Chapitre XIX - Le Fleuve changé en sang
« Laisse-moi seul avec cet homme, Xanthia chérie. Nous allons avoir tous les deux une discussion confidentielle. »
La jeune femme coince son arme dans sa ceinture et ferme la porte derrière elle. Voici notre aristocrate tremblant, face à son redoutable patron.
« Le moins qu’on puisse dire, Alphonse de Baffagnon, c’est que vous n’avez pas brillé par votre efficacité, mais je vous ai établi comme prophète, or les dons et les appels de Nimrod sont irrévocables. C’est écrit dans l’Épître aux Romains. C’est pourquoi je suis contraint de vous garder à mon service. Je vous rappelle que je vous ai donné des pouvoirs censés vous aider dans votre mission, qui est, je vous le rappelle encore, de destituer la reine de Syldurie. Puisque votre dernier numéro ne l’a pas impressionnée, nous allons passer à la vitesse supérieure. Cette fois, tâchez de réussir.
– Je réussirai, Votre Divinité.
– Une dernière chose : à partir de maintenant, pour vous éviter pas mal de désagréments, vous enverrez vos prophéties à Lynda par SMS. »
Lynda reçut un message :
« Ainsi parle Nimrod : parce que tu n’as pas écouté ma voix, parce que tu t’es rebellée contre ma toute-puissance, parce que tu as méprisé le prophète que je t’ai envoyé, voici, les eaux de la Maritza seront changées en sang jusqu’à ce que tu aies abdiqué en faveur de mon prophète, Son Excellence le duc Alphonse de Baffagnon. – Sauvegarder – Effacer –.
– N’importe quoi ! se dit-elle.
– Effacer.
– Polup. »
Le lendemain, le prophète lui adresse un nouveau message.
« Mais c’est qu’il commence à me fatiguer, celui-là ! Voyons :
“Ainsi parle Nimrod : va faire un tour du côté de la Maritza, et tu verras si les prophéties de mon oint sont des paroles en l’air.” »
Elle balance ce message à la corbeille, comme le précédent.
Elle a beau essayer de penser à autre chose, son esprit est contrarié. Et si ce guignol avait réussi à changer l’eau en sang ? Cela voudrait dire que Plogrov est vraiment d’essence divine. Non, ce n’est pas possible. Cet affreux jojo me fait marcher, et moi, comme une gourde, je marche… Il faut tout de même que j’aille voir.
Et voici notre reine, casquée, gantée, allongée sur sa motocyclette, en route sans escale vers la frontière. Parvenue sur une hauteur qui surplombe la vallée, elle contemple avec angoisse le ruban rouge carmin qui sépare la Syldurie de la Turquie.
« Ce n’est pas possible ! Je suis en train de faire un cauchemar. Je me suis trompée depuis le début. Baffagnon est vraiment le Moïse de Dieu, et moi, je suis son pharaon. Faudra-t-il que je me plie à toutes les exigences de Dimitri ? Va-t-il me noyer, avec tous ceux qui m’ont suivie, dans les eaux du Bosphore ? »
Le cœur serré dans un étau mortel, elle conduit sa machine jusqu’au fleuve. Ses craintes se confirment quand elle pose son pied sur la rive gazonnée, tant appréciée, aux beaux jours, des pêcheurs et des baigneurs, mais aujourd’hui totalement désertée. Elle dégaine son téléphone portable.
« Professeur Karatschik ? Lynda de Syldurie. Venez me rejoindre à la base de loisirs de Saint-Feodor, avec votre équipe et votre matériel. C’est urgent. Je vous attends. »
Toutes affaires cessantes, le chimiste renommé, doublé de sa jeune assistante, bondit dans sa camionnette, répondant à l’appel royal. À peine descendu de son véhicule, il est rejoint par Lynda, l’esprit désordonné, les cheveux en bataille.
« Professeur ! Professeur ! Venez vite, c’est épouvantable !
– Majesté ? Qu’est-ce qui justifie cette agitation qui vous est si peu coutumière ?
– La Maritza ! La Maritza !
– Eh bien quoi ? La Maritza ?
– Elle s’est transformée en sang ! En sang ! C’est du sang !
– Du sang ? En êtes-vous sûre ?
– Le duc de Baffagnon me l’a prophétisé, et c’est arrivé. Il a changé le fleuve en sang.
– Ma foi, j’aurais préféré qu’il le change en vin de Bourgogne. Allons voir ça de plus près. »
Le professeur a mené son utilitaire au plus près de l’eau, il en sort une mallette chargée d’éprouvettes et d’appareils de mesure.
« Alors, vous voyez bien, je ne suis pas folle ! C’est du sang.
– Nous allons voir. Il s’agit probablement d’un phénomène naturel, une algue qui se serait développée.
– Comme ça, par hasard ! Du jour au lendemain, juste après la prophétie !
– Nous allons voir, » répond le savant impassible.
Plus personne ne dit mot, le chimiste, presque solennel, prélève dans un tube à essai un échantillon du liquide rouge sang. Il l’examine à la lumière comme un œnologue observerait un ballon. Il le fait tournoyer, le place sous son nez. Enfin, il monte à l’arrière de sa camionnette et entame une longue série d’analyses.
Il réapparaît enfin, après d’interminables minutes d’angoisse, son tube à la main.
« Que Votre Majesté me permette de lui suggérer de goûter ce liquide.
– Pouah ! Quelle horreur !
– Juste une toute petite gorgée. »
Lynda finit par s’y laisser contraindre et avale tout l’échantillon.
« Mais c’est délicieux ! Peut-être un peu trop sucré. Il faudrait le couper. »
Sitôt les résultats de l’analyse officiellement publiés, les rives de la Maritza subissent l’invasion d’une foule de curieux, surtout des enfants ; équipés de bouteilles, de gourdes, de tonnelets. Plogrov a réalisé un miracle que Dieu seul serait capable d’imiter : il a changé les eaux du fleuve en sirop de grenadine.
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