Chapitre XXVIII - Elvire et le marquis

Le lendemain, dans le salon panoramique, le sombre marquis de Kougnonbaf dégustait un whisky en compagnie d’une jolie femme, enveloppée d’une robe verte au décolleté vertigineux. Regardons-la un peu de face. Mais oui ! C’est bien elle ! C’est Elvire ! Julien n’avait pas eu la berlue.

Mais écoutons un peu leur conversation : elle n’a rien d’une déclaration d’amour.

« À votre santé, et au royaume de Syldurie.

– À la Syldurie.

– Êtes-vous bien sûre, au moins, que personne ne vous a vue venir ici ?

– Je n’ai vu personne, pas celle, en tout cas, dont nous réclamons la peau, la viande et les os.

– Me voilà rassuré. »

Elvire se montrait hésitante.

 

« J’ai cru voir, mais je me suis certainement trompée… J’ai cru apercevoir mon ancien amoureux se promenant dans un couloir.

– Vous auriez mal vu. Que viendrait-il faire ici, votre ami… Adrien… Lucien ?

– Julien.

– N’ayez nulle crainte. Il est resté chez lui, et tout le monde ignore, à part celle qui sait tout, et moi-même, que vous êtes à Arklow.

– Celle qui sait tout ?

– Vous aurez l’occasion de la connaître.

– Vous avez raison, monsieur le marquis, j’ai dû voir un jeune homme qui ressemblait à Julien. »

Le marquis prit brusquement un ton grave et autoritaire.

« Maintenant que nous avons savouré cet excellent whisky made in Bulgaria, pénétrons tout de suite dans le vif du sujet. Je suis très mécontent. Je vous ai payée très cher pour une mission, et vous n’avez pas rempli votre contrat. Je ne comprends pas : vous teniez votre proie à votre merci, et c’est à ce moment-là que vous avez échoué. Quelles sont vos explications ?

– J’en suis accablée, croyez-le bien. J’étais si près de la victoire ! Mais Lynda n’est pas une ennemie ordinaire. Je crois qu’elle possède des pouvoirs. C’est une sorcière, ou alors une prophétesse, comme Élie, qui faisait descendre le feu du ciel.

– Voilà qui pourrait nous être utile. Où habite-t-il, cet Élie ? À Paris ? »

Elvire ne releva même pas la sottise de cette réflexion et poursuivit, revivant dans son récit l’émotion qu’elle avait vécue à Romilly :

« Alors qu’elle-même et ses complices étaient acculés dans cette ferme encerclée de soldats, un vent bizarre s’est levé, un vent qui donnait les jetons à tout le monde. Tous les canons étaient pointés sur elle. Elle a brandi sa Bible. Elle a prononcé d’étranges paroles. Il y était question de feuilles qui tremblaient. Et toute cette armée s’est enfuie comme si le diantre était entré par la cheminée. Ensuite, je me suis retrouvée face à elle, elle m’a transpercée de ses yeux d’enfer comme un archer de ses flèches. J’ai fui devant elle. Elle m’a terrassée et humiliée, une fois de plus. Combien de temps devrais-je la maudire encore ? Cela me fait mal ! Je n’aurais pas le cœur en paix tant que je ne l’aurais pas tuée.

– Moi qui avais anticipé votre victoire en la publiant dans ma presse, ironisa le marquis : “Édition spéciale : La déchéance et la mort de Lynda.” Elle est tellement bien morte qu’elle m’a crédité d’un aller-retour à m’aplatir les deux oreilles.

– Vous l’avez peut-être un peu cherché.

Ne m’eut-elle fait subir que cela ! Elle m’a interrogé plus d’une heure dans son bureau. Pendant plus d’une heure, elle m’a pressuré. Il m’a fallu soutenir son regard de gorgone. Trois minutes de plus et je lui avouais tout. Mais un Kougnonbaf ne se laisse pas si facilement décontenancer. Je me suis aplati, j’ai largement demandé pardon pour mes écarts de conduite, si bien qu’elle m’a laissé partir. Mais elle découvrira rapidement notre complot. Il va falloir agir vite.

– Donnez-moi une nouvelle chance !

– Vous l’aurez. Naturellement, elle a aussi cuisiné le gros Bifenbaf, celui qui rêve de l’épouser. Je craignais qu’il se mette à table, mais le pauvre imbécile s’est tellement embrouillé dans ses bafouillages qu’elle n’a rien pu en tirer.

– C’est fort heureux.

– Nous ne pourrons plus désormais compter sur la complicité involontaire de la petite cruche.

– La petite cruche ?

– Sa sœur à qui j’avais promis le mariage. Elle aussi est passée à confesse. Lynda lui a passé un de ces savons ! Que dis-je ? Un baril de lessive ! La pauvre fille en est sortie en pleurant, et elle m’a passé la paire de beignes qui manquait à ma collection.

– Et elle a rompu vos fiançailles.

– Croyez-vous que je l’aurais épousée de toute façon ?

– Non. »

Le marquis reprit son intonation sinistre.

« Alors, parlons peu, mais parlons bien. Il faut en finir le plus tôt possible avant qu’elle en finisse avec nous. Lynda ne sait pas que vous faites partie du complot, c’est votre avantage. Quant à moi, elle ne me lâche pas des yeux. Elle m’a fixé un périmètre dont je n’ai pas le droit de sortir. Je suis puni comme un écolier. Il ne me manque plus que les deux cents lignes et le bonnet d’âne. Ce soir, je devrai prendre la parole sur TS-crét1, après le journal de vingt heures, et je devrai demander pardon pour avoir diffusé des informations diffamatoires et mensongères, et promettre que je ne recommencerai plus, sinon elle me donnera la fessée. »

Malgré la gravité du visage de son interlocuteur, Elvire avait envie d’éclater de rire en imaginant le tableau.

« Elle vous donnera la fessée ! J’aimerais vraiment voir ça ! Je vous promets que je ferai des photos.

– Elle me traite comme un garnement alors que j’ai l’âge d’être son père. J’enrage ! Mais vous n’êtes pas en mesure de persifler. »

Après quelques secondes d’un silence inquiétant, il sortit de sa sacoche de cuir une paire de gants noirs dont il habilla ses mains, puis un pistolet de bon calibre. Elvire sursauta, mais, saisissant l’arme par le canon, il la lui tendit.

« Vous savez vous en servir ? demanda-t-il.

– Cela ne m’a pas l’air très compliqué.

– Ce petit poussoir, c’est une sécurité pour les maladroits. Vous poussez. Vous armez en tirant la culasse vers vous. Et c’est prêt. Vous visez. Vous tirez. Vous tuez. »

Elvire était ravie comme une petite fille qui venait de trouver une poupée Barbie sous le sapin de Noël. Elle tournait et retournait l’objet entre ses mains.

« Enfin, vous me remettez l’outil de ma vengeance ! Je saurai l’utiliser à bon escient. Ma chère Lynda, tu feras moins la victorieuse quand j’enfoncerai le canon de cette arme dans ton nombril. Ah ! Te voir maintenant face à moi, te voir tomber à mes genoux, lire l’épouvante dans tes yeux, entendre la terreur dans ta voix : “Pitié, Elvire ! Ne me tue pas. Je ferai tout ce que tu voudras.” Et pour toute réponse, je l’abattrai. À moins, Monsieur le marquis, que vous vouliez partager ce moment d’extase. Je crache sur elle la moitié du chargeur, et je vous laisse la finir.

– Votre proposition me paraît très alléchante, mais je vous demande d’honorer votre contrat. Je vous paie assez cher pour cela. Et vous serez mieux rétribuée encore. Quand nous serons débarrassés des héritières de Waldemar, je m’élèverai au pouvoir, et vous ne regretterez pas de m’avoir servi. Je serai roi et vous serez princesse. »

Ce disant, il plongeait ses yeux dans le décolleté de la jeune femme, à la manière du loup de Tex Avery.

« Je vous rappelle au passage que je suis célibataire. Vous pourriez devenir ma reine. Nous dirigerons tous deux ce pays d’une main de fer.

– J’y réfléchirai.

– Il est temps maintenant de nous séparer. Je préfère qu’on ne nous voie pas ensemble et qu’on ne vous voie pas du tout.

– Soyez tranquille. Je serai discrète. J’ai l’impression que les yeux de Lynda sont dans tous les murs et à toutes les fenêtres. Je ne sais où me cacher. »

Le marquis de Kougnonbaf prit congé. Elvire un peu abasourdie s’assied et repassa dans son esprit cet étrange dialogue.

« Mon Dieu quelle aventure ! pensait-elle. Si je m’attendais à ce qu’un jour on m’offre un royaume ! L’inconvénient, et j’avoue qu’il est de taille, c’est qu’il faudrait épouser ce barbon dont je pourrais être la fille. Mais nous n’en sommes pas encore là. Commençons par descendre Lynda, et nous verrons après. »

Tout en s’éloignant, le sinistre marquis, lui aussi, récapitulait cette entrevue :

« Ma foi, voilà un complot bien ourdi. Cette jeune écervelée fait pour moi le sale travail : elle tue Lynda, et aussi Éva dans la foulée, en laissant de belles traces de doigts sur l’arme du crime. On l’arrête, et avant qu’elle ne passe aux aveux, j’aurais lâché dans son café un petit comprimé de la boutique à Sabine. Personne ne saura qui a commandité ce double meurtre. C’est alors que, fort du pouvoir caché que m’a donné la magicienne, je fais mon coup d’État, et me voilà sur le trône. »

 

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