Acte V

Une étable, quelques vaches dans le décor.

Scène Première

LA REINE

(La reine entre discrètement dans l’étable.)

Il est si tard ! Le roi n’est toujours pas rentré.
Au milieu des prairies s’il s’était égaré !
À moins que sur son dos quelque bête sauvage,
Des griffes et des dents… Oh ! Mon Dieu ! Quel carnage !
On trouvera son corps lacéré dans un bois.
Sombre malédiction ! Quelle fin pour un roi !
Terrible châtiment pour un orgueil extrême !
Dans la boue l’Éternel jette son diadème.

Cent mille fois, pourtant, Dieu l’avait averti,
Le roi faisait semblant de s’être repenti
Mais ses revirements ne furent qu’imposture.
Il n’a jamais chassé sa charnelle nature.
Du prophète Daniel il écoutait la voix
Mais aussitôt Kira l’éloignait de la foi.
Il n’en faut point douter, cette femme est du diable,
Elle arme contre nous de ses traits redoutables.
Oh ! Comme je la crains ! Comme elle me fait peur !
Elle tient sous ses pieds mon malheureux seigneur.
Le voir en tel état ! Hélas ! quelle souffrance !
Du monarque hautain terrible déchéance !
Son cœur d’homme est ôté, ainsi l’a dit Daniel,
Il lui fut enlevé par un décret du Ciel.
En sa place il lui fut remis un cœur de bête.
Il n’a que la rosée pour unique toilette
Et l’herbe des prairies pour unique festin,
Les carouges et glands pour unique butin.
Son esprit égaré parmi les nébuleuses
Il ne me connaît plus. Que je suis malheureuse !
Allons ! Voilà qu’il pleut ! Le roi n’est pas rentré.
Sans abri, sans un toit, je le verrai trempé.
Au milieu des buissons, sautant comme une chèvre,
Pourvu que sous l’averse il ne prenne la fièvre !
Combien de temps encore faudra-t-il supporter…
Voilà déjà sept ans passés à regretter.

Sept ans ! Je deviens folle ! Sept années d’épouvante !
Oh ! Seigneur ! Aie pitié de ta pauvre servante !
Couronné de diamants et le front paré d’or,
La fierté dans les yeux, oui je le vois encore.
Debout, gonflé d’orgueil, d’une chaire élevée
Haranguant d’un ton clair les foules captivées.
« Voyez, leur disait-il, cet œuvre colossal,
Créé par la main seule d’un artiste génial.
Moi, Nébucadnetsar en fait ma résidence :
Babylone, à la gloire de ma magnificence. »
À peine ce discours avait-il prononcé
Qu’on entendit la voix du Seigneur courroucé.
Ce furent aussitôt la foudre et le tonnerre,
Un ciel noir comme suie, un tremblement de terre.
Se disperse aussitôt le peuple épouvanté.
Le roi se roule à terre par le mal agité ;
Un appel retentit au milieu de l’orage ;
Au roi de Babylone s’adresse ce message :
« Sache donc, toi maudit, monstre d’impiété
Que tu perds aujourd’hui l’indigne royauté.
Pourchassé comme un rat, haï comme une peste,
Tu fuiras dans les champs. Les humains te détestent.
Le front dans la poussière, tes ongles et cheveux
Croîtront à démesure et te rendront hideux. »
Puis se fit sur la terre un effrayant silence.
On entendait du roi les soupirs, la souffrance,
Puis je le vis glisser comme fait le serpent,
Oui, comme une couleuvre, il s’en alla, rampant
Sous les yeux consternés des courtisans serviles
Sans gloire et sans honneur s’éloigna de la ville.
Ah ! Seigneur ! Le voici !

(Entre Nébucadnetsar, méconnaissable, les cheveux et la barbe longs et hirsutes, marchant sur les genoux et sur les mains. Il est suivi de Kira qui, armée d’un aiguillon à bœufs, le force à avancer.)

Scène II

LA REINE – NÉBUCADNETSAR – KIRA

KIRA

                                    Avance ! Fils de chien !
Sans ma pointe acérée je n’aboutis à rien
Pour te faire obéir.

LA REINE

                              Et voilà sa bouvière !
Si j’avais du courage, au nez de la mégère
J’imprimerais mon poing ; mais elle me tuerait.
La peste, de ses mains, ma gorge étranglerait.

KIRA

(à la reine)

Que diable fais-tu là, ci-devant ?

LA REINE

                                               Que t’importe ?

KIRA

Te crois-tu reine encore pour parler de la sorte ?
Va-t’en d’ici. Allons !

LA REINE

                               Je ne partirai pas,
Fidèle à mon époux jusques à son trépas.

KIRA

Quoi ? Tu es comme lui : souveraine déchue.

LA REINE

Oh ! Par cette chipie je crains d’être battue.
Elle est gonflée de haine et de méchanceté.
Me faudra-t-il toujours subir sa cruauté ?
Dieu ! prends pitié de moi.

KIRA

(à Nébucadnetsar)

                                     Et toi, la scolopendre,
Infime vermisseau, qu’attends-tu pour te pendre ?
Ta gloire et ton prestige tu perdis à jamais.
Tu n’as plus rien d’un homme, en plus, tu sens mauvais.
Répugnant animal ! Que je t’écrase, insecte !
Que s’engraisse l’autour de ta carcasse infecte !
Le nez dans le fumier, honorez votre roi !
Vois mon ancien amant ! Te voilà tout à moi.

LA REINE

Son amant ! piétiné ! maîtresse impitoyable !
Comme elle l’humilie ! Démonesse effroyable !

(Kira donne des coups de pieds dans le flanc de Nébucadnetsar qui réagit par des mugissements.)

Cessez ! Kira, cessez ! À quoi bon le frapper ?
Le roi battu par vous, je ne puis l’endurer.

KIRA

Quand même tu l’endures, je ne m’en soucie guère.
C’est moi qui l’ai vaincu, il a perdu la guerre.

LA REINE

C’est Dieu qui l’a vaincu, durement châtié.
Pour Nébucadnetsar, hélas ! point de pitié.
Il avait bien promis de lui rendre allégeance,
Vous l’avez détourné avec vos manigances.

 

 

KIRA

Vaincu par la magie, c’est bien ce que je dis,
Par mon charme envoûté, c’est moi qui le punis,
Je suis la main de Dieu, oui, son exécutrice,
Pour me récompenser me fait impératrice.
Oses-tu l’invoquer pour ta protection ?
Il est de mon côté, m’a remis l’onction,
Il m’a rempli de force et tous, je vous domine.

LA REINE

Quoi ? Vous vous réclamez de la force divine ?
Vous faire aimer de Dieu en invoquant Bélial !
Son implacable loi vous connaissez fort mal.

KIRA

Peste de vos leçons, votre théologie !
Décharger contre moi toute votre énergie.
Vous êtes mes esclaves et j’ai sur vous le droit
De vie comme de mort. Il n’y a plus de roi,
Car j’ai bien su tirer profit de sa folie
Pour m’emparer du trône oublié, ma jolie.
Mais je te vois trembler. J’ai cent mille raisons
De te percer le ventre avec cet aiguillon.[1]

LA REINE

Beltschatsar ! Au secours !

KIRA

                                       Et tu crois qu’il t’écoute ?
De Nébucadnetsar il a suivi la route.
Je l’ai banni, le traître, il fuit dans la forêt,
Il espère, caché, échapper à mes traits.
Folle ! Tu t’imagines qu’il viendra te défendre ?
Mais je le trouverai bientôt pour le pourfendre.

À genoux dans la fange, auprès de ton mari !
Je t’ai dit : « à genoux ! » N’as-tu donc pas compris ?

LA REINE

Écrasée sous vos pieds à quoi me sert de vivre ?
Tuez-moi donc, Kira, que la mort me délivre !
Percez-moi, je vous prie, percez-moi de ce fer.

(Entre Daniel.)

Scène III

LA REINE – NÉBUCADNETSAR – KIRA – DANIEL

DANIEL

Vous m’avez appelé, ma reine au front si clair ?

KIRA

À point nommé, vraiment, ce gaillard nous arrive !

LA REINE

Mon angoisse est funeste et ma douleur est vive ;
Mon âme est dans la mort et mon cœur dans le noir.
Que la mort me délivre enfin du désespoir !
L’usurpatrice, hélas ! m’accable et me déchire.
Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire.[2]

Je craignais qu’elle t’ait tué.

DANIEL

                                         Je suis vivant.

KIRA

Le sage Beltschatsar, sous la pluie, sous le vent,
N’aimant pas se mouiller, à l’abri du déluge,
Dans cette sombre étable il trouve son refuge.
En quête d’un endroit bien au chaud pour prier,
Il passe par hasard, il vous entend crier,
Hurlant comme un goret. Voilà notre escogriffe
Sans nulle retenue se jetant sous mes griffes.
De me venger de toi j’attends depuis sept ans.
Mourez donc tous les deux sous ma pointe, il est temps.
À ce glorieux roi je veux laisser la vie
Car, à le tourmenter de joie je suis ravie
Ce lion si valeureux sous mon fouet j’ai dompté.
Combien j’ai de plaisir à le persécuter !
Vous deux, pour être franc, vous ne m’amusez guère.
Il est temps d’expier. C’est la loi de la guerre.
Le front contre mon pied, la reine ci-devant
Me réclame la mort, en pleurs et suppliant
De répandre son sang pour arroser la terre.
Je suis conciliante et la veux satisfaire.

DANIEL

Ne frappe pas, Kira. Tu t’en repentiras.

KIRA

Serait-ce une menace ? Vain prophète ! Vieux rat !
Ne trembles-tu donc pas au feu de ma colère ?

DANIEL

Non, je ne tremble pas, mais je plains ta misère.

Oublies-tu que pour toi, pour Nakim et Nazar
J’intercédai auprès de Nébucadnetsar ?
Ne pouvant vous sauver vos potions de sorcière,
Combien de fois, dis-moi, vous tirai-je d’affaire
En lui disant ses rêves ?

KIRA

                                   Quel joyeux coup d’éclat !

DANIEL

Je vous sauvai la vie.

KIRA

                                   Que m’importe cela ?

DANIEL

J’espérais de ta part un peu de gratitude.

KIRA

De rendre la monnaie je n’ai pas l’habitude !
Tu mourras, Beltschatsar.

DANIEL

                                      Tu ne me tueras point.

KIRA

Je te tuerai, te dis-je.

DANIEL

                                   D’Adonaï je suis oint.
Il ne permettra pas qu’on touche à son prophète.

KIRA

Ridicule pensée te fait tourner la tête.
Prophète ou non, je te tuerai. Regarde-moi.

DANIEL

Vois-tu dans mon regard une larme d’émoi ?
Non, je ne te crains pas. Que m’importe ta haine.
Laisse-moi, seulement dire un mot à la reine.

KIRA

Soit. Avant de périr dernière volonté ;
Mais tâche d’être bref.

DANIEL

                                   Aimable majesté,
Tout vous paraît perdu, valeureuse patronne,
Mais le Seigneur est grand. C’est un Dieu qui pardonne.
Remembrez un détail de ce songe royal :
Votre époux devra vivre ainsi qu’un animal,
Jusqu’au bout de sept ans il broutera la terre.
Sept années seulement.

KIRA

                                   Tiens ! Voilà le tonnerre !

DANIEL

Justement, le tonnerre. Que vous rappelle-t-il ?

LA REINE

(Pendant cette tirade, l’orage gagne en violence.)

La divine colère, la force, le péril.
Je n’ai rien oublié de cette nuit d’orage.
Le ciel était si lourd et si noirs les nuages.
Tout le peuple avait peur, chacun priait son dieu.
La terreur de la mort assombrissant les yeux.
Le fracas du tonnerre, des vents et de la pluie,
Dans l’air même on sentait un parfum de folie ;
Enfin, sur le palais la foudre frappa fort.
L’empereur s’effondra. Nous tous le croyions mort.
Puis, sans se relever, sous la pluie, sans rien dire,
Disparut, délaissant son trône et son empire.
La tempête apaisée, on fouilla les jardins,
La ville et la forêt, nous cherchâmes en vain.
Près d’un mois s’écoula quand une humble bouvière
Trouva dans le troupeau des bêtes familières
Un homme à moitié nu, l’esprit tout effaré :
Le roi de Babylone en ces prés égaré.
De guérir sa démence aucun n’était capable ;
Il fallut établir son lit dans cette étable.

KIRA

Je sens l’odeur du soufre et du feu dans les airs.

Est-ce la fin du monde ? Il fait noir.

(La foudre tombe à proximité.)

NÉBUCADNETSAR

                                                      Un éclair !

 

 

KIRA

Qui a parlé ?

LA REINE

                  Personne.

NÉBUCADNETSAR

                                   Aveuglante lumière !
Je n’aime point du tout la foudre meurtrière.
Quelqu’un m’expliquera ce que je fais ici ?
Ce n’est pas le logis pour un roi, Dieu merci.
Voilà, je me souviens. C’était un soir d’orage.
Je n’ai point écouté du Seigneur le message
Et me voilà frappé de son juste courroux.
Terrible châtiment, le tyran devient fou.
Mais de Dieu la colère n’est jamais éternelle,
Si nous l’abandonnons, il demeure fidèle,
Il sait prendre pitié du pécheur repenti.
Son épée le transperce et sa main le guérit.

KIRA

Quoi ? Le roi relevé ? Quelle est donc cette histoire ?
Il quitte la folie, recouvre la mémoire.
Il reprendra son trône et me destituera,
Mais il reste à ton arc une flèche, Kira.

Sire, regardez-moi, s’il vous plaît, bien en face,
Que la foudre en mes yeux de nouveau te terrasse.

NÉBUCADNETSAR

Je vous regarde, là ! Cela vous convient-il ?
Vos yeux n’ont point d’éclat ni de beauté.

KIRA

                                                                 Plaît-il ?

NÉBUCADNETSAR

Regard qui tant de fois me vainquit par son charme
Ne m’intimide plus, rengainez donc cette arme.
Durant ces sept années où j’errais, dévoyé
J’étais sensible encore à l’Esprit. J’ai prié.
Au Ciel j’ai confessé toute ma vilenie,
Alors il prit pitié de ma lente agonie.
Si l’esprit de pardon ne m’eut interpellé,
Belle Kira, je t’aurais fait écarteler,
Écorcher, empaler avec tes deux complices
Mais la grâce vous fait échapper au supplice.
Pour vos agissements et votre trahison,
Vous trois serez bannis, engeance de scorpions.

LA REINE

Tu demeures en vie. Ton affaire est heureuse !
Sors d’ici promptement. Hors de ma vue ! Affreuse !

NÉBUCADNETSAR

Sorcière éliminée ne m’influence plus,
Je n’obéirai donc qu’au Dieu du peuple élu.
Je bénis le Très-Haut. Il sait ce que nous sommes :
Des êtres de néant, ainsi sont faits les hommes.
Qui conteste avec lui ? Qui lui dit : « Que fais-tu ? »
Il me prit en pitié quand j’étais abattu.
Je livre entre ses mains Babylone asservie,
Bénirai son grand nom chaque instant de ma vie.
Et toi, ma tendre épouse que j’ai tant fait souffrir,
J’ai ma nouvelle vie en présent à t’offrir
Et nous vivrons d’amour la plus belle victoire.

LA REINE

Il te faudra d’abord plonger dans la baignoire.

 

 

[1] Un aiguillon à bœufs ressemble à une queue de billard en fer, avec une extrémité pointue. Il peut devenir une arme meurtrière (Juges 3.31).

[2] C’est un beau vers, malheureusement, il n’est pas de moi.
Racine ; Phèdre ; Acte I, scène 3.