’un ni l’autre en vérité, bredouilla Kougnonbaf.

– J’attends… Vous n’avez rien à me dire ? Parfait. Résumons-nous : dans ce salon rempli de la mémoire du feu roi Waldemar, vous vous querellez en échangeant des injures de charretier. Pis encore, vous transformez cet endroit en basse-cour. Écoutez-moi bien tous les deux, je ne suis pas d’humeur à badiner. Je vous recevrai chacun à votre tour, face à face, et je vous interrogerai. Vous ne quitterez pas ma présence tant que je n’aurai pas reçu vos explications. Et malheur à vous deux si je n’en suis pas satisfaite ! Je ne montrerai aucune complaisance à votre égard. »

Sabine, qui d’ordinaire, prenait toutes sortes de précautions pour passer d’une partie du château à l’autre, certainement distraite, fit son apparition dans le décor.

Se trouvant face à Éva, elle coupa sa respiration sous l’effet de la surprise.

Éva aussi était surprise. Elle fixa la magicienne du regard.

« Sabine Mac Affrin ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Je… Je… J’ai dû égarer mon foulard.

– On peut dire que vous vous pointez au bon moment ? dit Ottokar.

– Je réitère ma question : qu’est-ce que vous faites ici ?

– Je cherche mon foulard.

– Je vous demande ce que vous faites ici, au palais royal de Syldurie où vous êtes interdite de séjour ? Mon père ne vous avait-il pas interdit de remettre les pieds en ce lieu ?

– Je… Je ne fais que passer. J’ai perdu mon foulard.

– Je comprends déjà mieux la présence de cette chèvre et de cette poule. Vous manigancez tous les trois quelque sordide complot, et vous vous appuyez sur le pouvoir occulte de cette cuiseuse de mandragore.

– Mais… je venais chercher mon foulard.

– Eh bien ! Trouvez-le, votre foulard, et disparaissez de ma vue, avant que je vous fasse jeter dehors sans ménagement.

– Inutile de déranger toute la garde royale ! Je m’en vais.

– Puisque vous sortez, dit Kougnonbaf, débarrassez-moi donc de ce bestiau qui fait des cochonneries partout. Nous ne sommes pas français pour boire le vin blanc avec du crottin de chèvre. »

Sabine empoigna la laisse et disparut précipitamment.

« Vous aussi, Bifenbaf, dit la princesse furieuse. Débarrassez-moi le plancher avec votre poulet, avant que ce soit moi qui vous déplume. »

Bifenbaf se dirigea vers la porte sans se faire supplier. L’autre le suivit.

Éva l’interpella :

« Vous, restez, Kougnonbaf ! Nous avons quantité de choses à nous dire. L’interrogatoire commence par vous. À tout Seigneur, tout honneur.

– Ottokar, mon petit, se dit-il, ça va être ta fête. Je la vois venir d’ici. »

Éva le saisit par le bras et le traîna, à travers le dédale du palais, jusqu’à son bureau.

Depuis ce jour terrible où Lynda l’avait frappée, la grande sœur avait acquis une réputation de perdante, plus apte à recevoir des coups qu’à en donner. C’est pourquoi Ottokar fut surpris par la force de ses doigts qui déjà lui entravaient la circulation. Il faut dire aussi qu’elle n’était pas tout à fait dans son état normal.

Ayant conduit le sinistre marquis dans son bureau et avancé son fauteuil, Éva s’installa à son aise, laissant l’homme debout, tête basse, face à elle.

« J’ai deux questions, j’attends deux réponses : quel était le sujet de votre discussion avec Bifenbaf ? Que complotez-vous avec cette sorcière de Sabine Mac Affrin ? »

« Quel mauvais pas ! pensait le marquis angoissé. Il faut que je trouve vite un mensonge pour me sortir de là. »

« J’attendrai le temps qu’il faudra, dussé-je passer toute la nuit à vous regarder dans les yeux.

– Par quelle question voulez-vous que je commence ?

– Ne poussez pas trop loin l’opercule, Ottokar. Je suis furieuse. »

« Je me suis trompé sur toute la ligne, se dit-il. Cette fille est tout sauf une petite gourde. »

Puis il osa enfin regarder le visage de la jeune fille, l’air défiant.

« Je n’ai rien à vous dire.

– Vous avez tort.

– Vous pouvez me frapper pendant des heures, je ne parlerai pas.

– J’ai des méthodes beaucoup moins barbares : il me suffit de vous fixer du regard jusqu’à ce que vous capituliez. C’est Lynda qui m’a appris ça.

– D’accord ! D’accord ! Vous me faites subir une torture psychologique. Je vais parler.

– J’écoute.

– D’abord, pour la chèvre, je n’y suis pour rien. C’est Bifenbaf.

– Ce n’est pas moi, c’est lui. Comme à l’école maternelle. Continuez.

– C’est Bifenbaf qui a manigancé tout cela. D’ailleurs il vous expliquera tout en détail quand vous l’aurez bien assaisonné. Bifenbaf, c’est un ambitieux sans scrupule, un traître, un Ganelon. Il veut profiter de l’absence de la reine pour s’approcher du pouvoir, le lâche. Pour assurer la réussite de son plan diabolique, il s’est assuré l’aide du diable. Et la sorcière lui a demandé de la viande fraîche pour l’offrir à la “Toute-puissance”, comme elle dit.

– Passons à ma seconde question.

– Oh ! Altesse ! Si nos éclats de voix vous ont offensée, je vous en demande pardon. Je dois partir, à présent.

– Vous allez rester ici, et vous allez parler. Je veux savoir la cause de votre altercation.

– Oserai-je vous l’avouer ? dit le marquis sur le ton d’un écolier pris en faute.

– C’est dans votre intérêt.

– Je n’ose. »

La voix et le regard de la princesse avaient retrouvé leur autorité :

« Regardez-moi en face.

– C’est bon, c’est bon. Cessez le feu, je me rends.

– Alors ?

– C’est Bifenbaf qui a commencé.

– Mais voyons !

– Bifenbaf, ce maraud, ce pendard, ce gredin, ce sacripant, cette fripouille, ce scélérat…

– Passons sur ses titres de noblesse et entrons dans le vif du sujet.

– Bifenbaf, ce vaurien, ce va-nu-pieds, ce roturier, ce… Il a eu l’outrecuidance, Votre Altesse, de vous qualifier de qualificatifs inqualifiables.

– Qu’a-t-il dit de moi ?

– Altesse, je n’oserai le redire.

– Osez.

– Il vous a traité de… de petite gourde.

– De petite gourde ?

– De petite gourde. Pouvais-je tolérer cet outrage à Votre Altesse ? Mon sang s’est mis à bouillir. J’ai exigé qu’il vous présente des excuses, mais il a refusé, alors j’ai élevé la voix, et nous étions sur le point de nous battre en duel lorsque vous êtes intervenue. »

L’injure, qui lui paraissait minime, amusa la jeune princesse et fit retomber sa colère. Elle s’adressa au marquis avec bienveillance.

« Mais, marquis, Bifenbaf a le droit de penser de moi ce qu’il veut. Vous vous êtes mis en colère pour bien peu de choses et vous avez risqué votre vie pour moi.

– Risqué ma vie ? Le terme est un peu fort. Je vous aurais découpé cette espèce de gros saucisson en fines rondelles avant qu’il ait tiré son rasoir du fourreau.

– Sans aucun doute, mais tirer l’épée pour moi…

– Je… »

Éva se trouvait maintenant rassérénée, elle avait le sentiment d’avoir forcé son adversaire à baisser la garde. Le marquis de Kougnonbaf lui inspirait finalement une certaine pitié, et même un peu de sympathie.

« Vous me semblez embarrassé.

– Comment vous dire ?

– Détendez-vous !

– Eh bien ! Tant pis. Traitez-moi comme il vous plaira, mais je vais tout vous dire. Si ces paroles m’ont rempli d’une telle fureur, c’est que… c’est que… Ne devinez-vous pas ?

– Non. »

Ottokar mit un genou à terre et saisit la fine main de la jeune femme.

« Éva, ma jolie princesse, jamais je n’ai eu le courage d’avouer mes sentiments. Il a fallu que je capitule sous la menace de vos beaux yeux. Éva, si j’étais prêt à tuer pour vous, c’est parce que je vous aime. »

À présent, c’est Éva qui baissait la garde et laissait tomber son épée au sol.

« Oh ! marquis ! Je suis abasourdie… Si j’avais pensé…

– Vous ne me chassez pas ?

– Oh ! Non, cher marquis.

– Éva, vous êtes la plus grande femme du royaume, après la reine, et je ne suis qu’un méprisable hobereau de province. Pousserai-je ma folie jusqu’au bout ? Aurai-je la témérité de demander votre main ?

– Poussez, marquis, poussez. Demeurez fou et téméraire. »

C’est dans ces circonstances peu banales qu’Éva Soussa-schnick-Sassouschnikof, princesse royale de Syldurie, se trouva fiancée au sinistre marquis Ottokar de Kougnonbaf. Les amoureux passèrent de longs moments dans l’intimité de ce bureau. Comme le soir venait, ils se séparèrent enfin. Éva avait totalement capitulé.

Le marquis s’éloignait à travers les couloirs du château avec dans le cœur une intense satisfaction.

« Voilà qui est bien enveloppé, pensait-il. Tout bien pesé, je ne m’étais pas trompé. Cette fille n’est vraiment qu’une pauvre petite gourde. Bien ! Je te l’ai ligotée comme il faut, Elvire va maintenant couper les griffes et briser les dents de ma tigresse. La voie est libre. Bientôt je serai roi, ce qui est pour moi un bon début. Sitôt parvenu sur le trône, je m’autoproclamerai empereur. »

 

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