Chapitre XV - Sabine
Lynda avait officiellement accédé au trône à la suite d’une cérémonie grandiose, et nous regrettons fort que Léon Zitrone ait quitté ce monde trop tôt pour pouvoir nous la relater.
La reine, puisqu’il faudra bien s’habituer à appeler ainsi notre jeune amie, ne tarda pas à mettre ses plans à exécution. Après avoir donné ses consignes à Éva, elle partit en grande discrétion et s’envola pour Paris, avec une escale à Belgrade.
Sabine Mac Affrin avait été destituée, comme nous l’avions dit, de sa fonction de Grande Astrologue royale par Waldemar, et ne comptait pas sur Lynda pour l’y rétablir. Elle n’avait pas quitté la Syldurie, ayant parfaitement compris que les courtisans, plus particulièrement ceux qui, comme le marquis de Kougnonbaf, rêvaient de richesse et de pouvoir, ne manqueraient pas d’acheter ses services. Grâce à ces
nouveaux clients, elle se faisait encore plus de blé que lorsqu’elle était au service du roi.
Ottokar de Kougnonbaf, justement, lui avait fixé rendez-vous dans une petite pièce isolée du château, et commençait à s’énerver.
Elle n’arrivait pas.
Il arpentait le salon de long en large et de haut en bas, sans oublier les tangentes et les diagonales.
« Voilà bientôt une heure que j’attends. À force de tourner comme un lion en cage, je vais creuser une tranchée circulaire dans le plancher. Est-il permis de faire attendre ainsi un homme de mon rang ? Moi, l’illustre marquis de Kougnonbaf, je devrais être servi comme un prince. Et je le serai bientôt comme un roi. »
Toujours fulminant, le marquis s’assied, puis se relève, puis se rassied, puis reprend sa ronde.
« Mais que fabrique cette sorcière de Sabine Mac Affrin ? Est-elle encore dans sa cuisine à préparer d’infernales mixtures ? D’ailleurs, il faut que ce soit moi qui lui apporte les ingrédients. Il lui faut une petite poule noire, à madame ! Pas blanche, pas rousse, noire. Faut-il vous la plumer ? – Surtout pas ! Une poule ne se tue pas n’importe comment. Il faut la faire bouillir avec ses plumes dans le jus de je ne sais quelle plante. Ah ! Çà ! Je ne tiendrais pas spécialement à ce qu’elle m’invite à sa table. Mais c’est que j’avais l’air fin, dans la rue, avec ma petite poule noire ! Moi, le grand, le puissant marquis de Kougnonbaf ! Ça gesticulait dans le sac, ça gigotait des ailes, ça gloussait tout ce qu’elle savait ! Tout le monde se retournait sur mon passage… »
Comme chaque fois qu’il est en colère, le marquis s’échauffe à haute voix, sans voir la magicienne debout derrière lui. Cette gaffe lui est décidément coutumière !
« Mais vais-je devoir attendre encore longtemps ? Elle m’énerve ! D’ailleurs, quand je serai au pouvoir, je lui ferai payer tout cela. Ne pas avoir de considération pour mon auguste personne ! Je la punirai sévèrement. Elle saura ce qu’il en coûte de faire attendre Ottokar Premier de Kougnonbaf, roi de Syldurie.
– Voilà dix minutes que je suis derrière toi, imbécile !
– J’ai failli attendre !
– Vous êtes impatient de me rencontrer.
– Avez-vous cuisiné mon gallinacé ?
– Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Nous aurions pu nous retrouver chez moi. Ainsi, c’est vous qui m’auriez fait attendre.
– Je n’aime pas aller chez vous.
– Vraiment ? Ma maison est-elle trop sinistre ? Eh bien ! Vous auriez dû m’inviter chez vous. Vous m’auriez offert
le thé.
– Je n’aime pas vous voir traîner par chez moi.
– J’ai donc si mauvaise réputation ? Moi, je n’aime pas traîner mes bottes par ici. Quand je pense que j’avais le titre pompeux de Grande Astrologue royale ! J’étais chez moi dans ce palais, jusqu’à ce que votre pieux roi Waldemar ait fait de moi une indésirable. Me voilà personnage non gratté. Si jamais cette garce de Lynda, notre nouvelle reine, me trouve ici, ça va être ma fête. »
Cette dernière remarque le laissa un instant songeur, puis il réagit :
« Comment, Sabine ? Vous êtes astrologue, devineresse, cartomancienne…
– Tarologue, s’il vous plaît.
– Tarologue, si vous voulez. Et vous ne savez même pas que Lynda a quitté la Syldurie. Ce n’était pas écrit dans les boyaux de ma poule ?
– Lynda est partie ? La bonne nouvelle ! Où est-elle partie ?
– Vous me décevez de plus en plus ! Elle est repartie pour Paris, si vous voulez le savoir.
– Lynda de retour à Paris ! Tiens, tiens ! C’est intéressant, très intéressant… Et pour quoi faire ?
– À la fin vous m’agacez ! C’est vous l’astrologue, oui ou non ? Je vous paie pour répondre à mes questions, pas pour m’en poser. Je ne sais pas pourquoi elle est partie. Je ne suis pas la grande Sabine Mac Affrin. C’est sans doute un nouveau caprice. »
Bien sûr qu’il le savait, puisqu’il écoutait aux portes, mais il ne voulait pas en avoir le déshonneur. Et d’ailleurs, cette histoire de ramener à la bergerie les brebis égarées de la capitale française lui semblait tellement incohérente !
Sabine recadra la conversation avec agacement :
« Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Qu’est-ce que vous voulez ?
– La peau de Lynda.
– Rien que ça ?
– Rien que ça !
– Et pourquoi me réclamer la peau de cette tigresse ? Vous voulez une descente de lit ?
– J’ai des raisons de la haïr.
– J’ai, moi aussi, un vieux compte à régler avec cette petite vipère. Que la peste et le choléra l’étranglent !
– Alors, nous sommes tous deux d’accord. Envoyez-lui une facture bien ficelée, port et taxe en sus. Modelez-lui une de vos petites poupées et piquez-la à un endroit où cela fait très mal.
– Mauvaise idée !
– Ah ! Bon ?
– Demandez-moi de vous tuer n’importe qui à distance, mais pas Lynda.
– Mais c’est elle qui m’intéresse.
– Elle a échappé à mon pouvoir.
– Vraiment ?
– C’était une belle proie. La Toute-puissance est furieuse. »
Ottokar ne suivait plus.
« La Toute-puissance ?
– Je ne travaille pas encore à mon compte.
– Je vois : on a des comptes à rendre au diantre, au bigre, ou comme disent les Tziganes, au benk.
– Elle était mon pantin préféré, elle est devenue ma pire ennemie.
– Expliquez-moi cela. »
Sabine lui raconta comment, dès son introduction au palais, elle avait initié la jeune princesse aux jeux de la cartomancie, de la chiromancie, de l’oniromancie, et surtout, de la nécromancie, et comment elle savait interroger l’esprit de son grand-père qui lui manquait tant.
« C’est extraordinaire ! s’exclama Ottokar, tout excité. Son grand-père lui adressait des messages !
– Bien sûr que non ! Les morts ne parlent pas !
– Mais elle le croyait.
Elle le croyait. Ces messages n’étaient que mensonges : elle les recevait directement de la Toute-puissance. Je l’ai ainsi placée sous sa domination, mais aussi sous la mienne. C’est moi qui ai dirigé sa vie. C’est moi qui en ai fait la peste que tous connaissent. Son insolence envers Wladimir, la raclée qu’elle a collée à sa sœur : c’est moi qui ai tout dirigé. Aurait-elle demandé à son vieux sa part d’héritage si je ne lui en avais pas soufflé la pensée ? Quand elle est partie pour la France, j’ai tout mis en œuvre pour qu’elle dégénère dans la débauche, l’alcool, la drogue et la prostitution. Quand un gaillard a voulu la serrer de trop près, elle lui a si bien rectifié le portrait qu’il s’est pris six mois à la Salpêtrière. Elle a été sans pitié, notre petite Lynda. C’est mon Grand-maître qui lui a donné cette puissance physique et cette cruauté.
– Où est-ce que votre plan a foiré ?
– Je n’avais pas prévu qu’elle se mettrait à lire l’Évangile, livre maudit entre tous les livres. Elle s’est laissée séduire par les bonnes paroles du Crucifié. Elle a rejoint la voie de
son père.
– Qu’est-ce que cela change ?
– Cela change qu’elle a un nouveau maître. Elle s’est revêtue du bouclier de la foi, du casque du salut, de l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Je cite Paul de Tarse.
– Paul de Tarse a dit ça ?
– Dans son épître aux Éphésiens.
– Quelle culture ! Donc, si j’ai bien compris, le Crucifié de Lynda est plus puissant que votre Toute-puissance.
– Oui.
– Alors, pourquoi ne le servez-vous pas ?
– Ce sont les lâches qui choisissent le camp du plus fort.
– Je vois. »
Le marquis demeura un instant méditatif ; Sabine reprit.
« J’ai perdu tout pouvoir et toute influence sur le roi Waldemar et sur sa famille. Malgré ma bienveillance, j’ai été remerciée.
– Quelle ingratitude !
– Devrais-je m’en plaindre ? Au temps du roi Saül, j’aurais été lapidée. »
Ottokar regarda la devineresse, tout étonné.
« Je n’ai jamais entendu parler de Saül. Il n’a pas dû régner longtemps. Saül… Quelle dynastie ?
– Saül, ignorantissime, fut le premier roi d’Israël. Il a nettoyé son royaume de toutes les magiciennes qui s’y trouvaient. Sauf une, et c’est celle-là qui l’a mené à sa perte.
– Merci pour cette leçon d’histoire. Mais revenons à l’objet de toute ma haine : Lynda. Vous ne pouvez donc rien envisager contre elle ?
– Rien.
– C’est très ennuyeux. Je comptais tellement sur votre aide. Je pourrais bien entendu la tuer moi-même, mais j’ai peur qu’elle ne se laisse pas faire.
– Si jamais vous la manquez, je vous promets qu’elle ne vous ratera pas.
– Vous n’avez donc aucune solution ?
– J’en ai une. Ne suis-je pas la grande Sabine Mac Affrin ? Réfléchissons : je n’ai plus aucun pouvoir sur cette ennemie, mais je puis encore travailler son entourage. J’ai vu beaucoup de choses dans la fumée. J’ai vu une jeune fille, une parisienne, qui était l’amie intime de Lynda. Puis cette fille l’a gravement déçue et elles se sont séparées. Elle est tout à fait disposée à servir notre vengeance. Elle a l’esprit retors, égoïste, elle sait cacher le vice sous une apparence de gentillesse. Je vais te la manipuler pour qu’elle serve nos plans. J’exacerberai sa haine et sa fourberie. Elle sera le couteau entre nos mains pour transpercer et découper cette grosse dinde avant Noël. Elle lui tendra un piège impitoyable. Agissez selon mes oracles et Lynda ne reviendra jamais en Syldurie. Vous pourrez vous proclamer roi et me rétablir dans mes fonctions de Grande Astrologue royale.
– Je n’y manquerai pas. Mais d’abord, allons trouver cette aventurière. Donnez-moi son numéro de téléphone.
– Et puis quoi encore ?
– Donnez-moi au moins son nom.
– Saccuti. Mademoiselle Elvire Saccuti.
– Elvire Saccuti. Elle habite Paris. Me voilà bien renseigné ! Encore heureux qu’elle ne s’appelle pas Dupont !
– Je vous en apprendrai davantage au temps opportun. Mais il faudra que vous m’apportiez une chèvre.
– Va pour la biquette.
– Et pour la consultation, ce sera dix mille couronnes.
– Dix mille ! Comme vous y allez ! C’est de plus en
plus cher !
– Il faut ajouter les déplacements, et la prime de risque. Il va falloir que vous me quittiez. J’attends d’autres clients. N’oubliez pas : Elvire Saccuti. »
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