Chapitre XVII - Sous la tente des gitans
« Je ne vous ai pas autorisé à vous asseoir, lieutenant Jade. Garde-à-vous ! »
Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ça n’a pas l’air de badiner dans le bureau du colonel !
« Comment se fait-il que vous ne m’ayez toujours pas transmis le rapport de l’agent Niclou ? Cela fait une semaine que j’aurais dû l’avoir sur mon bureau.
– Nous lui avons donné la mission d’infiltrer la Salamandre, selon les ordres, et nous nourrissons de vives inquiétudes à son sujet. Nous n’en avons plus de nouvelles. Je crains qu’elle ait été repérée par les rebelles, et qu’ils lui aient
– comment dirai-je ? – fait sa fête.
– Donc, vous avez manqué à votre mission. J’en rendrai compte à l’empereur. J’espère que vous ne songez pas à passer capitaine. Ce n’est pas demain la veille. Vous allez me faire vingt pompes, pour commencer.
– Comment ça, vingt pompes ? Laurette, c’est une blague ?
– Il n’y a pas de Laurette qui tienne ! Et vous allez m’en faire dix de plus pour vous apprendre à respecter un officier supérieur. Et si jamais j’entends un murmure, je grimpe sur vos épaules. »
Laurent se mit à plat ventre aux pieds de son ancienne subalterne et entama les trente pénibles tractions. La mort au cœur et l’âme en souffrance, il imaginait son troisième galon s’envoler dans l’azur des cieux, porté sur des ailes d’aigle.
« Tu ne perds rien pour attendre, petite garce ! La faveur est versatile. Quand l’empereur se sera trouvé une nouvelle copine, je te promets que tu vas me le payer. »
Au même instant, justement, Félixérie, le corps baigné de sueur, était, elle aussi, en train de faire des pompes.
Son entraîneuse, Sandra la Teigne, ne manquait pas de l’encourager tant ses progrès étaient remarquables, sur le plan sportif. D’ici quelques mois de ce traitement, Sandra n’aurait plus rien à lui enseigner ; elle serait à son tour devenue une redoutable amazone.
Une pensée avait envahi son esprit : un petit mot sorti de la bouche de Sandra.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Les gitans rendent un culte au bureau d’ébène ? Je suis curieuse de voir cela. »
C’est justement le dimanche matin que les gitans se réunissaient sous le chapiteau blanc. Elle se décida à y entrer. Elle scruta l’intérieur de la tente, à la recherche du fameux bureau, mais ne trouva qu’une estrade sur laquelle trônaient quelques musiciens armés de guitares. Un lutrin y était dressé, mais il n’était pas en ébène. Apercevant un siège libre, dans l’auditoire, à côté de Django, elle s’y installa.
Après le chant de quelques cantiques dans le pur style manouche, un prédicateur prit place sur l’estrade et, posant sa bible ouverte sur le lutrin, retint l’attention des participants par une prédication étayée d’une théologie approfondie. L’orateur savait illustrer ses arguments par des anecdotes et déjouait facilement les pièges de l’herméneutique. Souvenons-nous que dans le pays de Ligérie, les gadjé sont analphabètes, tandis que les gitans sont savants. L’auteur de ces lignes n’oubliera jamais cette célébration sous la tente des gens du voyage, au cours de laquelle l’orateur confondait ostensiblement Néron avec Napoléon.
Sitôt le discours achevé, les participants, dans le plus grand désordre, élevaient leur voix, parfois en français, souvent dans un langage que Félixérie jugeait inintelligible. Soudain, derrière elle, une femme se leva et se mit à parler très fort. Félixérie ne comprenait rien de ses paroles. Elle commençait à avoir peur. Elle saisit le bras de Django et lui murmura dans l’oreille :
« Elle a vraiment l’air en colère. Qu’est-ce qu’on lui a fait ?
– Non, non, ne t’inquiète pas : elle loue Baro Dével. »
Brusquement, la tente se remplit de clarté. Tout le monde se tut. Zoé venait d’entrer sous le chapiteau. Reconnaissant Félixérie, elle la salua d’un sourire amical. Puis elle alla s’asseoir dans les rangs, adressa à celui qu’elle appelait Dieu Créateur ou Père Éternel, une louange dont le calme et la simplicité contrastaient avec le brouhaha des frères du voyage. Sitôt qu’elle eut conclu par un « amen », l’assemblée continua à prier Baro Dével à grands cris et à grands pleurs.
La réunion s’acheva, et les participants commençaient à se disperser. Django avait remarqué le trouble de sa camarade. Il prit le soin d’aller la rassurer :
« Nous autres les gitans, nous sommes comme cela : toujours très démonstratifs, mais si tu veux servir Baro Dével, tu n’es pas obligée de nous ressembler. »
Zoé, à son tour, vint la saluer. Félixérie ne s’attendait pas à la retrouver. Est-elle membre de cette redoutable Salamandre, ou de l’église de toile des gitans, ou de tout cela à la fois ? Si elle s’est établie à Chambord, pourquoi ne s’étaient-elles pas encore rencontrées ? La fille aux cheveux enflammés lui raconta son court périple : ayant traversé la Loire incognito, sa chevelure bien camouflée, elle s’installa tranquillement dans les ruines presque confortables, pourvu qu’on n’ait pas les goûts difficiles, du château de Cheverny, ou de Moulinsart pour les amis d’Hergé, le temps de se faire oublier, et d’échafauder ses plans de bataille. Puis elle a rejoint Chambord où elle a, depuis trois jours, établi son quartier général.
« Tu es donc toujours convaincue que c’est toi qui vas écraser l’affreux Thanatos ?
– Oui. »
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