Septième tableau
Calais, la boutique de Chabanut. Une taverne dans le même décor.
Scène première
CHABANUT – ÉLISABETH – CASSAGNAC
ÉLISABETH
Vous voici de retour
Après déjà deux jours.
Nos cœurs étaient pleins d’inquiétude
Et nous avions la certitude
Qu’en mer vous aviez disparu.
CASSAGNAC
Mon séjour fut plus long que je l’avais prévu.
CHABANUT
Avez-vous rencontré cet ignoble Merlu ?
CASSAGNAC
J’ai vu Merlu, j’ai vu Mauprat, j’ai vu sa fille.
Oh ! Comme elle est belle et gentille !
Oui, c’est bien celle que je cherchais.
C’est Idelette qu’il cachait
Dans sa forge d’Audresselles.
CHABANUT
Et vous irez chez vous mener la demoiselle ?
CASSAGNAC
Il fut bien malaisé de convaincre Mauprat.
ÉLISABETH
Quoi ? Ce rustre ! Ce rat !
Quel droit veut-il garder sur elle ?
CASSAGNAC
Gardons-nous de juger cet homme hâtivement :
Je comprends bien ses sentiments.
Quand on garde avec soi fille si merveilleuse
Qui a rendu sa vie heureuse…
ÉLISABETH
Idelette avec vous n’a pas voulu partir.
CASSAGNAC
Elle en avait, je pense, le désir.
Mais dans son cœur la bienveillance
Se combine à l’obéissance.
De Mauprat connaissant la vive passion,
Idelette y répond par la soumission.
v
Au retour d’Audresselles, en regagnant Wissant où j’ai eu la chance de trouver une barque, j’ai eu aussi la mauvaise fortune de rencontrer notre ami Merlu. Quel personnage détestable ! Combien, pour ce voyage, j’aurais préféré la compagnie d’Idelette ! Chemin faisant, il m’a craché sa haine contre Mauprat.
« Avez-vous remarqué, m’a-t-il dit, que ce Mauprat est bien confortablement meublé pour un forgeron ? Croyez-moi, a-t-il ajouté, ce n’est pas en tapant sur une enclume qu’il est devenu si riche. Les marchandises perdues dans les naufrages ne l’ont pas été pour tout le monde ».
CHABANUT
Le diable l’emporte ! Médisant et mécréant !
Scène II
CHABANUT – ÉLISABETH – CASSAGNAC – MERLU – LE ROUQUIN
ÉLISABETH
Qui sont ces gueux qui viennent d’entrer dans la boutique ?
CASSAGNAC
Il suffit de parler du renard pour en voir le museau.
MERLU
Nous voudrions parler à Messire de Cassagnac.
CASSAGNAC
Me voici, Messieurs. Que me vaut l’honneur de votre visite ?
MERLU
Quelques informations qui nous vaudront bien une pinte de whisky à chacun.
CASSAGNAC
Eh bien ! Parlez ! Je vous écoute.
v
MERLU
Nous portons d’Audresselles
De plaisantes nouvelles.
CASSAGNAC
C’est fort bien !
MERLU
Le Rouquin, qui fut mon matelot
Quand mes barques étaient à flot,
Sur ce naufrage, en vérité,
Sur Mauprat, sur sa fille adoptive,
A de quoi vous en raconter.
CASSAGNAC
Mon oreille est tout attentive.
MERLU
Il dira que cette fatale nuit…
CHŒURS
Fatale nuit,
Nuit de tempête et de bruit
Nuit de peur et d’angoisse.
Que faisais-tu, marin, sur cette place ?
MERLU
Il vous dira que cette nuit,
Face au vent sur la falaise,
Il a vu, ne vous en déplaise…
CASSAGNAC
Mais laissez-le enfin parler !
CHŒURS
Oui, qu’as-tu vu, marin sur la falaise ?
MERLU
Il te faut tout lui raconter.
LE ROUQUIN
L’obscurité était complète,
Mais on a vu Mauprat, en ce soir de tempête,
Rôder aux alentours.
MERLU
Ce gredin préparait un vilain tour !
CHŒURS
Qu’en savais-tu
Merlu ?
Y étais-tu ?
Sur la falaise l’as-tu vu ?
CASSAGNAC
Qui donc a vu Mauprat
Dans cette nuit si noire ?
LE ROUQUIN
Ma foi, je ne sais pas.
MERLU
Si j’ai bonne mémoire,
Quelques marins l’ont aperçu.
Leur témoignage on a reçu.
CASSAGNAC
Bien ! Poursuivez !
LE ROUQUIN
Haute était la marée,
À ma vue effarée
Un feu dansant est apparu.
J’ai pris la fuite, j’ai bien cru
Que le feu de l’enfer était dans cette flamme,
Par le bigre envoyé pour consumer mon âme,
Et je me suis enfui
Au milieu de la nuit.
CHŒURS
Ô crainte ridicule !
Le Rouquin, tu fabules.
Marin malgracieux
Et superstitieux.
CASSAGNAC
À quoi rime cette histoire
D’enfer et de purgatoire ?[1]
MERLU
La danse d’une flamme !
Ne comprenez-vous pas
De ce maudit Mauprat
Les manœuvres infâmes ?
ÉLISABETH
Je vous l’avais bien dit !
Ce Mauprat est un monstre, un bandit.
Ignoble individu assoiffé de rapines.
Charles, il faut sur-le-champ prendre votre cousine
Avant que ce brigand
La brise en cet instant.
CASSAGNAC
Chers Messieurs je vous remercie
Et je prie votre compagnie
D’aller trinquer à ma santé.
Votre récit m’a enchanté.
(Il donne une pièce à chacun.)
C’est la fin de cette entrevue
Et je suis votre serviteur.
Libérez-moi de votre vue.
ÉLISABETH
Et puis surtout de votre odeur.
(Merlu et le Rouquin quittent la boutique et s’installent à la taverne où on leur sert à boire.)
Scène III
CHABANUT – ÉLISABETH – CASSAGNAC (dans la boutique) / MERLU – LE ROUQUIN (à la taverne)
CASSAGNAC
Quelle étrange aventure !
CHABANUT
Quelles tristes figures !
ÉLISABETH
Ce Mauprat n’est vraiment qu’un sinistre coquin !
MERLU
Tu as fort bien joué ton rôle, le Rouquin.
LE ROUQUIN
Quel mensonge as-tu mis dans ma bouche ?
Cette nuit je dormais sur ma couche.
Je n’ai rien vu, pas plus que toi.
Ni forgeron, ni feu, ni bois.
CASSAGNAC
C’est un être brutal, une bête,
Mais je prétends qu’il est honnête.
MERLU
C’est vrai, tu n’as pas vu Mauprat.
Peut-être qu’il n’y était pas.
CASSAGNAC
Quant à ces deux répugnants personnages,
Il faudrait être sot, je vous le dis,
Pour accorder quelque crédit
À leur sinistre témoignage.
MERLU
On aurait pu l’y avoir vu,
Et je te dis, foi de Merlu
Que de perdre ces gens il était bien capable.
Et ce métier si rentable,
Nous l’avons pratiqué, nous aussi, quelquefois.
LE ROUQUIN
Ah ! Pour l’amour de Dieu ! Tais-toi !
Au Ciel il faudra rendre compte
Et j’en ai peur et j’en ai honte.
Pour ce coup nous irons mijoter en enfer.
MERLU
À quoi diable auront donc servi tous les pater,
Tous les ave, tous les cierges
Brûlés devant la Sainte Vierge ?
Allons ! Crois-moi, mon pauvre ami,
Ce péché-là nous est remis.
Nous avons bien forgé notre fable
Et notre piège est admirable.
Bientôt notre jeune baron
Visitera le forgeron.
Leurs explications seront tumultueuses
Et les empoignades houleuses.
Alors buvons.
CASSAGNAC
Pour connaître la vérité
Prions le Dieu de sainteté.
Sur cette affaire d’Audresselles,
Pour que le Seigneur se révèle,
Amis, prions. Amis, chantons.
CANTIQUE DE MARTIN LUTHER[2]
C’est un rempart que notre Dieu :
Si l’on nous fait injure,
Son bras puissant nous tiendra lieu
De cuirasse et d’armure.
L’ennemi contre nous
Redouble de courroux :
Vaine colère !
Que pourrait l’adversaire ?
L’Éternel détourne ses coups.
Seuls, nous bronchons à chaque pas,
Notre force est faiblesse.
Mais un héros, dans les combats,
Pour nous lutte sans cesse.
Quel est ce défenseur ?
C’est toi, puissant Seigneur,
Dieu des armées !
Ton Église opprimée
Reconnaît son Libérateur !
MERLU
À Cassagnac de La Rochelle,
À notre forgeux d’Audresselles.
À ma vengeance, ami, buvons.
CHANSON
À ta santé, brave matelot !
C’est un comble, il faut le reconnaître,
Qu’un marin avec son quartier-maître
À tel point aient tous deux peur de l’eau.
Ho hisse et ho !
Un marin n’a peur que de l’eau.
Vaillant marin, il faut du courage
Pour affronter les vents et brisants.
Emplissons-nous de bon carburant.
Pour combattre il en faut davantage.
Ho hisse et ho !
Buvons et buvons davantage !
Juste un dernier godet pour la route !
Au large les embruns sont salés.
Si le sel nous craignons d’avaler,
C’est la mort de soif que je redoute.
Ho hisse et ho !
Oui, c’est la soif que je redoute !
[1] La formulation est ironique, car les protestants ne croient pas à l’existence du purgatoire.
[2] « Ein feste Burg ist unser Gott » Paroles françaises d’Henri Lutteroth 1845.
Créez votre propre site internet avec Webador