Acte premier
Le palais royal. Une salle de bibliothèque. Éva est assise à table, dans une attitude studieuse.
Scène première
ÉVA
« Ginesthé phronimoï os oï opheïs kaï akeraïoï os aï péristeroï », non : « péristeraï ». « Devenez prudents comme les serpents et simples comme les colombes. »
Décidément, le grec est une discipline difficile, mais tellement passionnante ! Heureusement, maître Wladimir est un précepteur patient et habile. Il ne se met pas en peine de me répéter les choses jusqu’à ce que je les comprenne.
Profitons donc de ces moments de calme pour étudier en paix. La tourmente ne devrait pas tarder à arriver. Qui sait ce que ma très chère sœur Lynda va encore inventer pour me chercher querelle et me persécuter ?
Que n’ai-je une sœur avec qui je puisse m’entendre ! une fille comme moi, douce, gracieuse, aimable, féminine, studieuse, soumise à ses parents comme l’enseigne l’Évangile.
Depuis que notre chère mère nous a quittés, papa est resté seul à diriger les affaires du royaume et celles de sa propre famille. Cela m’attriste de voir à quel point Lynda le fatigue, et je trouve qu’il lui accorde trop de liberté. C’est à croire qu’il cherche à lui plaire à tout prix. J’aimerais tant qu’il soit aussi prévenant envers moi. Faut-il qu’à mon tour je joue les adolescentes rebelles ?
(On entend une moto pétarader.)
Qu’est-ce encore que ce cirque-là ?
(Elle regarde par la fenêtre.) La dernière invention de la petite peste ! Terminée la tranquillité ! Envolée la paix royale ! La voilà qui monte. Tous aux abris, tenue de campagne et casque lourd !
(Lynda monte l’escalier bruyamment, entre et claque la porte.)
Scène II
ÉVA – LYNDA
ÉVA
C’est une heure pour rentrer ? Et quant à la discrétion, c’est réussi ! J’aime étudier dans le calme.
LYNDA
Premièrement : j’entre et je sors de cette maison comme je veux et quand je veux. Je ne suis plus une petite fille. J’ai dix-huit ans. Dans certains pays civilisés, on est majeur à dix-huit ans. Je n’ai plus besoin d’une assistante maternelle, et surtout pas de toi.
Deuxièmement : tu peux rester dans ta bibliothèque à étudier le Nouveau Testament dans la langue d’Homère, c’est ton affaire si cela t’amuse. Moi, je veux bouger, je veux qu’on me voie, je veux qu’on m’entende, je veux que les garçons me remarquent, et je veux que tes feuilles et tes cahiers s’envolent quand j’entre dans cette pièce.
ÉVA
Pour te remarquer, on te remarque. As-tu vu la couverture de « Syldurie dimanche ? » : « Le dernier coup d’éclat de la princesse Lynda. »
LYNDA
Comment ? Une fille intelligente, sérieuse et cultivée comme toi, tu lis ce genre de serpillière ? Tu me déçois.
ÉVA
Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ? Non mais de quoi j’ai l’air ? Sûrement pas d’une jeune fille de famille respectable, encore moins d’une princesse de sang royal !
LYNDA
Elle ne te plaît pas ma tenue ? Trop jeune pour toi ? Trop moderne ? Trop américaine ? Et pourtant, je ne connais rien de plus commode pour chevaucher une Harley-Davidson. Évidemment, pour danser la valse et la mazurka à la cour de Syldurie, la crinoline, c’est plus seyant. Tu m’imagines à moto en crinoline ? Et si ça se prend dans les rayons ?
ÉVA
Ce serait dommage, du si beau tissu !
LYNDA
C’est cela, fais de l’esprit, mademoiselle le cerveau de la famille !
ÉVA
Et tu crois que Père va apprécier ces nouvelles fantaisies ?
LYNDA
Je t’en prie, laisse le géniteur en dehors de tout cela. Il ne dira rien, le vieux. Je le connais comme si c’était moi qui l’avais fabriqué. Je sais que je suis une petite garce, mais je suis tout de même sa fille chérie.
ÉVA
Je ne te permets pas de manquer de respect à ton père. C’est vrai qu’il est bien trop patient envers toi, il t’excuse tout, il te pardonne tout, il supporte tout.
LYNDA
On aurait dû l’appeler Agapè.
ÉVA
Tu ne m’amuses pas. Notre père ne te mérite pas. Non seulement il est plein d’amour et d’indulgence, mais c’est le meilleur roi de sa dynastie ! Il a permis que les plus modestes du pays puissent avoir accès à l’université.
LYNDA
Parlons-en ! Devoir supporter ce vieux pédant de Wladimir pour nous barber avec le grec et la philosophie. Pour envoyer des SMS aux copines, je n’ai pas besoin de savoir écrire le grec.
ÉVA
C’est malin ! C’est Père aussi qui a aboli les impôts injustes qui opprimaient le peuple depuis le Moyen Âge. Ne l’oublie pas.
LYNDA
Ça, je ne risque pas de l’oublier ! La noblesse et le haut clergé non plus ! Maintenant, ce sont eux qui les paient, les impôts. Et ça ne leur plaît pas du tout. Crois-moi si tu veux, mais d’ici peu l’Évêque va lui verser une dose de cyanure dans son vin de messe. Et sans compter que par compassion pour la Syldurie d’en bas, la Syldurie d’en haut doit se serrer la ceinture. Père a vendu des châteaux et des domaines pour aider les pauvres. Il impose des restrictions sur les repas et sur les festivités. Avant qu’il commence, ce n’était déjà pas Versailles, mais alors maintenant !...
ÉVA
Tu n’es qu’une petite égoïste.
LYNDA
Une petite égoïste, une petite peste, une petite garce ! N’en jette plus ! Une petite quoi encore ?
Tu veux que je te dise ? Tout cela est arrivé depuis qu’il s’est fourré dans la tête de lire la Bible. Il veut être un roi comme Salomon, celui qui coupe les bébés en deux : « Ne bousculez pas, il y en aura pour tout le monde ! ». Et pour étudier la Bible, il a décidé aussi d’étudier le grec. Et il nous a collé un professeur de grec : maître Wladimir. Et tous les soirs, avant de passer à table on lit un passage des Écritures, comme ce conte à dormir debout : la parabole du fils prodige.
ÉVA
Prodigue.
LYNDA
Si tu veux, ça m’est égal. A-t-on idée d’une affaire pareille ! Un gars qui se tire de la maison en embarquant le tiroir-caisse. Quand il a liquidé tout le fric, il revient comme si de rien n’était, et le paternel le reçoit avec le champagne et les petits fours. Crois-moi, si mon fils me faisait un coup pareil, c’est le morveux que je tuerais, pas le veau gras. Je lui collerai la raclée du millénaire. Tiens ! Merci de m’y avoir fait penser. Comptabilise tes abattis : j’ai un vieux compte à régler avec toi.
ÉVA.
Je me disais bien que si tu as pénétré dans cette bibliothèque, ce n’était pas dans le désir de t’instruire. Allez, sors tes griffes, jolie panthère. De quel crime contre toi me suis-je encore rendue coupable ?
LYNDA
Tu le sais très bien, espèce de bigote hypocrite.
ÉVA
Eh bien ! Imagine que je ne sache pas et raconte-moi tout depuis le début.
LYNDA
Grosse dinde mal emplumée ! Qu’es-tu allée raconter à Wladimir ?
ÉVA
Maître Wladimir.
LYNDA
Je vais t’en donner des « maîtres », et même des kilomètres. Alors ! J’attends ! Ta réponse !
ÉVA
Mais je ne sais pas, moi ! Avec le maître, nous discutons de toutes sortes de choses. C’est un homme très cultivé.
LYNDA
Au sujet de Dimitri.
ÉVA
Mais il s’en balance de ton Dimitri. D’ailleurs, qui est-ce, ce Dimitri ? Ta nouvelle conquête ?
LYNDA
Ne me prends pas pour une idiote, si je te caresse le bout du nez avec mon poing, ça va le faire saigner.
ÉVA
Veux-tu bien me lâcher avec ce Dimitri ? Je ne sais même pas qui il est ni d’où il sort.
LYNDA
Tu es allée colporter que j’étais amoureuse de Dimitri, et c’est tombé dans les oreilles d’âne de Wladimir qui m’a lâché une allusion.
ÉVA
Que tu sois amoureuse de ce Dimitri ou d’un autre, je n’en ai cure. Si seulement il pouvait t’enlever en douce et me débarrasser de toi !
LYNDA
Tu ne te débarrasseras pas de moi tant que tu n’auras pas avoué et que tu ne te seras pas traînée à mes pieds pour implorer ma clémence.
ÉVA
L’espérance embellit tout, disait Jean-Jacques.
LYNDA
M’as-tu calomniée, oui ou non ?
ÉVA
Certainement pas ! Tu es malade du cerveau. Il faut te faire soigner.
LYNDA
C’est toi qui iras te faire soigner quand je t’aurais refait ton maquillage à ma façon. Alors, Wladimir est un menteur ?
ÉVA
Évidemment non ! Il y aura un malentendu.
LYNDA
Tu n’as rien dit de semblable ?
ÉVA
Non. Attends ! Cela me revient en mémoire. Voilà ce que j’ai dit : Le maître m’a fait une remarque concernant tes médiocres résultats. Je lui ai répondu : « Elle est peut-être amoureuse, cela va lui passer. » C’est tout ce que j’ai dit. C’était une boutade. Il n’y a pas de quoi déclencher une guerre atomique.
LYNDA
Sache, ma grande sœur, que je ne suis jamais amoureuse, ce sont les hommes qui tombent amoureux de moi. Dimitri, ce n’est pas moi qui l’ai cherché, c’est lui qui m’a trouvée. Et il n’est pas parvenu à la fin de ses douleurs. Quand j’étais petite fille, je cassais tous mes jouets. Et je n’ai pas changé. Dimitri, c’est mon jouet. Mon jouet, je m’en sers pour jouer, et quand j’ai assez joué, je le casse, je le jette, et je vais en prendre un autre.
ÉVA
N’as-tu pas honte de parler ainsi ? Tu me dégoûtes. Qu’as-tu retenu des valeurs morales qu’on t’a enseignées dès ton enfance ?
LYNDA
Je me moque des valeurs morales et plus encore des valeurs chrétiennes. Quand je désire quelque chose, je me bats comme une lionne pour l’obtenir. Et malheur à toi, ma chère sœur, si tu te places entre mes désirs et moi. Je te broierai entre mes mains, je t’écraserai, je te pulvériserai, je t’anéantirai.
ÉVA
Je n’ai pas peur de tes menaces. Je suis ta sœur aînée, et de plus, l’héritière du trône de Syldurie. Ne l’oublie pas. Un jour j’aurai le pouvoir de te faire exiler sur une île d’un demi-hectare, au beau milieu la mer Égée. Ah ! Tu veux me briser ! Je suis plus solide que tu l’imagines. Je t’apprendrai la politesse, je te ferai marcher au pas et danser en mesure. Je te soumettrai, tigresse, je te dompterai.
LYNDA
Tu me dompteras. Toi ?
ÉVA
Oui. Moi.
LYNDA (lui donne des gifles)
Personne ne me domptera jamais. Personne ! Ni toi ni personne ! Même pas quand tu seras reine !
ÉVA (en pleurs)
Tu m’as fait subir ta méchanceté, tu m’as menacée, injuriée, humiliée, tu ne m’avais encore jamais frappée. Pourquoi es-tu si cruelle ? Devrais-je te supporter toute ma vie ? Tu finiras par me tuer. Si ce n’est pas avec tes mains, tu me tueras avec tes lèvres, ou tu me feras mourir de chagrin.
LYNDA
Il ne fallait pas me mettre en colère. Tu l’as bien mérité. Si tu recommences, je multiplie par deux. Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. Ça aussi c’est écrit dans la Bible.
ÉVA (essuyant ses larmes)
J’entends venir : c’est maître Wladimir.
Scène III
ÉVA – LYNDA – WLADIMIR
WLADIMIR
Bonjour, Vos Altesses.
ÉVA
Bonjour, Maître.
LYNDA
Bonjour, Maître.
WLADIMIR
J’espère que Vos Altesses se sont conduites comme des enfants bien sages et qu’elles ont un peu révisé leur leçon en attendant mon arrivée.
ÉVA – LYNDA (ensemble)
Oh ! Oui ! Maître.
WLADIMIR
Très bien ! Nous allons pouvoir reprendre notre cours. Je tiens particulièrement à vous féliciter, Princesse Éva. Votre thème est excellent. Toutefois, soyez attentive aux esprits et aux accents. Ces petits signes au-dessus des voyelles ont une réelle importance. Leur omission pourrait vous faire sottement perdre des points aux examens.
Quant à vous, Princesse Lynda, je voudrais, avec votre permission, m’entretenir avec Votre Altesse en particulier. Je suis surpris et inquiet de votre absence de progrès, je dirais même, de votre régression. « Etrékhété kalos, tis umas anekophen ».
LYNDA
Hein ? Quoi ? Comment ? Pardon ? Pouvez répéter ?
WLADIMIR
Je cite les paroles de l’apôtre Paul : « Vous couriez bien, qui vous a arrêtée ? »
LYNDA
Je ne sais pas. Un point de côté.
WLADIMIR
Alors, je vous conseille de vous entraîner sérieusement si vous souhaitez monter un jour sur le podium. Vous avez encore beaucoup de difficultés avec les déclinaisons. Voilà qui devrait être acquis depuis longtemps. Pourquoi inversez-vous toujours le nominatif et le vocatif ? C’est pourtant très facile : si je dis : « Lynda est une petite peste. » C’est le nominatif. Mais si je vous dis : « Lynda, vous êtes une petite peste. » C’est le vocatif. Avez-vous saisi ?
LYNDA
J’ai surtout saisi le compliment.
WLADIMIR
J’associe l’éveil de la conscience à l’enseignement du grec. Me promettez-vous de vous ressaisir et de travailler ?
LYNDA
Non.
WLADIMIR
Comment non ?
LYNDA
Comme ça non.
WLADIMIR
Et pourquoi non ?
LYNDA
Parce que non ?
WLADIMIR
Et depuis quand non ?
LYNDA
Depuis que non.
WLADIMIR
Le grec est pourtant une langue merveilleuse. Elle devrait vous captiver.
LYNDA
Eh bien moi non.
WLADIMIR
Sa Majesté votre père m’a confié l’honneur d’instruire Vos Altesses, il se fait beaucoup de soucis à cause de vous, Princesse Lynda. Il est très attristé par vos écarts et votre désobéissance. Que va-t-il dire quand je lui apprendrai qu’à présent vous refusez d’étudier ?
LYNDA
Il dira ce qu’il voudra. Moi, je danse la polka !
ÉVA
Je m’en vais. Ça me fait trop honte et ça me fait trop mal.
(Elle sort)
LYNDA
Parfait ! Puisque les chastes oreilles de ma sœur Éva ne traînent plus dans la région, je vais vous livrer franchement le fond de ma pensée.
J’en ai ma claque du kappa, du lambda, du psi et de l’oméga, ras la casquette de l’aoriste et jusqu’aux oreilles du datif et du génitif.
WLADIMIR
Altesse !
LYNDA
L’enclitique et le proclitique me rendent neurasthénique et me donnent la colique.
WLADIMIR
Altesse !
LYNDA
J’ai décidé d’en finir avec ces études casserotulesques. Et d’ailleurs vous aussi, vous me cassez les rotules.
WLADIMIR
Votre Altesse met mes nerfs et ma patience à l’épreuve. Que ne suis-je plutôt professeur de politesse ! J’aurais de la matière à vous enseigner. A-t-on jamais vu une princesse se conduire de la sorte ? Cette insolence ! Ce langage de charretier ! Cette attitude de bouvier ! Mais regardez-vous donc ! Et ces mains dans ces poches ! Est-ce que c’est correct ? Enlevez-moi vos mains de vos poches !
LYNDA
Si je sors mes poings de leur étui, ce sera pour m’en servir, et vous allez en sentir les effets.
WLADIMIR
Alors là ! Votre Altesse pousse le cochonnet un peu trop loin !
LYNDA
Je vous ai offusqué ? J’en suis marrie. Voyez-vous, cher Maître, vous ne m’inspirez ni crainte ni respect. Vous êtes vieux et rempli de science, moi je suis jeune et pleine de vigueur. Je pratique l’équitation, la natation, l’escrime, le tir à l’arc, le judo, le kung-fu et le karaté. En plus, je viens de me mettre à la motocyclette. J’ai une immense envie de vous casser la figure, mais ce serait vraiment trop facile. Il m’en faudrait quatre-vingt-dix comme vous rien que pour m’échauffer. Je commence par un solide coup de poing dans votre gros estomac bourré de savoir. Vous voilà plié en deux, vous ne pouvez plus respirer. J’en profite pour vous démolir les mandibules à coups de genou. Pendant que vous rampez par terre à ramasser vos dents, je vous termine avec un bon atémi dans les cervicales, et pour signer mon chef-d’œuvre, je vous plante un talon bien pointu dans la colonne vertébrale. Cela vous convient, comme programme ?
WLADIMIR
J’ai de sérieuses lacunes en bastonadologie. Mon jugement importe peu. Ce qui importe, c’est ce que Sa Majesté votre père dira de votre attitude inadmissible et inqualifiable.
(Il sort en colère)
LYNDA
Très bien ! Va cafter à papa ! Il me donnera la fessée !
Scène IV
LYNDA
Excellente journée ! J’en ai démoli deux dans la même demi-heure. Ma sainte nitouche de sœur et ce vieux prétentieux de Wladimir. Tout le monde me hait dans cette maison, et je le leur rends bien. Il faut avouer que je ne fais pas non plus beaucoup d’efforts pour être aimée. On me demande pourquoi je suis si méchante : c’est dans ma nature. J’aime faire souffrir. J’aime faire pleurer ma sœur. J’aime mettre Wladimir en colère. J’aime torturer les animaux. J’aime apprendre des gros mots au mainate. J’aime faire tourner mon vieux père en bourrique. Ce n’est pas ma faute, je m’ennuie tant dans ce palais. Je le déteste. Je déteste ce royaume, ses traditions millénaires, cette galerie des rois de Syldurie, ces vieilles armures à tous les coins du palais qui me donnent des cauchemars, ces gardes royaux qui portent le même uniforme depuis Sigismond Premier.
Si seulement je pouvais m’évader, loin de cette monarchie moyenâgeuse, loin de ces courtisans hypocrites, loin des leçons de morale de papa, loin des études bibliques en famille ! Ah ! Partir ! Partir loin ! Très loin ! Quel avenir y a-t-il pour moi dans ce terrier à lapin ? Pour Éva, ce n’est pas compliqué : elle deviendra reine, elle épousera un prince, elle lui fera de petits princeaux et de petites princelles dont l’aîné deviendra roi, et ainsi va la vie.
Mais moi, je ne le trouverai jamais, le prince charmant. Je suis pourtant une jolie fille, mais, dans tout le royaume, on m’appelle « la petite peste ». Même s’il vient, le beau prince, quand je lui aurai bien cassé les rotules, il s’en ira. Même qu’il risque de passer le mur du son avec son cheval blanc.
Je ne veux plus rester ici. Il faut partir, le plus loin possible de la Syldurie. N’importe où. À New York, ou à Paris. Oh ! Oui ! Paris ! La tour Eiffel, les Champs Élysées, la Tour d’Argent, l’hôtel Georges Vé. Ça c’est la vie ! C’est décidé, j’enfourche ma Harley et je fonce sur Paris. Et je cloue sur place cette bande de lourdauds.
Avec quel argent ? Ah ! Oui ! C’est un détail important. Je n’ai pas d’argent. Mon père en a, mais moi je n’en ai pas. Je vais le lui voler. Non, ça ce n’est pas bien. Il va m’en donner. Ça c’est mieux.
Évidemment, ce n’est peut-être pas le jour. En ce moment il doit fulminer comme un dragon. C’est égal, je sais comment le manipuler. Un de mes numéros de charme dont j’ai le secret, et je te le retourne comme une crêpe, le papounet. Il me donnera tout l’argent que je veux.
Je l’entends. Quand on parle du dragon ! C’est l’heure de la fessée.
Scène V
LYNDA – WALDEMAR
WALDEMAR
Lynda, qu’ai-je encore appris sur ton compte ? Non contente de porter la main sur ta sœur aînée, tu refuses d’étudier, tu manques de respect à ton précepteur, et pour comble d’insolence, tu profères contre lui des menaces. Quelles excuses vas-tu me trouver cette fois ?
LYNDA
Je ne sais pas, moi. J’avais besoin de casser quelqu’un pour me défouler.
WALDEMAR
C’est tout ce que tu trouves à dire ?
LYNDA
Non, je peux encore en ajouter. Éva m’énerve du matin jusqu’au soir, elle me traite comme une petite fille : « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Où est-ce que tu es allée traîner ? Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ? »
WALDEMAR
Elle a raison : qu’est-ce que c’est que cette tenue ? On ne paraît pas ainsi vêtue à la cour de Syldurie. Ce n’est pas convenable. Va te changer tout de suite. Non. Reste ici. Je veux entendre tes explications d’abord.
LYNDA
Pour ma sœur, je te l’ai déjà dit : elle m’agace, elle m’énerve, elle m’horripile, elle m’exaspère. C’est une petite grue, une sainte nitouche, une grenouille de bénitier, une dinde, une oie, une mijaurée, une cafteuse, une hypocrite, une grosse saucisse, une andouille, une cruche, une gourde. Et puis, ce ne sont pas trois gifles qui vont la tuer.
WALDEMAR
Tu lui en as donné douze.
LYNDA
Vingt sur vingt en arithmétique ! Même quand je la cogne, elle compte les coups. L’écolière modèle !
WALDEMAR
Ça suffit ! Je vais perdre patience. Et pour ce qui concerne Wladimir ?
LYNDA
Wladimir ! C’est un vieux croulant, un vieux fossile, un vieux schnock...
WALDEMAR
Fais-moi grâce des titres de noblesse. Maître Wladimir est très mécontent de ton travail et de ta conduite. Il dit que tu es une fille perdue et que c’est le fruit de la mauvaise éducation que je t’ai donnée. Quelle humiliation pour ton vieux père !
LYNDA
Si tu m’avais éduquée autrement, je serais tout de même une fille perdue. Tu n’as pas à te sentir coupable.
WALDEMAR
Est-il vrai que tu lui as manqué de respect ?
LYNDA
Je l’ai juste un petit peu secoué. Cela ne peut lui être que bénéfique. Il ne bouge pas assez. Il s’encroûte.
WALDEMAR
Est-il vrai que tu l’as agressé et que tu l’as menacé physiquement ?
LYNDA
Oh ! Non ! Je ne l’ai pas menacé, encore moins agressé. Comprends-tu ? J’ai tellement envie de lui servir une tourlousine à ma façon que j’en rêve la nuit. Parfois même j’en rêve le jour et je parle en dormant. Alors, il m’a entendue parler au moment où je rêvais que je lui administrais la correction de sa vie. C’était une déculottée virtuelle. Il n’empêche que cela m’a bien amusée.
WALDEMAR
Tes écarts de conduite n’amusent que toi. Tu mérites une sévère punition.
LYNDA
Je ne recommencerai plus.
WALDEMAR
Promesse d’ivrognesse. Tu me l’as déjà dit sept cent mille fois.
LYNDA
C’est promis pour de bon.
WALDEMAR
Je l’espère bien. Tu es allée trop loin dans ta rébellion.
LYNDA
Je regrette.
WALDEMAR
Cette fois-ci, je ne te céderai pas.
LYNDA
Pardon, père.
WALDEMAR
Tu m’as poussé à bout.
LYNDA
Je suis navrée.
WALDEMAR
Tu nous presses tous comme des pamplemousses.
LYNDA
Je suis confuse.
WALDEMAR
Tu n’échapperas pas à la correction.
LYNDA
Je me repens.
WALDEMAR
Je vais te dresser.
LYNDA
Père !
WALDEMAR
Je vais te mater.
LYNDA
Papa !
WALDEMAR
Je vais te frotter les côtes.
LYNDA
Mon petit papa !
WALDEMAR
Je vais t’apprendre le respect.
LYNDA
Mon petit papounet.
WALDEMAR
Je vais te briser.
LYNDA
Mon petit papa chéri !
WALDEMAR (à part)
Petite rouée ! Elle va encore me faire fondre comme une livre de beurre.
(À Lynda)
Il n’y a pas de petit papa chéri qui tienne. Je suis très mécontent.
LYNDA
Mon pauvre petit papa ! Je t’ai fait de la peine, une fois de plus et je le regrette sincèrement. J’irai présenter des excuses à maître Wladimir, je t’en fais la promesse. Et puis j’irai demander pardon à Éva, et je lui demanderai de me rendre la douzaine de baffes que je lui ai collées. S’il te plaît, papa, ne me punis pas cette fois-ci. Je sais que tu es un père juste et bon, que tu donnerais ton royaume et ta vie pour tes filles. Et moi je te rends mal ton amour : je réponds par la méchanceté. Ce n’est pas vraiment ma faute : c’est la vieille nature qui est en moi. Mon cœur n’est pas régénéré. Un jour, tu verras, je vais changer, et je deviendrai la gentille petite fille que tu voulais.
WALDEMAR
Cette fois encore, tu as vaincu ma colère. Je te pardonne.
LYNDA
Oh ! Merci, Père ! Je savais que tu le ferais. Tu me pardonnes toujours tout. Tu es vraiment un père adorable. Je t’aime, papa, tu sais, je t’aime vraiment très fort.
WALDEMAR
Quand tu te frottes comme ça contre moi, c’est que tu as une faveur à me demander. Inutile de louvoyer. Dis-moi ce qui te ferait plaisir.
LYNDA
Tu sais, je n’ai plus envie d’étudier. C’est pour cela que je me suis fâchée contre maître Wladimir. Je ne serai jamais une helléniste. Pourquoi vouloir persévérer à pratiquer une discipline pour laquelle je n’ai reçu aucun don, alors que je pourrais mettre en valeur mon don naturel ?
WALDEMAR
Et qu’aimerais-tu faire ?
LYNDA
Du cinéma, je veux devenir actrice. C’est le rêve de ma vie et je veux commencer maintenant. Je suis jeune, dans dix ans, il sera trop tard.
WALDEMAR
Du cinéma ? Quelle étrange idée ! A-t-on déjà vu une princesse devenir actrice ?
LYNDA
À Monaco, par exemple.
WALDEMAR
C’est là que tu fais erreur, à Monaco, c’est une actrice qui est devenue princesse. Mais si c’est ce que tu veux, je connais à Arklow un très bon professeur d’art dramatique.
LYNDA
Oh ! Non ! Papa ! S’il te plaît ! Pas un nouveau Wladimir, j’ai eu ma dose. Ce que je veux c’est partir loin d’ici. Je veux aller à Paris, la Ville lumière. Une carrière radieuse m’attend là-bas. Je le sais, je dois partir.
WALDEMAR
À Paris ? Es-tu bien sûre ? La vie n’est pas si facile dans les grandes villes.
LYNDA
La vie est difficile quand on n’a pas d’argent. Il m’en faudrait un petit peu... un peu... un grand peu.
WALDEMAR
L’acquisition de ta motocyclette a eu raison de tes petites économies.
LYNDA
Oui papa.
WALDEMAR
Je peux t’avancer dix mille couronnes. Tu me les rendras quand tu pourras. Cela te convient-il ?
LYNDA
Non, Père, cela ne me convient pas.
WALDEMAR
Comment ?
LYNDA
Décidément, tu ne m’as pas comprise. C’est normal, tu ne me comprends jamais. Tu ne comprends jamais rien.
Je ne m’en vais pas visiter le Musée du Louvre. Je m’en vais, je te quitte, je pars : P.A.R.S. Je ne remettrai plus jamais les sandales dans ce palais délabré. Tu m’entends ! J’en ai assez ! Assez de tes leçons de morale ! Assez de me faire belle le dimanche pour t’accompagner à la cathédrale ! Assez de cette monarchie poussiéreuse ! Assez des courbettes et des révérences, des « Votre Altesse » par-ci et « Votre Altesse » par-là ! Assez de l’extinction des feux à dix heures du soir. Moi je veux vivre ! Je veux aller danser autre chose que la valse et le menuet. Je veux aller dans les grands restaurants, je veux boire du champagne, et même du whisky. J’en suis saturée de tes bondieuseries ; tout ce que ta vieille foi chrétienne nous interdit, je veux m’en remplir jusqu’à satiété. Alors, je veux de l’argent pour vivre ma vie. Et de l’argent, tu en as et tu ne sais pas quoi en faire.
WALDEMAR
Arrête ! Arrête ! Tais-toi ! Tu me fais trop mal. Enfonce-moi une épée au travers du corps, cela me fera moins souffrir.
Laisse-moi reprendre mes esprits. Bon, combien veux-tu ?
LYNDA
J’ai fait un calcul approximatif. Un jour, tu vas rejoindre « ta patrie céleste », comme tu le dis si bien ; ta chère fille Éva va recevoir le royaume en héritage et moi, qui ne suis pas destinée à régner, – sauf s’il arrivait un malheur à ma grande sœur, – je recevrai de grands biens en compensation, dont la valeur devrait s’estimer à environs deux milliards de couronnes syldures. Inutile d’attendre un hypothétique héritage : donne-les-moi maintenant.
WALDEMAR
Tu n’es pas douée pour le grec, mais tu te rattrapes sur le calcul ! Deux milliards ! Tu me tranches la gorge.
LYNDA
Fermes et non négociables.
WALDEMAR
Deux milliards ! C’est donc le prix à payer pour te perdre ? As-tu bien réfléchi ? C’est là ton choix ?
LYNDA
Oui Père.
WALDEMAR
Eh bien, soit !
(Il se met à table, écrit et cachette à la cire.)
Voilà ! Présente-toi munie de ce document au trésorier du palais. Il te remettra la somme que tu désires.
LYNDA (prenant le document)
Enfin la liberté !
(Elle sort.)
WALDEMAR
Pas un merci, pas un adieu, cela pourrait érafler ton orgueil.
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