Chapitre III - Dimitri
Il y a toujours du soleil sur la mer Égée.
Mais pas ce jour-là ! Le Poséidon regagnait son port d’attache de Kamariotissa, sur l’île de Samothrace. On ne pouvait trouver de nom plus original pour un chalutier grec !
Le ciel était gris. La mer était grise. L’air était gris. Le brouillard était gris. Les poissons dans les filets gris étaient gris. Le visage des marins était gris. L’humeur du capitaine, Mikos Padalakis, était grise. Tout était gris.
La pêche n’avait pas été mirobolante, et l’équipage rentrait le cœur vide. Un choc à la proue du bateau brisa soudainement la monotonie du voyage, tirant les marins de leur somnolence.
« Qu’est-ce qui se passe ?
– On a heurté quelque chose.
– Un récif !
– Il n’y en a pas dans ces coins-là.
– Là ! Devant ! »
En effet, le chalutier avait percuté l’arrière d’un canot, quasiment invisible dans le brouillard. L’embarcation était vide. Deux marins descendirent l’inspecter : le moteur était encore chaud et s’était arrêté, faute de carburant. Son occupant était probablement tombé à la mer au moment de la collision.
Équipés de matériel de plongée, ils se jetèrent tous deux dans l’eau tiède. Presque à la verticale du canot abandonné, ils aperçurent en effet le corps d’un jeune homme, flottant entre deux eaux.
Ils le hissèrent à grand-peine sur le canot. Son blouson gorgé d’eau, ses lourdes chaussures de marche ne lui auraient laissé aucune chance de remonter à la surface. Les marins firent un signe de croix.
« Encore une victime de la princesse fatale !
– Tu crois ?
– On en repêche un toutes les semaines dans le port d’Arklow. On n’en parle même plus dans les journaux. Cela fait partie du folklore local. La princesse plaque son petit copain, il s’accroche une ancre autour du cou en guise de pendentif, et plouf ! Les marins du coin organisent même des rondes pour les récupérer.
– Nous sommes tout de même loin des côtes de Syldurie. Pourquoi serait-il venu se noyer ici ?
– Parce qu’il était plus malin que les autres. Il n’avait pas envie qu’on le renfloue au bout de trois minutes. Il a dirigé son canot vers le large, et quand il est tombé en panne sèche, il a plongé.
– Il voulait être certain de ne pas rater sa noyade.
– En effet, il ne l’a pas ratée.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– On le ramène au port. Nous n’avons pas le choix.
– La police va nous poser des tas de questions. Quelle barbe ! Ils sont bien capables de nous accuser de l’avoir nous-mêmes poussé à l’eau.
– C’est vrai ça. Allez ! Tant pis ! Pas d’histoire. On le rejette à la mer. Personne n’a rien vu. Autant éviter les ennuis. »
L’un des marins le saisissant par les poignets, l’autre par les chevilles, ils amorçaient un mouvement de balancier.
« Il n’y a pas longtemps qu’il s’est noyé.
– Et s’il était encore vivant ? »
Ils le reposèrent. L’un des deux hommes lui prit le poignet :
« Son pouls bat très faiblement. »
On ne tarda pas à appeler les secours. L’un des marins, secouriste, lui pratiqua le bouche-à-bouche. Au bout de quelques minutes, un hélicoptère soulevait des vagues autour de l’esquif. L’équipe médicale lui donna des soins d’urgence et le conduisit à l’hôpital Boris II, à Arklow.
Il avait échappé à la mort, mais son cerveau n’avait pas été oxygéné depuis trop longtemps. Son état était particuliè-rement grave.
Une enquête policière avéra que la jeune victime était un lycéen nommé Dimitri Plogrov. Il demeura plusieurs jours dans le coma.
Grâce à des soins intensifs, il parvint enfin à ouvrir les yeux. Puis sa bouche prononça quelques paroles inarticulées :
« Lynda… Où es-tu ? Lynda… Pourquoi es-tu partie ? Je t’aime… »
Dimitri, par un miracle de la médecine, se rétablit totalement, mais il sombra dans la dépression. Il interrompit ses études et séjourna presque un an dans un établissement spécialisé. Il va sans dire que les parents du jeune homme se mirent à haïr la dynastie des Soussaschnick-Sassouschnikof et que toute la famille adhéra au Parti Républicain.
Il parvint cependant à relever la tête, mais dut se résigner à oublier ses projets et trouva finalement sur le port un petit emploi de manutentionnaire.
Or, par un jour banal de sa vie banale, on frappa à sa porte. Il alla ouvrir. Deux hommes élégamment vêtus se tenaient sur le palier.
« Monsieur Dimitri Plogrov ?
– C’est lui-même.
– Au nom de la reine, veuillez nous suivre. »
L’homme qui parlait sortit de sa poche intérieure sa plaque de police.
Ils le conduisirent jusqu’à une voiture banalisée, l’invitèrent à s’asseoir entre eux deux, sur le siège arrière, puis donnèrent l’ordre au chauffeur de les conduire au Palais royal.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? pensait Dimitri, et qu’est-ce qu’elle me veut ?
– Ne t’en fais pas, mon gars, dit l’un des policiers, qui avait remarqué son agitation, la reine n’a que de bonnes intentions à ton égard. »
Cette remarque bienveillante ne le rassura qu’à moitié. Pourquoi l’envoyait-elle chercher par ses agents secrets si elle lui voulait du bien ? N’était-ce pas plutôt par dérision et par ironie qu’il lui avait adressé ces paroles ?
La reine portait rarement sa couronne. Une fois par mois, pourtant, le premier jeudi, elle était contrainte de demeurer tout l’après-midi assise sur son trône, couronne au front et sceptre en main. Elle recevait les courtisans qui la comblaient de compliments et lui adressaient éventuellement des doléances. Lynda, tout comme son père Waldemar, aurait aimé se soustraire à ce protocole moyenâgeux, mais c’était une pratique incontournable, justement parce qu’elle faisait partie des traditions sacrées de la Syldurie. Légiférer contre cette coutume serait aussi impertinent qu’envisager d’interdire le thé aux Anglais, les spaghettis aux Italiens, la bière aux Allemands, le popcorn aux Américains, les moules frites aux Belges ou le camembert aux Français. Remarquez que les creux cerveaux qui construisent l’Europe ont tout de même essayé (pour le camembert).
Toujours encadré de ses deux anges gardiens, Dimitri pénétrait, pour la première fois de sa vie, dans l’imposant château accroché à la colline. Il fut bientôt conduit vers une grande porte à deux battants, gardée de part et d’autre par deux soldats coiffés d’un casque à la romaine et armés chacun d’une hallebarde.
« Dans quel drame me fait-on jouer ? se dit-il, comédie ou tragédie ? »
Les deux gardes à l’uniforme suranné ouvrirent la porte. Devant les yeux étonnés du jeune homme s’étendait maintenant une vaste salle luxueusement ornée dans laquelle les courtisans de Syldurie allaient et venaient, parlaient et buvaient. Sous ses pieds s’étalait un long tapis étroit, tissé aux couleurs du royaume. Il formait un chemin jusqu’à une série de marches au sommet de laquelle se dressait le trône royal. Elle était là, face à lui ! La jeune reine le couvrait de son regard.
« Elle est superbe, pensait-il, et dire que je l’ai aimée, malheureux Ruy Blas que je suis, ver de terre amoureux d’une étoile ! »
Étendant la main, Lynda dirigea son sceptre à sa droite et à sa gauche, désignant la multitude des courtisans. Le silence se fit immédiatement. Puis elle le pointa en direction de Dimitri.
« Que faut-il que je fasse ? demanda-t-il à voix basse.
– Faites quelques pas en avant. »
Il s’exécuta, les deux agents restant en place.
Lynda se leva, solennelle dans sa robe de soie bleue. Elle remit à deux gardes proches du trône son sceptre et sa couronne, descendit lentement les marches et s’approcha du garçon qui commençait à se sentir mal à l’aise. Elle resta un instant face à lui, semblant hésiter à lui parler. Enfin, elle posa un genou au sol, puis l’autre. Elle se courba sous l’œil effaré de ses boyards, jusqu’à ce que son front ait touché les pieds du jeune homme. Dimitri était extrêmement gêné et ne savait quelle contenance adopter. Il décida de rester immobile et de ne rien dire tant qu’il n’aurait pas compris la situation.
« Pardonne-moi, Dimitri Plogrov, » dit-elle simplement, d’une voix faible, mais audible à toute la cour, tant l’assistance était demeurée silencieuse.
Elle se releva, saisit les deux mains du jeune homme qui la regardait, tout ébahi, et lui dit :
« Suis-moi. »
Elle le conduisit jusqu’à un salon où semblaient les attendre un guéridon et deux fauteuils. Une cafetière électrique déparait ce décor Renaissance.
« Assieds-toi ! »
Dimitri s’exécuta.
« Je te sers un café ?
– Volontiers. »
Dimitri l’observait. Il lui semblait vivre un rêve : un de ces rêves incohérents qui peuplent nos nuits, et que nous sommes incapables de raconter. Aurait-il pu un jour imaginer une reine lui remplissant sa tasse de café, même si cette reine était accessoirement son ancienne petite amie ?
« Un sucre ou deux ?
– Un seul… Merci. »
Lynda ne reprit la parole qu’une fois le café dégluti.
« Ce que je viens de faire est extrêmement humiliant.
– Certainement… » murmura Dimitri, aussi rouge que le drapeau chinois.
« Il faut que tu saches, Dimitri, qu’au temps où nous nous sommes rencontrés, j’ai traité plusieurs garçons avec la même méchanceté. Tu as été ma dernière victime avant mon départ pour Paris et cette expérience spirituelle qui a bouleversé ma vie. J’ai écrit à tous ces jeunes gens pour leur demander pardon. Certains m’ont répondu. Les uns m’ont pardonné, les autres non. Mais tu es le seul à bénéficier de cette démarche. Ce n’était pas volontaire, crois-moi ! C’est le fruit d’une terrible lutte intérieure. Mais Dieu m’avait commandé d’agir ainsi. Ce n’est qu’après avoir obéi que j’ai retrouvé la paix dans mon cœur.
– Votre Majesté me fait beaucoup d’honneur.
– Je préfère garder ce titre pour le Roi des rois. Il me semble qu’autrefois tu m’appelais par mon prénom.
– C’est vrai, mais le contexte était un peu différent.
– Sais-tu que le marquis Miroslav de Bifenbaf est actuellement en exil ? Et je crois l’avoir traité avec beaucoup de tendresse. Quand je pense à ce qu’on a fait à Ravaillac ! Ce qui signifie que sa charge est vacante.
– Je ne comprends pas en quoi cela me concerne.
– Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ! Je t’offre sa place.
– Mais Maj… Lynda. Je suis républicain. Je ne puis envisager de devenir marquis !
– Je comprends, répondit-elle, un peu déçue. Il faudra que je trouve autre chose pour te dédommager. Quels sont tes projets ?
– Je n’en ai plus. Du moins, depuis mon… ma… mon accident, ma vie a basculé. Je voulais étudier le droit et devenir au moins avocat. J’avais beaucoup d’ambition. J’ai raté le rêve de ma vie. Je n’ai même pas achevé mon année de terminale, et me voici tireur de transpalette.
– Et tu n’as pas essayé de reprendre tes études ?
– Je n’ai plus d’argent, et mon métier est mal payé. D’ailleurs, je suis tellement fatigué en rentrant de ma journée de travail que je ne suis plus capable de penser : travailler, manger, dormir !
– J’en ai, moi, de l’argent. En sortant d’ici, tu vas voir ton patron, tu lui donnes ta démission et tu t’inscris à l’université. Je finance tes études, et je pourvois à ta nourriture et à ton logement si nécessaire. Tout compte fait, tu seras plus utile au pays comme juge que comme marquis.
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