Acte IV

Même décor.

Scène première

LYNDA – JULIEN

LYNDA

Alors ? Mon petit Julien ? Comment trouves-tu la Syldurie ?

JULIEN

Tu as bien raison, ma petite reine, ton pays est le plus beau pays du monde, loin de Paris et de ses turbulences. Je me sens bien ici.

LYNDA

As-tu visité notre capitale ? La cathédrale Sainte-Fédorova ? Les quartiers historiques ? 

JULIEN

Bien sûr, et je suis aussi allé voir les nouveaux quartiers qu’Éva a commencé de faire construire. Un village où les pauvres pourront enfin aspirer au bonheur. Quel merveilleux projet !

LYNDA

Je t’emmènerai aussi voir le lac de Selsisar : une larme de pluie au milieu des montagnes qui séduisit le poète Anton Pavlov. Un paisible endroit pour y commencer une histoire d’amour.

JULIEN

Une histoire d’amour ? Tu prends plaisir à te moquer de moi.

LYNDA

Peut-être… et peut-être pas…

JULIEN

Tu me mets mal à l’aise. Tu as vraiment été gentille de m’avoir invité dans ton pays. Je suis tellement déstabilisé par tous mes revers ! J’ai besoin de repos et d’oubli. J’ai l’esprit troublé. Figure-toi… tu vas encore te moquer de moi… figure-toi que dans les couloirs de ton beau palais, j’ai cru voir passer Elvire.

LYNDA

Elvire ? Ici ? Chez moi ? Mon pauvre petit Julien ! Tu as vraiment besoin de repos ! Ne rentre pas en France tant que tu n’as pas oublié ta sauterelle. Non, rassure-toi, je ne sais pas où Elvire a décidé de passer ses vacances, mais certainement pas en Syldurie. Le climat y serait très malsain pour elle.

JULIEN

Évidemment ! Je suis stupide. J’ai beaucoup de peine à me détacher de son image. J’ai aperçu une jeune femme qui lui ressemblait, c’est tout.

LYNDA

J’aimerais que tu l’oublies ! Tu l’aimais donc à ce point ?

JULIEN

J’ai le cœur trop fragile : « Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, – Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. » Ainsi parlait un de nos poètes.[1]

LYNDA

Tu rencontreras bientôt celle qui t’aimera, je te le promets.

JULIEN

Serais-tu prophétesse ?

LYNDA

Peut-être… et peut-être pas…

JULIEN

Je voudrais bien être aimé un jour, mais je suis si maladroit… Je sais bien que tu n’as pas de tels soucis. Tu es belle et tu es reine. Tu épouseras bientôt un prince ou un grand-duc.

LYNDA

Peut-être… et peut-être pas…

JULIEN

Tu sais, Lynda, je suis vraiment heureux de posséder ton amitié. Quand je pense à cette folle soirée où nous nous sommes rencontrés… Nous avons bien mûri l’un et l’autre, mais j’étais vraiment amoureux de toi. J’ai aussi aimé Elvire, mais ce n’était pas la même chose. Aucune fille sur la terre ne pourra jamais te ressembler.

LYNDA

Est-ce que tu as gardé un sentiment pour moi ?

JULIEN

Te mentirai-je ? J’aimerais te dire non. Tu m’as déjà tant fait souffrir, et j’ai peur de souffrir encore.

LYNDA

Nous aurions pu nous aimer dès ce jour-là, si je n’avais pas tout gâché par ma sottise et ma méchanceté.

JULIEN

Tu t’amuses encore à me torturer.

LYNDA

Peut-être… et peut-être pas… Allons-nous infiniment nous mentir et feindre de nous ignorer ? Qu’attends-tu pour me demander ma main ? Que je la donne à un autre ?

JULIEN

Lynda, tu te moques encore de moi.

LYNDA

Aujourd’hui je suis dans mon bon sens, à jeun, d’aplomb et d’équerre. C’est avec toi que je veux continuer ma vie.

JULIEN

Lynda… je…

LYNDA

Allez, je t’emmène voir ce lac dont je t’ai parlé. C’est un lieu tout à fait romantique pour commencer une histoire d’amour.

(Ils sortent tous les deux, entre Kougnonbaf.)

Scène II

KOUGNONBAF – ELVIRE

(Kougnonbaf va se servir un verre de whisky, Elvire entrouvre la porte, vérifie qu’il n’y a personne d’autre sur scène et entre.)

KOUGNONBAF

Entrez donc, Mademoiselle Saccuti. Prenez place. Voulez-vous un whisky ?

ELVIRE

Avec plaisir, cela devrait me relever de tous mes états d’âme.

KOUGNONBAF

À votre santé, et au royaume de Syldurie.

ELVIRE

À la Syldurie.

KOUGNONBAF

Êtes-vous bien sûre, au moins, que personne ne vous a vue venir ici ?

ELVIRE

Je n’ai vu personne, pas celle, en tout cas, dont nous réclamons la peau, la viande et les os.

KOUGNONBAF

Me voilà rassuré.

ELVIRE

J’ai cru voir, mais je me suis certainement trompée… J’ai cru apercevoir mon ancien amoureux se promenant dans un couloir.

KOUGNONBAF

Vous auriez mal vu. Que viendrait-il faire ici, votre ami… Adrien ?… Lucien ?

ELVIRE

Julien.

KOUGNONBAF

N’ayez nulle crainte. Il est resté chez lui, et tout le monde ignore, à part celle qui sait tout, et moi-même, que vous êtes à Arklow.

ELVIRE

Celle qui sait tout ?

KOUGNONBAF

Vous aurez l’occasion de la connaître.

ELVIRE

Vous avez raison, Monsieur le marquis, j’ai dû voir un jeune homme qui ressemblait à Julien.

KOUGNONBAF

Maintenant que nous avons savouré cet excellent whisky made in Bulgaria, pénétrons tout de suite dans le vif du sujet. Je suis très mécontent. Je vous ai payé très cher pour une mission, et vous n’avez pas rempli votre contrat. Je ne comprends pas : vous teniez votre proie à votre merci, et c’est à ce moment-là que vous avez échoué. Quelles sont vos explications ?

ELVIRE

J’en suis accablée, croyez-le bien. J’étais si près de la victoire ! Mais Lynda n’est pas une ennemie ordinaire. Je crois qu’elle possède des pouvoirs. C’est une sorcière, ou alors une prophétesse, comme Élie, qui faisait descendre le feu du ciel.

KOUGNONBAF

Voilà qui pourrait nous être utile. Où habite-t-il, cet Élie ? À Paris ?

ELVIRE

Alors qu’elle-même et ses complices étaient acculés dans cette ferme encerclée de soldats, un vent bizarre s’est levé, un vent qui donnait les jetons à tout le monde. Tous les canons étaient pointés sur elle. Elle a brandi sa Bible. Elle a prononcé d’étranges paroles. Il y était question de feuilles qui tremblaient. Et toute cette armée s’est enfuie comme si le diantre était entré par la cheminée. Ensuite, je me suis retrouvée face à elle, elle m’a transpercée de ses yeux de braise comme un archer de ses flèches. J’ai fui devant elle. Elle m’a terrassée et humiliée, une fois de plus. Combien de temps devrais-je la maudire encore ? Cela me fait mal ! Je n’aurai pas le cœur en paix tant que je ne l’aurai pas tuée.

KOUGNONBAF

Moi qui avais anticipé votre victoire en la publiant dans ma presse : « Édition spéciale : La déchéance et la mort de Lynda. » Elle est tellement bien morte qu’elle m’a crédité d’un aller-retour à m’aplatir les deux oreilles.

ELVIRE

Vous l’avez peut-être un peu cherché.

KOUGNONBAF

Ne m’eut-elle fait subir que cela ! Elle m’a interrogé plus d’une heure dans son bureau. Pendant plus d’une heure, elle m’a pressuré. Il m’a fallu soutenir son regard de gorgone. Trois minutes de plus et je lui avouais tout. Mais un Kougnonbaf ne se laisse pas si facilement décontenancer. Je me suis aplati, j’ai largement demandé pardon pour mes écarts de conduite, si bien qu’elle m’a laissé partir. Mais elle découvrira rapidement notre complot. Il va falloir agir vite.

ELVIRE

Donnez-moi une nouvelle chance !

KOUGNONBAF

Vous l’aurez. Naturellement, elle a aussi cuisiné le gros Bifenbaf, celui qui rêve de l’épouser. Je craignais qu’il se mette à table, mais le pauvre imbécile s’est tellement embrouillé dans ses bafouillages qu’elle n’a rien pu en tirer.

ELVIRE

C’est fort heureux.

KOUGNONBAF

Nous ne pourrons plus désormais compter sur la complicité involontaire de la petite cruche.

ELVIRE

La petite cruche ?

KOUGNONBAF

Sa sœur à qui j’avais promis le mariage. Elle aussi est passée à confesse. Lynda lui a passé un de ces savons ! Que dis-je ? Un baril de lessive ! La pauvre fille en est sortie en pleurant, et elle m’a passé la paire de beignes qui manquait à ma collection.

ELVIRE

Et elle a rompu vos fiançailles.

KOUGNONBAF

Croyez-vous que je l’aurais épousée de toute façon ?

ELVIRE

Non.

KOUGNONBAF

Alors, parlons peu, mais parlons bien. Il faut en finir le plus tôt possible avant qu’elle en finisse avec nous. Lynda ne sait pas que vous faites partie du complot, c’est votre avantage. Quant à moi, elle ne me lâche pas des yeux. Elle m’a fixé un périmètre dont je n’ai pas le droit de sortir. Je suis puni comme un écolier. Il ne me manque plus que les deux cents lignes et le bonnet d’âne. Ce soir, je devrai prendre la parole sur TS-crét1, après le journal de vingt heures, et je devrai demander pardon pour avoir diffusé des informations diffamatoires et mensongères, et promettre que je ne recommencerai plus, sinon elle me donnera la fessée.

ELVIRE

Elle vous donnera la fessée ! J’aimerais vraiment voir ça ! Je vous promets que je ferai des photos.

KOUGNONBAF

Elle me traite comme un garnement alors que j’ai l’âge d’être son père. J’enrage ! Mais vous n’êtes pas en mesure de persifler. (Il lui présente un pistolet.) Vous savez vous en servir ?

ELVIRE

Ça ne m’a pas l’air très compliqué.

KOUGNONBAF

Ce petit poussoir, c’est une sécurité pour les maladroits. Vous poussez. Vous armez en tirant la culasse vers vous. Et c’est prêt. Vous visez. Vous tirez. Vous tuez.

ELVIRE

Enfin, vous remettez entre mes mains l’outil de ma vengeance ! Je saurai l’utiliser à bon escient. Ah ! ma chère Lynda, tu feras moins la victorieuse quand j’enfoncerai le canon de cette arme dans ton nombril. Ah ! Te voir maintenant face à moi, te voir tomber à mes genoux, lire l’épouvante dans tes yeux, entendre la terreur dans ta voix : « Pitié, Elvire ! Ne me tue pas. Je ferai tout ce que tu voudras. » Et pour toute réponse, je l’abattrai. À moins, Monsieur le marquis, que vous vouliez partager ce moment d’extase. Je crache sur elle la moitié du chargeur, et je vous laisse la finir.

KOUGNONBAF

Votre proposition me paraît très alléchante, mais je vous demande d’honorer votre contrat. Je vous paie assez cher pour cela. Et vous serez mieux rétribuée encore. Quand nous serons débarrassés des héritières de Waldemar, je m’élèverai au pouvoir, et vous ne regretterez pas de m’avoir servi. Je serai roi et vous serez princesse. Je vous rappelle au passage que je suis célibataire. Vous pourriez devenir ma reine. Nous dirigerons tous deux ce pays d’une main de fer.

ELVIRE

J’y réfléchirai.

(à part)

Mon Dieu quelle aventure ! Si je m’attendais à ce qu’un jour on m’offre un royaume ! L’inconvénient, et j’avoue qu’il est de taille, c’est qu’il faudrait épouser ce barbon dont je pourrais être la fille. Mais nous n’en sommes pas encore là. Commençons par descendre Lynda, et nous verrons après.

KOUGNONBAF (à part)

Ma foi, voilà un complot bien ourdi. Cette jeune écervelée fait pour moi le sale travail : elle tue Lynda, et aussi Éva dans la foulée, en laissant de belles traces de doigts sur l’arme du crime. On l’arrête, et avant qu’elle ne passe aux aveux, j’aurai lâché dans son café un petit comprimé de la boutique à Sabine. Personne ne saura qui a commandé ce double meurtre. C’est alors que, fort du pouvoir caché que m’a donné la magicienne, je fais mon coup d’État, et me voilà sur le trône.

(à Elvire)

Il est temps maintenant de nous séparer. Je préfère qu’on ne nous voie pas ensemble et qu’on ne vous voie pas du tout.

ELVIRE

Soyez tranquille. Je serai discrète. J’ai l’impression que les yeux de Lynda sont dans tous les murs et à toutes les fenêtres. Je ne sais où me cacher.

(Sort Kougnonbaf.)

Scène III

ELVIRE – SABINE

ELVIRE

Ne perds pas de temps, ma petite Elvire.

(Entre Sabine.)

SABINE

Soyez la bienvenue en Syldurie, mademoiselle Saccuti. Voilà longtemps que je souhaitais vous rencontrer.

ELVIRE

Qui êtes-vous ?

SABINE

Qui je suis ? Je suis Sabine Mac Affrin, Sabine la grande, Sabine l’excellente, Sabine la toute-puissante, celle qui possède la sagesse de l’égarement et la lumière des ténèbres. Je suis Sabine, celle qui voit tout, qui entend tout et qui sait tout. Je suis celle qui donne des ordres aux fleuves et aux océans, celle qui noya toute l’armée ottomane dans les flots du Danube. Je suis celle qui aplatit les montagnes et qui élève les vallées. Je suis celle qui éteint les étoiles et qui en allume de nouvelles. Je suis Sabine enfin, la grande, l’immense, la titanesque, celle qui fait trembler les dieux de l’Olympe et ceux du Walhall.

ELVIRE

Sa mère a dû la bercer trop près du mur, celle-là !

SABINE

Oui, je suis Sabine devant laquelle viendront bientôt se prosterner les rois et les princes, Satan et ses démons, Jéhovah et ses anges.

ELVIRE

Vous ne seriez pas un petit peu fêlée ?

SABINE

Quoi ? Misérable mortelle ! Ver de terre ! Cloporte ! Paramécie ! Comment oses-tu blasphémer contre celle qui possède la Toute-puissance ? Mais que les entrailles de la terre t’engloutissent ! Que les termites de Belzébuth rongent tes os de l’intérieur ! Que les insectes dévorent ta chair ! Que les pustules rendent ton visage hideux !

ELVIRE

Vous êtes vraiment folle à lier. Vous me faites peur. Ne m’approchez pas ! Ne me touchez pas !

(Elle pointe son pistolet sur Sabine.)

SABINE

C’est avec ce petit bout de fer que tu comptes m’effrayer ?

ELVIRE

Les mains en l’air ! La face contre le mur ! Et vite !

SABINE

Il faudrait déjà que tu enlèves le cran de sûreté, pauvre cloche !

(Elvire enlève la sécurité.)

ELVIRE

Reculez ! Reculez ! Mains en l’air, ou je tire !

SABINE

Voilà pour t’apprendre à menacer l’impératrice du monde.

ELVIRE

Ah ! Ça brûle !

(Elle lâche son arme.)

SABINE

Ça brûlera encore plus quand je t’aurai expédiée en enfer.

ELVIRE

Qu’est-ce que vous me voulez ?

SABINE

Écoute-moi attentivement, petite sotte ! J’aurais pu châtier ton insolence en te foudroyant sur place, mais dans mon immense magnanimité, j’ai décidé de te faire grâce.

ELVIRE

Merci, madame.

SABINE

Appelle-moi : « Maîtresse ».

ELVIRE

Merci, Maîtresse.

SABINE

Je t’accorde mon absolution, à la seule condition que tu t’agenouilles à mes pieds et que tu me demandes pardon.

ELVIRE

Pardon, Maîtresse.

SABINE

Tu te relèveras quand je t’y autoriserai.

ELVIRE

Oui, Maîtresse.

SABINE

Parfait ! Maintenant que tu as compris qui de nous deux est le chien et qui est le maître, nous allons parler un peu.

ELVIRE

Je vous écoute, Maîtresse.

SABINE

Ottokar de Kougnonbaf vous a fait une proposition ?

ELVIRE

En effet, Maîtresse. Il m’a chargé d’assassiner la reine de Syldurie.

SABINE

Est-ce tout ce qu’il vous a dit ?

ELVIRE

Non, Maîtresse. Il m’a promis, quand il se sera emparé du pouvoir, que je serai reine si je consens à l’épouser.

SABINE (éclatant de rire)

Et qu’avez-vous répondu ?

ELVIRE

Que j’abattrai Lynda, mais pour ce qui est de l’épouser, j’allais y réfléchir.

SABINE

Ottokar n’en fera jamais d’autres ! Il a déjà demandé dix-sept filles en mariage depuis le début de l’année. Ce polichinelle me croit à son service alors que je le tiens en laisse. Quand il s’emparera de la couronne, je me jetterai sur lui telle une harpie, et je le déchiquetterai. C’est à moi qu’appartient le pouvoir et je le prendrai. Je ferai jeter ce ridicule marquis dans une de nos vieilles oubliettes où les rats le grignoteront. C’est moi qui serai reine, mais je ne me contenterai pas de la Syldurie. Grâce à mes immenses pouvoirs, j’assujettirai l’Europe, puis je soumettrai le monde.

ELVIRE

Et moi, dans tout ça ?

SABINE

Toi, tu vas tuer Lynda, puisque cela te ferait tant plaisir. Mais attention, n’agis que quand je t’en donnerai l’ordre. Tu feras autant de trous que tu voudras dans la peau de cette petite teigne, mais garde deux balles au fond du chargeur : une pour Éva et l’autre pour Ottokar. As-tu bien compris mes ordres ?

ELVIRE

Oui, Maîtresse.

SABINE

Si tu me sers fidèlement, je ne serai pas ingrate. Quand je posséderai le pouvoir, je ne le partagerai avec personne, sauf avec toi. Je te rendrai puissante et redoutable. Tous trembleront en entendant prononcer ton nom. Je serai la seule à te donner des ordres.

ELVIRE

J’espère que ce n’est pas à condition que je vous épouse.

SABINE

Je ne te permets pas de badiner.

ELVIRE

Pardon, Maîtresse.

SABINE

Tu peux te relever, et n’oublie pas de ramasser ton hochet. Il a eu le temps de refroidir.

ELVIRE

Merci.

SABINE

Merci qui ?

ELVIRE

Merci, Maîtresse.

(Elvire se relève et ramasse son pistolet. Sabine ouvre une porte, puis la referme.)

SABINE

J’aperçois Éva dans les parages. Soyons discrets. Sortons par cette petite porte.

(Elle ouvre l’autre porte, et la referme précipitamment.)

Lynda ! Planquons-nous !

ELVIRE

Plaît-il ?

SABINE

Là ! Sous la table ! Vite ! Elle arrive !

(Elles se précipitent sous la table. Entre Lynda, accompagnée de Julien et d’Éva.)

Scène IV

LYNDA – JULIEN – ÉVA

ELVIRE et SABINE (cachées)

LYNDA

J’espère que tu as aimé notre excursion, mon cher.

ELVIRE

Julien ! Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ?

JULIEN

Le décor est tel que tu me l’avais décrit, un endroit charmant pour un beau roman d’amour.

ELVIRE

Mais ma parole, ils se tiennent la main ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

LYNDA

Es-tu toujours fâchée contre moi, ma petite Éva ? Tu ne dis rien, tu m’en veux donc encore.

ELVIRE

Maîtresse, il faut que vous m’expliquiez quelque chose : tous les dieux de l’univers sont prosternés devant vous, mais nous devons fuir comme des damnées dès que cette pimpesouée pointe le bout de son museau.

SABINE

Tu comprendras plus tard, quand tu seras grande et quand je t’aurai initiée.

ELVIRE

Il ne manquerait plus qu’elle me découvre ici à quatre pattes ! Vous imaginez la honte !

SABINE

Si tu veux le savoir, je possède la toute-puissance d’en bas et elle la toute-puissance d’en haut.

ELVIRE

Je comprends déjà mieux. Elle m’a donné l’autre jour un bel aperçu de sa puissance d’en haut.

LYNDA

Je regrette sincèrement la peine que je t’ai causée. J’ai eu envers toi des paroles très dures, mais je ne les pensais pas vraiment. Je t’en demande pardon. J’étais dans une telle colère ! Ma langue a couru plus vite que mon cœur. Quand je t’ai vue me quitter en sanglots, j’ai compris à quel point je t’avais blessée.

SABINE

On dirait qu’il y a de l’eau dans le gaz chez les Sassousch-nickof.

ÉVA

Tu as encore réussi à te faire pardonner. D’ailleurs, tu as eu raison de me secouer les plumes. Je me suis comportée comme une petite sotte. J’ai bu comme de la limonade les mensonges de ce maudit marquis.

ELVIRE

Et voilà le clan Soussaschnick réconcilié !

SABINE

Dommage !

ÉVA

Quand je pense qu’il m’a dit qu’il m’aimait et que je l’ai cru ! Comme je suis malheureuse !

SABINE

Pauvre chérie !

LYNDA

Console-toi vite ! Tu n’auras pas de peine à trouver un meilleur parti que ce fou royal.

SABINE

Ce triste cavalier est peut-être ton fou, mais il est avant tout mon pion avec lequel je ferai dégringoler ta tour de marbre. Échec et mat, ma jolie !

ÉVA

Tu parles avec sagesse. J’aurai bientôt oublié ce sinistre individu. Quelque chose même me dit que je trouverai bientôt le véritable amour. Quelque chose me dit aussi que tu l’as déjà trouvé.

LYNDA

Pourquoi te le cacher ? Il y a bien longtemps que nous nous sommes côtoyés sans comprendre que nous nous aimions, et nous avons décidé de nous marier bientôt. N’est-ce pas mon petit Julien ?

ELVIRE

La vache ! Elle me souffle Julien ! Je m’en vais te la décoiffer, moi, cette greluche !

SABINE

Tu restes ici, tu te calmes et tu te tais !

ELVIRE

Oui, Maîtresse.

SABINE

Bon !

LYNDA

Nous aurons l’occasion de reparler de nos histoires d’amour, il faut aussi parler travail. Ton action progresse, m’a-t-on dit.

ÉVA

En effet ! Si tu savais comme nous sommes encouragés, mon équipe et moi ! Nous avons installé dans les nouveaux quartiers des panneaux solaires qui vont chauffer les maisons sans autre coût que celui du matériel. Les pauvres n’auront pas à se soucier de leur facture de gaz. Il reste encore quelques familles dans les favelles. Je leur rends régulièrement visite. Les enfants ont une telle joie de me voir ! Et puis j’ai ouvert cinq classes d’alphabétisation. J’y enseigne aussi quelquefois. Ils ont une grande soif d’instruction. Peut-être allons nous trouver dans ces taudis un futur Premier ministre, ou un académicien.

LYNDA

Je ne suis pas restée inactive, moi non plus. Je suis entrée en contact avec notre ambassadeur à Ankara. Il est intervenu avec zèle. Youssouf Ozdenir sera ici demain, au premier avion.

ÉVA

Comme Valérie va être heureuse !

SABINE

Et c’est parti comme au quatorzième ! Les Turcs envahissent les Balkans.

ÉVA

Et pour tes deux amis du métro ? As-tu des nouvelles ?

LYNDA

Oui. Je suis désappointée. J’ai plaidé aussi bien que j’ai pu. Eux aussi seront déçus. Je leur ai promis une peine indulgente et je crains que le juge et la cour en décident autrement.

(Mohamed et Mamadou entrent timidement, bien habillés, costume cravate.)

 

Scène V

LYNDA – JULIEN – ÉVA – MOHAMED – MAMADOU

ELVIRE et SABINE (cachées)

MOHAMED

On ne dérange pas ? On peut entrer ?

MAMADOU

Juste pour dire un petit bonjour.

LYNDA

Mohamed ! Mamadou ! Quel bonheur ! Vous voilà donc sortis de prison !

ELVIRE

Même en taule, ils n’en veulent pas ! Pour cette racaille, je ne vois que la corde.

MOHAMED

Ils nous ont relâchés.

MAMADOU

Grâce à toi.

MOHAMED

Tu nous as très bien défendus.

LYNDA

Vraiment ?

MAMADOU

Vraiment. Tu leur as tout dit. Notre rencontre à la station Barbès…

MOHAMED

Tout de même, étais-tu obligée de leur raconter comment je t’ai agressée et comment tu m’as maîtrisé ? À moi la honte !

LYNDA

C’était pour ton bien. Il ne faut jamais rien cacher au juge.

MAMADOU

En effet, tu n’as rien caché : la montre que je t’ai donnée, la drogue qu’on t’a fait respirer.

MOHAMED

Et puis, tu lui as parlé de ce fameux repas chinois, de notre désir de quitter la délinquance et de notre peur du commissaire divisionnaire.

MAMADOU

La misère et la crainte de l’avenir qui conduit souvent la jeunesse sur un chemin obscur.

MOHAMED

Enfin, notre souhait d’être jugé par la justice de ton pays. Tu nous as sauvés.

LYNDA

Et pourtant, au moment où j’ai quitté le tribunal, j’avais le terrible sentiment d’avoir échoué et de vous avoir nourri de faux espoirs.

MOHAMED

Quand tu as quitté le tribunal et que la séance a été levée, le magistrat nous a convoqués chacun son tour dans son bureau. Nous avions la peur aux boyaux. Mais ce masque d’extrême sévérité cachait en définitive beaucoup de compréhension.

MAMADOU

Nous avons été, au bout du compte, condamnés à trois ans d’incarcération avec sursis.

LYNDA

Je suppose qu’il vous a été demandé une contrepartie.

MAMADOU

Nous devrons prouver que notre repentir n’est pas une comédie. Nous serons surveillés de près. Et nous devrons avoir une activité lucrative respectable.

MOHAMED

Nous avons déjà des idées. Nous aimerions ouvrir un petit commerce.

MAMADOU

Une horlogerie-bijouterie. J’ai déjà un peu d’expérience dans le métier.

MOHAMED.

Notre seul problème, c’est que pour acheter une boutique, il faut des sous.

MAMADOU.

Et les sous, ça…

MOHAMED.

C’est le souci.

LYNDA.

Ne vous en inquiétez pas. Il existe quantité de bâtiments appartenant à la couronne qui ne servent à rien. Oui, c’est cela ! J’en vois un sur l’avenue Wenceslas III qui conviendra parfaitement. Juste un petit coup de peinture à donner. Cette boutique, les garçons, je vous l’offre.

MAMADOU

Oh ! Lynda ! Il faut que je t’embrasse.

MOHAMED

Et moi alors ?

(bises fraternelles)

ELVIRE

Et vas-y que je te piaute !

SABINE

Mais voilà que toute la détresse d’Afrique va débarquer ici !

ELVIRE

Ça me rappelle mon pays. Il faudra t’y habituer.

SABINE

Il faudra vous y habituer, Maîtresse.

ELVIRE

Oh ! Pardon.

SABINE

Pardon mon chien ?

ELVIRE

Pardon, Maîtresse.

(Entre Bifenbaf.)

Scène VI

LYNDA – JULIEN – ÉVA – MOHAMED – MAMADOU – BIFENBAF

ELVIRE et SABINE (cachées)

LYNDA

On frappe avant d’entrer, marquis de Bifenbaf.

(Bifenbaf sort et frappe à la porte.)

Entrez.

BIFENBAF

J’espère ne pas arriver à un moment inopportun.

LYNDA

Pas du tout, marquis. Quel vent vous amène, aquilon ou zéphyr ?

BIFENBAF

Un vent doux, je l’espère, chère Lynda, nos relations ont été assez tendues, ces derniers jours, et croyez-moi, j’en suis marri. J’aimerais signer la paix avec vous.

LYNDA

La rancune n’est pas dans mon tempérament. Asseyez-vous, je vous prie.

ELVIRE

Allons bon ! Cela va encore s’éterniser. C’est que je m’ankylose, moi.

SABINE

Tais-toi et rampe !

BIFENBAF

Mais qui sont ces jeunes gens ? J’ai cru comprendre que l’un d’eux vous a ravi le cœur.

LYNDA

Vous voilà bien renseigné ! Mes amis viennent tous trois de Paris. Voici Mohamed, natif d’Algérie. Mohamed, Miroslav de Bifenbaf.

MOHAMED

Enchanté.

BIFENBAF

Enchanté.

LYNDA

Voici Mamadou, originaire du Mali.

BIFENBAF

Enchanté.

MAMADOU

Enchanté.

LYNDA

Et voici Julien, que je vais bientôt épouser.

BIFENBAF

Enchanté.

JULIEN

Enchanté.

BIFENBAF (à part)

C’est donc toi, jeune blanc-bec, qui me ravis celle que j’aime tant. Tu ne connais pas Miroslav, marquis de Bifenbaf. Votre histoire d’amour va bien vite tourner à la tragédie.

(à Julien)

Et que faites-vous de beau dans la vie ?

JULIEN

Je travaille dans une maison d’édition, sur le Boulevard Saint-Michel, et je suis en vacances en Syldurie.

BIFENBAF

Et vous profitez de vos vacances pour nous enlever la plus belle fille du pays. Sacré verni ! La fortune a bien tourné pour vous.

JULIEN

En effet. Voici un heureux dénouement.

BIFENBAF

Afin de me faire pardonner, et pour sceller notre réconciliation, je me suis permis d’apporter un magnum de champagne. Du vrai, pas celui de la cour.

LYNDA

Comme c’est gentil, marquis !

BIFENBAF

Me feriez-vous le plaisir de m’appeler Miroslav ?

LYNDA

C’est une très bonne idée, Miroslav. Mon petit Julien, veux-tu aller chercher des flûtes ? Derrière la bibliothèque… Profitons-en, c’est la dernière fois. Par respect pour la mémoire de mon père, j’ai décidé de condamner cette buvette cachée.

(Julien va chercher les verres, Bifenbaf sert le champagne, discrètement, il fait tomber un comprimé dans le verre de Julien.)

BIFENBAF

À la santé des amoureux !

ELVIRE

Et nous alors ? On n’a droit à rien ?

SABINE

C’est dégueulbif !

LYNDA

Attends, mon petit Julien, ne bois pas tout de suite.

JULIEN

Mais pourquoi ? Il m’a l’air très bon. Regarde-moi cette limpidité, cette effervescence !

LYNDA

Justement. Tu ne remarques rien dans cette effervescence ?

JULIEN

Non.

LYNDA

Elle est différente de celle des autres.

JULIEN

Pour moi, une bulle, c’est une bulle.

LYNDA

Échange ta flûte avec celle de Miroslav.

(Elle échange les verres.)

BIFENBAF

Que signifie cette fantaisie ?

LYNDA

À ta santé, Miroslav.

(Tous commencent à boire, sauf Bifenbaf.)

Eh bien ! Cher marquis, vous ne buvez pas ? Vous avez pourtant raison, ce champagne est excellent.

BIFENBAF

Euh ! C’est que… Brusquement je n’ai plus soif.

LYNDA (sortant un pistolet)

J’ai dit : à ta santé, Miroslav.

ELVIRE

La vache ! Elle est armée. C’est que je n’avais pas prévu ça ! Si jamais elle dégaine plus vite que moi, c’est elle qui va me tuer.

SABINE

Je t’ai promis la gloire et le pouvoir. Cela vaut bien le risque de prendre une balle ou deux dans la peau.

LYNDA

Je compte jusqu’à trois. (Elle arme son pistolet.)

BIFENBAF

Tu ne peux pas faire cela ! C’est écrit dans la Bible : « Tu ne tueras pas. »

LYNDA

Un.

BIFENBAF

Lynda ! Non.

LYNDA

Deux.

BIFENBAF

Lynda !

LYNDA

Je te laisse le choix. Un canon dans le fusil ou une balle dans le cassis.

BIFENBAF

Pitié !

LYNDA

Qu’as-tu mis dans ce verre ?

BIFENBAF

D’accord, d’accord. Ne tire pas. Je dirai tout. Pour la pastille, c’est Sabine.

SABINE

Cafeteur !

LYNDA

C’est Sabine qui a fabriqué la pastille. Et qu’est-ce qu’elle a mis dans cette pastille ?

BIFENBAF

Le champignon qui a tué l’empereur Claude : l’amanite phalloïde. Le poison n’agit qu’au bout de quelques jours, le temps d’oublier que Julien a pris un pot avec moi. Ensuite, la mort est douloureuse et irréversible.

LYNDA

Scélérat ! Pourquoi Julien ?

BIFENBAF

Parce que tu l’aimes.

SABINE

Ah ! L’amour qui pousse à toutes les folies !

BIFENBAF

Maintenant que j’ai tout avoué, retire ça de devant mon nez et laisse-moi partir.

LYNDA

Non.

BIFENBAF

Que veux-tu d’autre ?

LYNDA

Tu vas mourir, mon gros.

BIFENBAF

Ce n’est pas sérieux !

LYNDA

Est-ce que j’ai la figure d’une fille qui rigole ?

JULIEN

Lynda, tu ne vas tout de même pas…

LYNDA

Je vais me gêner !

JULIEN

Mais enfin…

SABINE

Voilà qui devient amusant.

ELVIRE

Je ne regrette pas d’être restée, finalement.

LYNDA

Il existe une loi féodale que mon père a oublié d’abolir. Elle m’autorise à exécuter moi-même un meurtrier sans aucun procès.

BIFENBAF

Je ferai tout ce que tu voudras. Ne tire pas.

ELVIRE

Elle va le descendre.

SABINE

Non.

ELVIRE

Elle va tirer.

SABINE

Elle veut lui faire peur.

ELVIRE

Elle est capable de tout. Elle va le tuer, je te dis.

SABINE

On parie ?

ELVIRE

Dix mille.

SABINE

Tope là !

LYNDA

N’aie pas peur, tu ne souffriras pas. La balle va traverser ton cerveau à la vitesse supersonique. Et comme le tien est particulièrement mou, ce sera encore plus rapide.

BIFENBAF

Au secours !

LYNDA

Adieu, Miroslav.

(Elle maintient son arme durant plusieurs secondes contre le front de Bifenbaf, puis elle tire. Le chargeur était vide.)

Pan ! Tu es mort !

BIFENBAF

Ah ! Elle m’a tué !

(Il s’évanouit.)

SABINE

La garce ! Elle l’a tué !

ELVIRE

Par ici les fifrelins !

SABINE

Minute !

MAMADOU

Tu ne l’as pas tué par balle, mais il en a fait un infractus.

MOHAMED

Infarctus.

MAMADOU

Le résultat est le même.

LYNDA

Penses-tu ? Il est juste un peu émotif, Miroslav. (Elle lui tapote la joue pour le réveiller.) Allez ! Debout, mon gros ! Il ne fallait pas te mettre dans des états pareils. C’était une blague.

BIFENBAF

Hein ! Quoi ? Où suis-je ? Je suis en enfer, et la première personne que j’y trouve, c’est toi.

SABINE

J’ai gagné.

(Elvire lui donne un billet de banque.)

LYNDA

Bois un coup pour te remettre de tes émotions, marquis. J’espère que tu te souviens dans quelle coupe tu as lâché la pastille. Sache que je ne tire que sur des bonshommes en carton, jamais à moins de vingt mètres, et que je ne les rate jamais. Maintenant, pour te prouver que je n’ai pas de rancune, je vais t’offrir un petit cadeau : un billet d’avion pour la Bolivie. Aller simple. Maintenant, disparais, je ne veux plus jamais te revoir.

(Bifenbaf sort.)

Mon petit Julien, fais-moi penser, quand j’irai faire mes courses, à acheter des munitions. Avec tous ces lascars qui veulent ma tête au-dessus de leur cheminée, ça peut tout de même servir. Éva, rappelle-moi de faire voter l’abolition de cette fameuse loi. Tout compte fait, je ne la trouve pas très républicaine.

 

[1] Racine

 

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