Chapitre XIII - La Bête qui monte de la Mer
Alphonse se sent perdu. Il n’a compris qu’une chose, c’est qu’il a quitté la tranquillité de son manoir de Syldurie et la gentillesse aimante de sa vieille épouse pour devenir l’esclave d’un couple de mégalomanes. Il resta silencieux, tête baissée, durant de longues minutes.
« Tu n’as pas d’autres questions ? dit enfin Xanthia.
– Pourquoi moi ? Pourquoi la Syldurie ? Pourquoi Lynda ?
– Pourquoi Lynda ? Mais parce que je la hais. Pour les deux autres questions, c’est un peu plus compliqué. Dimitri t’expliquera tout cela mieux que moi.
– Tu n’es pas sans savoir que seules quatre grandes familles peuvent prétendre au trône de Syldurie : celle de Lynda (que Belzébuth la désentripaille !) celle des Kougnonbaf, celle des Bifenbaf et la tienne. Ottokar de Kougnonbaf est devenu le petit chien de Lynda (que Belphégor l’essorille !) Ne parlons pas du gros Miroslav dont elle n’a fait qu’une bouchée. Il ne reste plus que toi. Tu feras de la Syldurie la Babylone moderne que le monde attend depuis la chute de la première. Tu ne peux pas échouer parce que l’enfer te soutient. Et n’oublie pas que tu possèdes une arme secrète : l’éternelle jeunesse. Maintenant que te voilà jeune et beau, personne ne te reconnaîtra.
– Susanne me reconnaîtra. Je suis tel que j’étais quand nous nous sommes rencontrés.
– Celle-là, interrompit Xanthia, je m’en occupe.
– Tu vas l’abattre, comme ça, sans trembler. Je suis vraiment tombé amoureux d’un monstre impitoyable.
– Tout bien pesé, je préfère éviter les armes à feu. Je lui prends la tête entre mes mains, comme ça, et crac ! Je te promets qu’elle ne souffrira pas.
– Pourquoi la Syldurie ? reprit Dimitri. Sais-tu que lorsque Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes, les huguenots sont allés se réfugier aux Pays-Bas ? La France, qui était un pays riche, est devenue pauvre, la Hollande, qui était un pays pauvre, est devenue riche. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Syldurie, et c’est ce qui nous inquiète. Avec ses seize mille kilomètres carrés et ses quatre millions d’habitants, avec sa jolie reine qui fait fantasmer tous les ados, et pas seulement eux, la Syldurie est en train de devenir une puissance mondiale. Elle n’a pas la bombe atomique, elle a, comme dit la chanson, pour toute armée quatre-vingt-dix paysans et pour toute artillerie quatre canons de fer blanc. La Russie n’ose pas lui déclarer la guerre. L’Union européenne la caresse dans le sens du poil pour mieux la poignarder dans le dos. Même le canard Donald avec ses grands airs, il ne fait plus le malin quand on lui parle de la Syldurie. Et tu sais pourquoi ?
– Non.
– Parce que la Syldurie et sa jolie reine Lynda (que Bafomet la grille comme une vieille merguez !) la Syldurie, dis-je, est le seul pays qui ose tirer la langue au Grand-Maître que nous servons et qui domine le monde. Elle n’a pas peur du diable, elle refuse de s’y soumettre. Elle préfère obéir à ce Crucifié que nous haïssons. Chaque jour, des milliers de migrants, attachés aux valeurs chrétiennes, quittent l’Union européenne pour débarquer en Syldurie. Il y a deux pays au monde qui menacent toutes les nations et qu’il faut détruire : Israël et la Syldurie.
– Et ce n’est pas gagné !
– Une dernière chose : sais-tu comment je m’appelle ?
– Dimitri Plogrov.
– Non ! Nimrod II, empereur de Babylone. Le premier Nimrod a tiré une flèche vers le ciel et a blessé Dieu. C’est Victor Hugo qui l’a dit. Moi aussi je vais tirer une flèche en l’air, et je le transpercerai de part en part. Il va me tomber du ciel comme un gros canard et mon chien ira me le chercher. Sais-tu ce que la Bible dit de moi ? Je suis la bête qui monte de la mer. Je suis celui qui fera la guerre à Dieu et qui le vaincra.
– La dernière bataille n’a pourtant pas tourné à ton avantage.
– C’est vrai, mais les grandes défaites précèdent les grandes victoires. Nimrod se relève toujours. Il ramasse son épée et il repart au combat. Les mécréants me tueront. Oui monsieur ! Comme ils ont crucifié le Christ. Et je reviendrai à la vie. Alors, le monde découvrira qu’Adonaï, c’est moi, c’est moi, moi, et rien que moi. Et la terre entière m’adorera. Jésus n’a jamais forcé les hommes à l’adorer, mais avec moi, ce sera le culte ou la mort. Quant à toi, si d’ici là tu ne m’as pas trahi, tu me feras construire une statue à la hauteur de ma gloire, tu lui donneras le pouvoir de parler et de proférer contre Dieu d’abominables blasphèmes. Tous les humains devront se prosterner devant cette statue, sous peine de mort. Tu auras le pouvoir de faire tomber la foudre sur les infidèles. Enfin, tous les hommes devront se faire tatouer sur la main ou sur le front ma marque et mon nombre symbole : 666. Mais sous l’encre de ce tatouage, il y aura des circuits électroniques. Tous les citoyens du monde seront reliés à ta banque de données. Personne, alors, ne pourra échapper à mon pouvoir, car sans ce tatouage, plus personne ne pourra acheter même un ticket de métro. Les seuls qui refuseront cette marque et le nombre, ce sont les dissidents qui continueront à adorer le Christ. Et ils mourront. C’est dans l’Apocalypse.
– Chapitre treize, précise Alphonse. »
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