Jef Van de Mollendijk

Deuxième partie

Pour se changer les idées, les amoureux avaient décidé d’emporter chacun sa tente dans la voiture de Jef et d’aller camper quelques jours au Coq, la seule station balnéaire de la côte belge qui a plus ou moins échappé au massacre à la bétonnière. La Belgique ne possède que soixante kilomètres de côte, ce qui est amplement suffisant, vu ce qu’elle en a fait. Ils venaient de quitter Péruwelz et s’engageaient dans la ligne droite qui précède l’entrée d’autoroute lorsqu’ils virent, à la sortie du rond-point de Roucourt, une jeune femme, habillée de cuir et chaussée de cuissardes, qui attendait la compassion d’un conducteur charitable.

« Tu devrais t’arrêter, dit Rachel qui n’est pas encline à la jalousie, évitons-lui de mauvaises rencontres. »

Le véhicule s’immobilise, Rachel abaisse la vitre. Jef reconnaît l’auto-stoppeuse. Il a une énorme envie de démarrer en mode Francorchamp et la planter sur pied.

« Je vais à Courtrai.

– Nous ne passons pas loin, répond Rachel. Montez, je vous en prie. »

Carmen s’installe sur la banquette arrière, à son tour elle reconnaît le conducteur.

« Tiens ! Mais quelle surprise ! Jef Van Molenbeek !

– Van de Mollendijk ! corrige Jef en insistant sur l’accent tonique.

– Jefeke ! Je ne m’attendais pas à te revoir.

– Moi non plus, et si je vous avais reconnue à temps, j’aurais foncé. 

– Tu n’es pas gentil, mon petit condé d’amour. »

Il y eut quelques secondes de silence.

« C’est ta fiancée ? demande Carmen.

– Non, répond sèchement Rachel, je suis sa mère. »

Cette fois, le silence dure plusieurs minutes, c’est Jef qui le rompt.

« C’est dangereux, pour une jeune fille seule, de rester comme ça sur le bord de la route.

– Monsieur aime donner des leçons à ce que je vois. C’est dangereux de foncer à moto les cuisses à l’air, c’est dangereux de se planter toute seule sur le bord de la route. Mais c’est grâce à toi que je me suis fait sucrer mon permis, je te rappelle.

– Et c’est grâce à vous que je me suis fait virer de la police, je vous signale. Nous sommes quittes. »

Les occupants de l’automobile n’échangèrent plus un mot jusqu’à l’étape, dans la banlieue de Courtrai. Avant de prendre congé, Carmen enroula ses bras autour du cou du conducteur et lui baisa les deux joues.

« Merci, Jefeke. Tu es un amour. »

Jef redémarra, abandonnant la jeune provocatrice sur le bas-côté.

« Euh… Rachel, il faut que je t’explique quelque chose.

– Pas besoin d’explication, j’ai compris.

– Non, tu n’as pas compris.

– Tu as gaulé cette fille dans ton radar et tu lui as fait sauter son permis. Après, je ne sais pas ce que tu lui as fait, mais elle s’est vengée en te faisant virer de la police.

– Elle ne s’est pas vengée. Je n’ai pas respecté les procédures en ce qui la concernait. En tout cas, le résultat est le même, c’est à cause d’elle que je me suis fait virer. »

Un nouveau silence envahit l’habitacle.

« Il y a tout de même une chose que je ne comprends pas et que j’aimerais que tu m’expliques : après ce qui s’est passé, vous devriez vous détester. Comment se fait-il qu’elle te tutoie, qu’elle t’appelle par le diminutif de ton diminutif, qu’elle te balance du “condé d’amour”, et que pour terminer en apothéose, elle te donne une baise sur les deux joues ? Elle est française ?

– Non, sûrement pas. Elle habite Péruwelz.

– Ça ne répond pas à ma question.

– Tu me demandes si elle est française.

– Je te demande ce qui justifie ces familiarités. Tu as gardé les vaches avec elle ?

– Mais je ne sais pas, moi ! De toute façon, c’est une dévergondée. Elle a fait ça exprès pour me mettre dans l’embarras et pour te rendre jalouse, et sur ce coup-là, elle a gagné.

– Je ne suis pas jalouse. »

Carmen a réussi à plomber leur sortie en amoureux. Rachel élève rarement la voix, même quand elle est fâchée. Elle n’adressa plus la parole à Jef jusqu’à leur retour à Péruwelz.

****

Rachel décida enfin de mettre un terme au supplice qu’elle avait imposé à son ami. Elle accepta donc la réconciliation et lui parla de nouveau, essayant d’oublier l’incident qui l’avait mécontentée. Cependant la tristesse n’avait pas quitté son visage.

« Cette nuit, j’ai fait un affreux cauchemar, lui confia-t-elle. J’étais attachée sur un autel, dans une sorte de temple, il y avait deux grands cierges qui brûlaient sur une table, de part et d’autre d’un Bafomet. Alors, j’ai vu arriver cette mystérieuse auto-stoppeuse, belle et laide à la fois, le teint bleuâtre, le visage crispé par la haine, une infinie cruauté dans le regard. Elle avait une immonde tête de bouc tatouée sur le ventre. Elle m’a frappée de coups de couteau jusqu’à découper ma poitrine et en retirer mon cœur. Le plus terrible, c’est que je le voyais palpiter entre ses mains et que j’étais encore vivante. Je ne savais pas si je criais ou si je rêvais que je criais. C’est ma mère qui m’a réveillée, elle m’a prise par les épaules, moi, je croyais que c’était cette fille qui m’empoignait. Je lui ai griffé les bras jusqu’au sang.

– Je comprends. Tu te fais trop de souci à cause de cette défenestrée du système. Je te jure qu’il n’y a rien eu entre Carmen et moi.

– Ne jure pas, s’il te plaît. Que votre oui soit oui et que votre non soit non. Ce qu’on y ajoute vient du malin[1]. Et il y a des détails que tu t’obstines à me cacher.

– D’accord, je n’ai jamais voulu te dire ce qui s’est passé avec elle dans la camionnette, et qui a conduit à ma révocation, parce que ce n’est pas du tout à mon honneur, que j’en ai honte et que j’ai peur que tu me méprises. Voilà ! Mais je te j… je t’assure que je ne l’ai pas touchée. Enfin…

– Enfin ? dit-elle en fronçant les sourcils.

– Seulement avec les yeux…

– Jefeke, notre Seigneur n’a-t-il pas dit que celui qui pose sur une femme un regard de convoitise est aussi coupable que s’il avait forniqué avec elle ?[2]

– Je sais… Elle m’a traité de gros porc concupiscent, et c’est ce que je suis. Je te demande pardon.

– Mon Dieu n’est pas un dieu rancunier, c’est à lui que tu dois demander pardon. En ce qui me concerne, je ne suis pas rancunière non plus, mais il faut me promettre de ne plus jamais revoir cette Carmen, encore moins de prononcer son nom devant moi.

– C’est promis, mon amour, plus jamais je ne la reverrai, plus jamais. »

Jef laissa reposer sa tête sur la poitrine de sa fiancée apaisée.

« J’entends ton cœur qui bat. Quelle merveilleuse musique ! »

****

Cette sérénité amoureuse fut malencontreusement troublée par une mélodie dans la poche de Jef, celui-ci n’avait pas activé le haut-parleur, mais Rachel distinguait la conversation :

« Allo ! Jefeke ! C’est Carmen.

– Carmen… Carmen… non, je ne vois pas. Vous devez faire erreur.

– Ne me prends pas pour une idiote, Jef, tu sais très bien qui je suis : Carmen, la fille à la moto. Ce n’est pas parce que ta blondasse est à côté de toi que tu dois faire semblant de m’ignorer.

– Écoute, Carmen, je ne sais pas te parler maintenant. D’ailleurs, je ne veux pas te parler du tout. Je ne veux plus jamais te revoir ni t’entendre.

– Tu ne sais vraiment pas ce que tu perds, mon petit condé d’amour. Tu ne rencontreras jamais deux filles comme moi dans ta vie. Alors réfléchis bien. Je te rappelle plus tard. Gros bisous. »

Rachel ne voulait pas que Carmen l’entende éclater en sanglots. Elle se retint jusqu’à ce que la conversation fut terminée. Son ami avait beau l’étreindre, il était incapable de la consoler. Elle dit enfin, à travers ses larmes :

« Il vaut mieux nous séparer pour aujourd’hui. Il faut vraiment que je prie pour toi… pour nous deux. »

Rachel se retira dans sa chambre. Sur son vieux bureau de lycéenne éclairé par une lampe d’architecte, elle avait étendu sa Bible ouverte au livre du prophète Esaïe, au chapitre soixante-et-un. Elle lut à haute voix :

« L’esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car l’Éternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance ; pour publier une année de grâce de l’Éternel, et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous les affligés ; pour accorder aux affligés de Sion, pour leur donner un diadème au lieu de la cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle des térébinthes de la justice, une plantation de l’Éternel, pour servir à sa gloire. »

Maintenant, elle prie. Une prière silencieuse, un secret entre Jésus et elle, une confidence intime à celui qu’elle aime le plus au monde.

Carmen prie, elle aussi. Oui, elle prie.

Dans sa cave sombre et humide qu’elle a transformée en chapelle, à peine éclairée par deux grands cierges posés sur une table, elle prie. Entre les deux cierges, la figurine d’une tête de bouc en ivoire, épouvantable dans la pénombre, semble la surveiller. Au lieu de la Bible ouverte repose sur la table une planche de bois verni. En place de prophéties sont imprimés un alphabet, les chiffres de 0 à 9, et, tout au milieu, les mots « oui » et « non ». Le front baissé, les mains jointes comme une communiante en aube noire, Carmen prie en silence. Puis elle pose sur la planche ouija un palet de cèdre qu’elle maintient avec l’index et le majeur. Ce ne sont pas ses doigts qui guident le palet, c’est le palet qui conduit ses doigts, d’abord sur la lettre R, puis sur la lettre A, puis encore sur le C, enfin sur le H, le E et le L.

« Rachel, murmura-t-elle, c’est elle que tu veux que je détruise ? Ce sera un vrai plaisir. »

Elle ouvrit le tiroir de sa table-autel et en tira une arme dans laquelle elle introduisit le chargeur d’un geste volontaire.

« Non, lui dit une voix sinistre venue des profondeurs, pas comme ça, c’est trop facile. Je veux qu’elle souffre. »

****

Le lendemain, le téléphone de Jef sonna. C’était Carmen.

« Je t’avais pourtant dit que je ne voulais plus entendre parler de toi. Tu as tort d’insister.

– Et pourquoi, s’il te plaît ? C’est à cause de la Rachel ? C’est elle qui fait la loi ? Tu en as peur, c’est ça ? Tu as peur qu’elle te fasse une scène ? Ou qu’elle te quitte ? Ou qu’elle te batte ?

– Comment sais-tu qu’elle s’appelle Rachel, d’abord ?

– Ce n’est pas compliqué, les bonniches du Crucifié s’appellent toutes Rachel, ou Esther, ou Rébecca.

– Pourquoi l’appelles-tu “bonniche du Crucifié” ?

– C’est bien ce qu’elle est, non ?

– Pourquoi est-ce que tu la détestes ?

– Tu l’as vue dans son église, cette bigote hypocrite ? Elle commence toujours son petit laïus quand la coupe arrive au quatrième rang sur la droite, et elle commence toujours par les mots “Seigneur Jésus, mon âme te loue, mon cœur t’adore”.

– Comment tu sais ça ?

– Je sais des tas de choses sur elle que tu serais surpris de savoir. Et je sais aussi des choses sur toi que tu ne voudrais pas que je raconte à tout le monde.

– Le jour où tu t’es fait contrôler ! Non, je t’en supplie. J’en ai trop honte.

– Il ne s’agit pas de ça ! Des choses que tu ne sais pas que je sais. Alors, tu ferais bien d’accepter mes propositions.

– C’est du chantage, Carmen ! Mais je ne cèderai pas. Tu m’entends ? Tu peux dire tout ce que tu veux, je ne te donnerai pas ce plaisir. Jamais !

– Ne t’énerve pas comme ça, mon petit flicounet d’amour. Je ne te mets pas le revolver sur la tempe, je t’invite seulement à monter chez moi boire un verre, et nous pourrons en discuter tranquillement, en tête-à-tête, rien que toi et moi. »

Elle prononce ces derniers mots sur un ton doucereux.

« J’ai promis à ma fiancée de ne plus te revoir.

– Eh bien ! va la retrouver, ta mère supérieure ! Ne viens pas pleurer après. Je t’aurai prévenu. »

Elle coupa la communication. Jef la rappela aussitôt.

« C’est bon, tu as gagné. Cet après-midi, à quinze heures, chez toi, ça te convient ?

– C’est parfait. »

Jef se rendit à pied à son rendez-vous. Il craignait que Rachel ou quelqu’un de ses amis reconnût sa voiture stationnée dans la rue du Bas-Coron. Il longeait les maisons, regarda bien à droite et à gauche avant de sonner au numéro huit. Heureusement, Carmen ouvrit aussitôt. Le cœur du jeune homme sursauta. Ce n’est plus la motocycliste bardée de cuir et de clous qu’il voyait en face de lui, mais une élégante jeune fille aux longs cheveux noirs, enveloppée dans une robe dessinant les contours de sa taille, libérant ses épaules et ses bras, un fourreau vert assorti à la couleur de ses yeux. De son côté motard, elle avait cependant gardé ses bottes à cuissarde autour desquelles gravitaient tous les fantasmes de Jef.

« Ne reste pas planté comme ça sur le trottoir. Entre. Tu aurais tout de même pu venir avec un bouquet ! Ça ne fait rien. Tu y penseras la prochaine fois. »

Jef s’exécuta. Une fois qu’il fut entré, elle verrouilla la porte. Une bouteille de bourbon l’attendait sur la table.

« Je suis son otage, pensa Jef. Qu’est-ce qu’elle me veut exactement ? Qu’est-ce qu’elle va faire de moi ? »

« Buvons d’abord un petit verre, pour nous mettre à l’aise avant de parler.

– Si tu veux, mais juste un petit. Oh ! Pas tant que ça ! »

Carmen le servit généreusement. Il but néanmoins jusqu’au fond du verre. Elle lui en servit un second. La crainte que lui inspirait cette rencontre laissait place à un sentiment de confiance et de sécurité.

« Alors ? Qu’as-tu de si secret à me dire ?

– À part le fait qu’à vingt ans passés, tu es encore innocent, je n’ai rien de sensationnel à t’apprendre. C’est une ruse pour t’attirer dans mes filets.

– Eh bien ! C’est réussi.

– Par contre, tu ferais mieux de la surveiller ta Rachel d’un peu plus près. Ce n’est pas parce qu’elle va à l’église que c’est une petite sainte. Tu te souviens du jour où elle a repoussé tes avances. Tu l’avais vachement mal pris. Je peux te dire qu’avec d’autres elle fait moins sa petite madone. »

« Elle ment, pense le jeune homme, quelle petite vipère ! Le pire, c’est qu’elle sait tout de ma vie. Elle me tient à sa merci. »

« Je demande à voir.

– C’est tout vu.

– Laisse-moi partir, maintenant. J’en ai assez entendu.

– Un dernier verre, pour te faire oublier ce que je viens de dire ?

– Euh… oui, volontiers, mais vraiment le dernier.

– Un peu de musique ?

– Oui pourquoi pas ? »

Carmen programma un éclairage intime et un morceau de musique, de cette musique à la guimauve et au saxophone qui ne sert qu’à danser l’un contre l’autre. Et Jef se frottait contre Carmen, et la sueur leur rendait la peau collante. La jeune femme l’emprisonnait dans ses bras comme un aigle tenant sa proie entre ses serres.

« Il fait chaud ici, dit-elle, tu ne trouves pas ?

– C’est à cause du bourbon. Nous avons peut-être un peu forcé la dose.

– Ne dis pas de bêtises et aide-moi un peu à descendre cette fermeture ! »

Jef obéit, caressant lentement du bout du doigt la colonne vertébrale de sa cavalière. Le vêtement de soie tomba aux pieds de la jeune femme. De nouveau face à elle, il poussa un cri de frayeur.

« Carmen ! Rhabille-toi. Ça me fait peur, ce truc ! »

Une hideuse tête de bouc était tatouée sur son ventre, comme dans le cauchemar de Rachel. Ce bouc semblait le suive du regard. Voilà donc la signification de ce rêve : cette ignoble séductrice s’apprête à offrir son amie en sacrifice à Satan, et Dieu l’en avait avertie.

« C’est mon Bélial qui t’effraie comme ça ! Il n’a jamais mordu personne, ce n’est que de l’encre. Moi, par contre, je mords, je griffe, je frappe et s’il le faut, je tue.

– Tu es une sorcière !

– Et alors ? Ta Rachel ne t’a jamais autorisé à découvrir son abdomen ?

– Il n’y a pas de danger.

– Demande-lui si elle n’a pas un crucifix tatoué sur elle.

– C’est un blasphème ! Je ne te permets pas ! Rachel n’a pas de crucifix, ni sur son cou, ni au-dessus de son lit. Sa foi est vivante. Elle porte le Christ au fond de son cœur.

– Au fond de son cœur ! Ce que tu peux être naïf ! Moi, ce que je veux, c’est te faire échapper à son emprise néfaste. Tu n’as pas compris ce que c’est que sa religion ? Toute une série de règles, d’obligations et d’interdictions. Elle a commencé à faire de toi son esclave, et ce n’est pas fini ! Sers plutôt Belzébuth. Il te donnera la santé, la richesse, le pouvoir, la célébrité. Tu posséderas l’objet de tous tes désirs. Il te donnera l’amour. Je t’initierai à tout cela. Je ne te décevrai pas.

– Arrête ! Tu es possédée du diable et tu veux me posséder à mon tour. Laisse-moi m’en aller, maintenant. Je dois partir.

– C’est cela. Va retrouver ta Sainte Rachel ! J’aurai sa peau, de toute façon. Un dernier pour la route ?

– Ah non ! Ça suffit comme ça !

– Allons ! Quoi ! Un dernier, pour que nous n’ayons pas l’air de nous quitter fâchés.

– Oui, mais alors, cette fois, c’est bien le dernier. »

Carmen libéra son prisonnier. Jef ne savait plus très bien où finissait la rue et où commençait le trottoir. Il parvint néanmoins à trouver le chemin jusqu’au Delhaize.

« Tiens ! voilà ton fiancé ! Dis donc, il a l’air d’en avoir constaté une puissante. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes. »

Jef, en effet, avait perdu la notion de la ligne droite et de la verticale. Il comptait sur le chariot pour le maintenir debout, ce qui aurait pu être une bonne combine si celui-ci n’était pas équipé de roulettes. Une fois dans le magasin, il vociférait une Brabançonne en flamand approximatif. Puis, de la même voix égosillée, il se mit à chanter :

« La fleur que tu m’avais jetée
Dans ma prison m’était restée… »

Rachel, qui possède une bonne culture musicale, avait reconnu la chanson.

« Carmen ! » murmure-t-elle.

Jef perdit l’équilibre, poussant son chariot qui, dans sa course, brisa plusieurs bouteilles de bière.

« Je comprends que c’est pénible pour toi, dit la collègue de Rachel, mais je n’ai pas le choix, j’appelle la sécurité. »

Aussitôt, deux vigiles empoignèrent le jeune homme ivre et le jetèrent sur le parc de stationnement.

« Excusez-moi, dit Rachel, je reviens tout de suite.

– S’il vous plaît, répondit le client. »

Tout le monde suivait la jeune fille des yeux, profitant du spectacle gratuit. Elle se précipita sur son fiancé, lui asséna une puissante paire de gifles, un coup droit et un revers. Le diamant qu’il lui avait offert lui griffa la joue. Elle l’ôta de son doigt et le lança au visage de Jef.

« Tiens ! Reprends ça ! Je n’en veux plus ! »

Rachel retourna à sa caisse. Jef ramassa l’anneau et s’éloigna tête baissée. La honte, autant que les gifles, avait rougi ses joues.

****

[1] Matthieu 5.37

[2] Matthieu 5.28 paraphrase

 

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