Chapitre XXII - Lévitique 26.17

 

Dans la ferme de Romilly, Rognes pour les inconditionnels de Zola, Lynda et ses amis avaient reçu une autre visite : celle d’Aïcha qui, dans sa petite voiture de célibataire, avait emmené Valérie. Les deux jeunes femmes furent reçues dans le foyer avec joie.

Même Fabienne étreignit Valérie dans ses puissants bras, disant :

« Nous sommes heureux que vous ayez finalement décidé de nous rejoindre, Aïcha, et vous aussi, Valérie. Je croyais vraiment que vous me haïssiez.

– Mon visage s’est dégonflé, ma colère aussi.

– Quelques jours de vacances à la campagne me feront du bien, dit Aïcha. J’ai invoqué ce prétexte à mon patron qui me trouvait fatiguée.

– Nous avons besoin de votre aide, Aïcha, lui dit Mohamed. Nous avons pris des décisions. Nous voulons abandonner

 

totalement notre vie de délinquants. Nous sommes des disciples de Jésus-Christ, à présent.

– Je dois admettre qu’il a opéré des prodiges dans
vos vies.

– Pourquoi ne croirais-tu pas toi aussi ? proposa Mamadou.

– Je suis une mahométane. Je ne puis servir que le Créateur. Jésus n’est pour moi qu’un prophète. Mais je reconnais qu’il y a dans ses paroles un charisme qui change le mal en bien. »

Lynda s’approcha et lui tendit la main :

« Je suis ravie de faire votre connaissance, Aïcha. Les garçons m’ont raconté tout ce que vous avez fait pour eux. Vous êtes une jeune fille remarquable. J’aimerais vous avoir pour amie.

– Mon amitié vous est accordée. J’ai appris tant de choses sur vous ! À moi aussi, ils ont parlé de votre aventure extraordinaire et de votre dévouement. Je sais que vous prenez des risques pour aider nos deux protégés dans leur dilemme. »

Puis, Lynda se tourna vers l’institutrice :

« Et vous-même, Valérie Ozdenir, je vous remercie d’avoir voulu nous rejoindre. Les Diallo m’ont parlé de votre gentillesse et de vos épreuves.

– Je désirais tant vous rencontrer ! Une reine qui quitte son trône lointain pour secourir des enfants dans la peine ! Je ne suis pas digne de vous avoir pour amie, mais je suis désespérée. La séparation de l’homme que j’aime m’a été imposée.

– Je connais votre histoire, mais ne perdez pas courage. Mon pays est voisin de la Turquie, accompagnez-moi en Syldurie, vous pourrez y enseigner le français, et moi je n’aurai guère de difficulté à vous rendre votre mari.

– Lynda, pourquoi tant de sollicitude ? Je ne la mérite pas.

– Rien ne se mérite. Tout est question d’amour. »

Elvire et Julien étaient partis faire une promenade à travers la campagne. Aïcha et Valérie furent invitées à rester quelques jours et proposèrent d’aller à Cloyes acheter quelques provisions.

Les amoureux rentrent à la ferme.

« Le vent se lève, fit remarquer Elvire. C’est pourquoi nous avons préféré nous mettre à l’abri.

– Un drôle de vent, précisa Julien, un vent tout chaud. Ce n’est pas banal, surtout en cette saison.

– Un vent qui nous agace, un vent qui fait peur.

– Un vent à rendre fou. »

Fabien se mit évidemment à chanter Brassens, sur deux vers de Victor Hugo :

« Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou. »

« Un vent chaud qui rend fou ? dit Lynda songeuse. Cela existe en Europe centrale. On l’appelle le fœhn. Un vent si chaud qu’en Suisse, on ne dit pas : “Prête-moi ton sèche-cheveux”, mais : “Prête-moi ton fœhn.”

– Mais le fœhn ne souffle pas dans nos régions, fit remarquer Julien.

– C’est exact. »

En effet, le vent au-dehors, agitait les branches du vieux saule pleureur et commençait à siffler.

Elvire avait ramené le passé dans la discussion et nous remit une couche de compliments et d’excuses, puis elle entoura de ses bras le cou de Lynda et l’embrassa.

« Tu vois, dit Julien, notre aventure trouve une issue favorable. Tu as été cruelle envers moi, mais j’ai trouvé la consolation auprès d’Elvire. »

Ces pathétiques effusions furent brusquement interrompues par des bruits de moteur.

« Vous attendiez quelqu’un ? demanda Fabien.

– Non, » répondit Mansinque.

Puis il regarda à la fenêtre.

« Lynda, venez voir. »

Le commissaire paraissait angoissé. Lynda, à son tour se précipita à la fenêtre ; elle essaya de cacher son émotion.

« Alors-là ! Nous avons un gros problème.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Fabien.

– Trois Heuliez bourrés de C.R.S.

– Tout ça en notre honneur ! s’exclama Fabienne.

– Je n’imaginais pas, répondit Lynda, que nous fussions une si grande menace pour la République.

– Les voilà qui descendent, commenta Mansinque. C’est pire que pour Al-Qaïda. Ils ont des armes automatiques. »

Les deux policiers se sont mis, eux aussi à la fenêtre.

« Regardez-moi qui dirige cette équipe de polichinelles ! s’écria Fabienne.

– Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda Fabien.

– Il n’a rien à faire ici ! répondit Mansinque.

– En tout cas, conclut Lynda, il est ici. »

Un brodequin militaire frappa le bas de la porte avec violence.

« Police, Ouvrez. »

Mais déjà, la vieille serrure avait cédé sous la pression du soudard.

« Paul Yssouvrez ! », crièrent ensemble les deux voyous repentis, saisis de frayeur.

Le vent n’avait cessé de souffler. Il soufflait de plus en plus fort. Son sifflement devenait de plus en plus aigu, l’atmosphère était angoissante. Pour la version théâtrale de notre récit, je suggère en fond sonore la troisième symphonie de Mahler, le cri strident des rafales couvrant la voix menaçante des trombones.

L’irascible divisionnaire avait investi la place, déjà vainqueur. Les C.R.S. le suivaient, l’arme automatique au poing :

« Surpris de me voir, les cailles-rats ! »

Fabienne lui cracha quelques projectiles :

« Nous aussi, nous sommes surpris, le kangourou dégénéré !

– L’Eure-et-Loir ne fait pas partie du Dix-huitième arrondis-sement, autant que je sache, lui fit remarquer Mansinque.

– C’est exact, répondit-il, moqueur. Vous n’êtes pas dans ma juridiction. Mais qu’à cela ne tienne ! J’ai des relations très élevées, vous le savez. C’est la raison pour laquelle je suis commissaire divisionnaire malgré mes piètres résultats scolaires. Et comme je tenais absolument à l’exclusivité de votre arrestation, je me suis arrangé avec Nénesse qui m’a procuré une dérogation.

– Nénesse ?

– En personne. »

Des murmures commençaient à circuler parmi les miliciens :

« On est venu pourquoi, nous ?

– Un groupe terroriste.

– Ah bon ! Je croyais que c’était un réseau de trafic d’héroïne.

– Mais pas du tout ! Ce sont des sans-papiers à expulser. C’est la priorité de la République. Une femme et un enfant. Des Maliens.

– Je comprends qu’on nous envoie si nombreux et si bien armés. »

Le petit policier faisait de petits bonds et se frottait les mains :

« Quelle pêche miraculeuse ! Toute une brochette de malfaiteurs réunie dans ce trou à rats. Quelle prise ! Je serai bientôt Ministre de l’Intérieur, en attendant mieux !

– Ne pavoise pas trop vite, gerboise d’Égypte, » lui décocha Fabienne.

Mais l’autre poursuivait, sans se soucier de la méchante répartie de la jeune femme :

« Mamadou Djembé, trafiquant, receleur ; Mohamed Bendjellabah, trafiquant de stupéfiants. Depuis le temps que je retourne la terre entière pour vous trouver, vous voilà enfin à ma merci ! Et vous, les noircicots en cavale ! Vous irez cavaler dans le désert. »

Mamadou et Mohamed se regardèrent avec une expression de désespoir.

« Nous sommes fichus.

– Fichus de chez fichus. »

Lynda posa ses mains sur l’épaule de chacun d’eux.

« Faites-moi confiance, et surtout, faites-Lui confiance. »

Yssouvrez jeta sur elle un regard de colère.

« Et qui est cette sauterelle qui se paie ma tête en silence depuis le début ? »

Elle riposta en cachant son visage derrière ses cheveux, comme elle l’avait fait au restaurant avec sa perruque rousse, et, reprenant son accent forcé :

« Je pas comprends. Vinir Boulgaria, chercher travail.

– Vous comprendrez bien assez tôt ce qui vous arrive, croyez-moi. Vous êtes la complice de ces malfrats. Vous passerez votre belle jeunesse en prison. Quand vous en sortirez, vous serez une vieille mémère toute décatie. Pareil pour vous deux : la honte de la police. Vous allez prendre perpète, les amoureux. On vous mariera à la Santé. Ça vous amuse, Mansinque, vous qui avez osé héberger des criminels dans votre bicoque ?

– Yssouvrez, lui répliqua Fabienne menaçante, nous ne sommes que des pieuvres, mais vous, vous êtes un encornet que je vais me farcir.

– Ah oui ? Assez ri, assez discuté. Rendez-vous !

– Non ! cria Lynda avec détermination.

– Ne nous obligez pas à utiliser la force. »

Lynda mit la main dans sa poche. Croyant qu’elle allait en sortir un pistolet, les C.R.S. mirent un genou à terre et la visèrent de leurs fusils mitrailleurs. Elle dégaina sa Bible qu’elle brandit face à eux.

« Messieurs, j’ai entre les mains une arme bien plus puissante que vos mitraillettes.

– Qu’est-ce que c’est que cette folle ? dit l’un des militaires.

– On est tombés dans une secte.

– On n’a jamais été formé pour ça.

– Qu’est-ce qui va nous arriver ?

– Tirez une rafale au-dessus de sa tête, ordonna Yssouvrez. Ça va la dépeigner, cette fissurée du bocal. »

Les soldats les plus proches d’elle tirèrent, en effet, mais au lieu du crépitement assourdissant des balles, on n’entendit qu’un déclic métallique.

« Saloperie de mécanique française ! »

C’est alors que Lynda, son « arme » toujours tenue à bout de bras, parla :

« “Je tournerai ma face contre vous, et vous serez battus devant vos ennemis ; ceux qui vous haïssent domineront sur vous, et vous fuirez sans que l’on vous poursuive.”

– Qu’est-ce que c’est encore que ce charabia ?

– C’est une sorcière. Elle fait des incantations. »

Le vent faisait de plus en plus de bruit et faisait frapper contre les murs les volets mal fixés.

« Cette fille est une terroriste, hurlait Yssouvrez. Elle travaille pour les ayatollahs. Tirez ! Tirez ! Tirez ! »

Nouveau tir, nouvel échec.

« Saloperie de cochonnerie de mécanique à la noix !

 – “Je rendrai pusillanime le cœur de ceux d’entre vous qui survivront, dans les pays de leurs ennemis ; le bruit d’une feuille agitée les poursuivra ; ils fuiront comme on fuit devant l’épée, et ils tomberont sans qu’on les poursuive. Ils se renverseront les uns sur les autres comme devant l’épée, sans qu’on les poursuive. Vous ne subsisterez point en présence de vos ennemis.”

– Elle appelle une armée de démons à son secours, crie un C.R.S. tremblant de peur.

– Ils vont nous pulvériser, s’écrie un autre.

– Ils vont nous entraîner dans les profondeurs infernales.

– Lévitique, chapitre 26, versets 17, 36 et 37, » proclama-t-elle avec triomphe.

Les porteurs d’armes reculaient.

« Saisissez-la ! s’égosilla Yssouvrez. Menottez-la ! »

Une porte claqua brusquement.

« C’est le diable ! » cria l’un des hommes.

« Au secours ! » crièrent les autres.

Et tous se précipitèrent dehors dans une grande bousculade. Yssouvrez vociférait :

« Mais ce n’est pas possible, ça ! Je délire ! J’hallucine ! Je cauchemarde ! Revenez ! Revenez, bande de pleutres ! Je vais vous taper un rapport sanglant ! »

Mais il avait beau les menacer, ses troupes l’avaient bel et bien abandonné. Lynda s’approcha de lui, victorieuse et provocatrice :

« Alors, monsieur le futur Premier ministre. Vous voici seul, face à une dangereuse criminelle. »

Le commissaire divisionnaire, qui n’était déjà pas très grand, se tassa encore plus.

« Comment avez-vous fait ?

– Je vous avais prévenu : je possède une arme redoutable.

– Avec votre bouquin, vous avez mis en fuite une compagnie de C.R.S. en armes.

– Je vous conseille de courir aussi vite que vos copains, avant que je me mette en colère.

– Vous avez ridiculisé les forces de l’ordre. Vous m’avez humilié. Mais je me vengerai. Je vous retrouverai, je vous anéantirai. »

L’orgueilleux fonctionnaire se sentait vaincu. Il tourna le dos et sortit de la maison en baissant la tête.

« Salutations à votre ami Nénesse, » lui lança Lynda.

 

la suite

Créez votre propre site internet avec Webador