Le Chasseur égaré
D’après « Der wilde Jäger » de Gottfried Bürger
[1] Illustration de Joseph von Führich
Je vous propose une excursion vers un obscur Moyen-âge, ce Moyen-âge dans lequel on n’est pas catholique par choix et où la superstition et la peur du diable ont détrôné la foi. Nous voici donc dans une petite ville, allemande et médiévale : à Göttingen, chère au cœur du poète Gottfried Bürger[1], chère également au cœur de Barbara qui, malencontreusement, prononçait Gottine-gaine.
À Göttingen vivait un certain Rheingraf que nous appellerons Wilfried.
Wilfried avait une mauvaise habitude : le dimanche matin, il allait à la chasse au lieu d’aller à la messe, et ça, c’est pas bien du tout !
Hildegarde, sa charmante épouse, était généralement à la messe pendant que son mari était à la chasse.
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« Wilfried, mon, cher époux, pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi à l’église, rien qu’une fois ? Tu sais comme cela me ferait plaisir.
– Hilda chérie, je ne vais plus à l’église depuis belle lurette, et ce n’est pas aujourd’hui que cela va changer.
– Tu pourrais toujours aller à l’église ce matin et à la chasse l’après-midi.
– Une partie de chasse, cela dure toute la journée, sinon ce n’est pas la peine d’y aller.
– Alors, va chasser le samedi. Est-ce que les sangliers ne sortent de leurs trous que le dimanche ?
– Je ne vais pas à l’église, et c’est tout.
– Tu ne crois donc pas en Dieu ?
– Tu devrais laisser Dieu en dehors de tout ça.
– Il me semble qu’il est un petit peu concerné dans cette affaire.
– Si tu veux le savoir, j’ai déjà une petite canine contre Dieu, mais contre l’Église, j’ai une grosse molaire.
– Et qu’est-ce qu’elle t’a fait l’Église ?
– Mais rien ! Je n’ai pas besoin qu’elle m’ait fait quelque chose. Ce sont les curés que je ne peux pas sentir.
– Alors, qu’est-ce qu’ils t’ont fait, les curés ?
– Personnellement ? Rien.
– Eh bien alors ?
– Alors ? Ce sont tous des hypocrites. À la messe à dix heures et à onze heures à la taverne.
– Est-ce tout ?
– Non. J’ai une autre raison, un peu plus théologique : ils adorent la mère alors qu’ils devraient honorer le Fils.
– Sur cette question-là, tu marques un point.
– Et si Dieu existait, crois-tu qu’il laisserait faire tout cela sans réagir ? Il ne fait rien. Il nous laisse nous égarer dans l’idolâtrie. S’il se décidait à y remettre de l’ordre, j’irais dans ton église.
– Évidemment, si tu juges Dieu en regardant les hommes… »
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Cette discussion étant close, Hildegarde se rendit à l’église et Wilfried partit chasser, selon sa coutume dominicale. Son épouse l’attendait à son retour.
« Mon chéri, notre curé vient juste de partir. Lassé de t’attendre, il m’a remis une lettre pour toi. »
Wilfried prit la missive, cachetée du sceau de son expéditeur :
« Herr Bischof Karlheinrich von Fürstenthal. »
Il déchira l’enveloppe d’une main fébrile.
« Allons bon ! Qu’est-ce qu’il me veut cet évêque de malheur ! Me donner des leçons de piété ? J’aurais lieu, moi, de lui donner des leçons de tempérance. »
« Herr Rheingraf,
Le révérend père Helmut von Fürstenberg, abbé de Göttingen, a porté à ma connaissance le fait que, malgré ses récurrentes exhortations, vous n’êtes pas paru à la Sainte Messe depuis plus d’un an, ce qui est inacceptable de la part d’un seigneur qui devrait être un modèle de piété pour ses vassaux et ses serfs. Plus grave encore, j’apprends que vous occupez à chasser cette heure sacrée où vous deviez honorer de votre présence la Très Sainte Église catholique et romaine.
Faut-il vous rappeler que le dimanche est le jour saint consacré à l’adoration de Notre Seigneur et de Notre-Dame la Sainte Vierge Marie ? Hérité du sabbat de l’Ancienne Alliance, il ne peut être employé à aucune tâche servile ni à aucun divertissement.
J’ai donc le regret de vous déclarer impie, hérétique et apostat. J’en ai par conséquent averti Sa Sainteté et, en attendant que Ladite Sainteté prononce votre excommunication, je vous maudis à titre personnel et vous promets solennellement, de la part de Dieu le Père, de Notre Seigneur Jésus-Christ et de Notre-Dame Mère de Dieu que, si pour votre malheur vous êtes absent à la Sainte Eucharistie ce prochain dimanche, vous finirez cette sainte journée en enfer.
À bon entendeur,
Amitiés fraternelles. »
« Eh bien ! dit Hildegarde, comme il y va ! Tu ne crois pas que tu devrais tout de même réfléchir et mettre un peu d’eau dans ton schnaps.
– C’est tout réfléchi, et dimanche prochain, j’irai chasser, comme d’habitude. Il n’y a pas d’enfer qui tienne.
– Tu fais comme tu veux. »
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Le dimanche suivant, le comte s’était endimanché, paré comme il se doit pour aller courre le cerf. Chevauchant son plus beau destrier, la trompe lui entourant l’épaule, l’arc en main, le carquois sur le dos, il était accompagné de quelques seigneurs, affûtés comme lui dans leurs plus beaux affûtiaux. La meute aboyant était décidée à en découdre avec les peuples des forêts.
Tout était prêt. Il circulait pourtant des rumeurs parmi les barons. Wilfried s’était bien gardé d’ébruiter les menaces de Monseigneur, ce qui n’empêchait point son petit monde de murmurer.
« As-tu remarqué, Wilhelm, comme les chevaux sont nerveux ?
– Et les chiens ne tiennent plus en place.
– Je ne la sens pas trop, cette chasse.
– Moi non plus.
– Tout compte fait, on aurait mieux fait d’aller à l’église.
– Il paraît que l’évêque est fumasse. Il veut tous nous faire excommunier.
– Ouais ! ça ne sent pas bon, tout ça. Moi, je retourne au manoir.
– Moi aussi.
– Alors, bande de pleutres, s’écrie Wilfried. Vous me lâchez ? Quel démon vous prend ? »
Mais trois de ces seigneurs ne prennent pas la peine de répondre. Les voilà partis.
Qu’importe, après tout. Qu’ils aillent où ils veulent ! Wilfried, ses rabatteurs et ses chiens s’engagent à travers la campagne. Au loin, les cloches sonnent à toute volée. Le Rheingraf pense à sa femme, qui en ce moment même, doit plonger le bout des doigts au fond d’un bénitier, tout en priant pour le salut de l’âme de son époux. Ces cloches interpellent sa conscience, pour couvrir leur voix, il sonne à pleins poumons dans son cor. Les chevaux piétinent sans vergogne champs de blé, d’orge et de houblon, au grand désespoir de leurs cultivateurs.
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Il pénètre dans la forêt. Les chiens ont repéré l’odeur de la bête. Tayaut, tayaut et tayaut derechef. Le cavalier s’élance. Il se retourne. Où sont passés les autres veneurs ? Pourquoi ne l’ont-ils pas suivi ? Ont-ils eux aussi déserté ? Tant pis pour eux ! L’animal ne doit pas être loin.
Wilfried arrête sa course, il regarde autour de lui. Il appelle ses chiens. Il sonne du cor. Personne ne répond. Il est seul. Continuons !
« Comme elle est sombre cette forêt ! Je ne m’en étais jamais rendu compte… Tiens ! Je ne me souviens pas de ce grand chêne… depuis le temps que je ratisse ces bois de long en large, je pensais pourtant en connaître la moindre fougère. »
Mais un bruit dans les fourrés tire notre comte de ses réflexions. La proie est toute proche. Inutile de sonner du cor ni de crier tayaut. Il descend de son cheval et s’enfonce dans les buissons avec une discrétion féline. Le voici, debout face à lui, majestueux comme un prince, un superbe dix-cors. Le gibier ne semble pas craindre le chasseur, il le perce d’un regard tendre, presque humain. Le veneur ajuste sa flèche, prêt à transpercer le poitrail de la bête.
« Hubert était un chasseur bien plus sage que toi. »
Wilfried débande son arc.
« Qui a dit ça ?
– Moi.
– Qui ça, moi ?
– Moi, te dis-je.
– Depuis quand les cerfs parlent-ils ?
– Le Dieu auquel tu ne crois pas a bien fait parler l’ânesse de Balaam, et je ne suis pas plus âne qu’elle. »
La légende, en effet, prétend que Saint-Hubert devint chrétien après avoir eu la vision d’une croix lumineuse entre les bois d’un cerf qu’il se préparait à abattre.
Wilfried tira. Sa flèche se ficha dans l’épaule de la bête qui, d’un élan à la fois puissant et gracieux, bondit par-dessus la végétation et disparut sous les yeux ébahis du chasseur.
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Le noble cervidé, dans sa fuite, avait brisé des branchages et notre vaillant chasseur sachant chasser dut savoir chasser sans ses chiens et en retrouva facilement la trace.
Voilà qu’il commence à pleuvoir.
« S’raagnet[1] ! » s’écria Wilfried, car il avait, par sa mère, quelques racines alémaniques.
Il fait de plus en plus sombre, quelques sinistres rapaces percent le silence de leurs cris lugubres : « Ouhou-i !
Ouhou-i ! »
Wilfried n’est pas très rassuré.
« Rentrons ! »
Il pousse son cheval droit devant lui. Il contourne une colline. Il franchit un gué. Il fait demi-tour. Le voilà égaré. Il sonne du cor. Il sonne encore. Il sonne de tout son souffle. Aucun retour. Le soleil a disparu. Le ciel bleu a pris l’aspect d’un plafond violet. Il pleut encore et toujours. Aucun nuage. Wilfried met pied à terre. Il réfléchit. Perdu pour perdu, il prend la décision de retrouver son cerf blessé.
Une cloche sonne dans le lointain. Il reconnaît celle de Göttingen.
« Sauvé ! »
Il dirige sa monture en direction du clocher. La cloche se tait. Elle se remet à sonner. La voilà maintenant derrière lui. Il fait volte-face. La cloche se tait à nouveau, puis le son vient de sa droite, maintenant de sa gauche. Il se met à pleurer :
« Ce Dieu que j’ai défié est en train de me narguer. »
La pluie qui n’a cessé de tomber a pris une coloration rosée. Le cavalier lève les yeux vers le ciel. Il s’est couvert de nuages violets. Agités par des vents tourbillonnants, ils prennent des formes étranges. Est-ce l’imagination qui lui fait voir dans ces nuées des créatures fantastiques, des dragons, des loups, des fauves combattant des chevaliers mi-hommes mi-démons ? Entre les branches, des oiseaux volent à grand bruit d’ailes. Des corbeaux… Ils tournoient au-dessus de sa tête comme de noirs vautours. Non, ce ne sont pas des corbeaux. Leurs longs becs sont garnis de dents, leurs pattes de serres longues, pointues et tranchantes, et recourbées comme des sabres. Wilfried a beaucoup de peine à maîtriser sa monture ; le cheval étant peureux par nature, le pauvre animal a de bonnes raisons d’avoir peur.
L’eau de pluie est passée du rose au vermillon, puis du vermillon au carmin : c’est du sang.
« Partons d’ici ! N’importe où ! Vite ! Vite ! »
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Il épronne et cravache son cheval de manière désordonnée. La pauvre bête, complètement affolée, se cabre en hennissant, elle galope puis se cabre à nouveau. Elle rue.
La trace du cerf blessé est définitivement perdue. À force d’errer dans les fourrés, le cavalier finit par trouver un chemin à peu près praticable. Il y engage sa monture. La foudre frappe. Un arbre en feu s’étend au travers de sa route.
Un cri strident déchire le ciel, un cri de rapace, et pourtant, on aurait dit un cri humain. Une créature, en dépit des flammes qui continuent de le consumer, vient se percher sur le tronc brisé. Le cheval se cabre à nouveau en hennissant, désarçonne son cavalier et s’enfuit. Wilfried se retrouve seul face à cet être irréel qui le fixe d’un regard moqueur : c’est un aigle d’une taille monstrueuse, il possède un cou et un buste de femme, femme aux longs cheveux noirs comme son plumage, aux lèvres et aux paupières maquillées de bleu sombre, aux épais sourcils froncés : une harpie.
« Je suis Alecto, dit-elle, viens avec moi.
– Non ! hurle Wilfried.
– Tu n’as pas le choix. »
L’impitoyable furie éclate de rire ; d’un coup d’aile, elle prend position sur les épaules de l’homme terrorisé. Elle prend son envol, tenant sa victime prisonnière dans ses serres puissantes.
L’homme et l’erinye s’élèvent au-dessus des bois. La cruelle étreinte se relâche brusquement. Wilfried tombe à grand bruit au milieu d’un étang de boue verdâtre. La harpie lance un nouvel éclat de rire, puis disparaît dans le ciel, se confondant avec les monstres mythologiques qui en composent le tableau.
Wilfried tente de regagner la rive. Horreur. Plus il agite les jambes et plus son corps s’enfonce dans la boue. Inexorablement. Son ventre est bientôt enserré dans la fange, puis sa poitrine. Sur les berges, une foule de plus en plus nombreuse de petits monstres ailés à la face féline et aux oreilles démesurées se pressent avec des rires stridents. Ils ne veulent pas manquer le spectacle de son agonie.
Seul le buste de Wilfried émerge à présent du bourbier. La couleur de l’étang vire du verdâtre au jaune. L’odeur est suffocante. C’est du soufre. Le pourtour de l’étendue commence à s’enflammer. Le feu se rapproche.
« Je ne veux pas mourir ! Au secours ! Jésus de Nazareth, si tu es vivant comme le prétend Hildegarde, sauve-moi ! »
À cette supplication répond un rire cruel. Wilfried le reconnaît : le rire de la harpie qui l’a précipité en cet endroit maudit.
« Que fais-tu dans ce bourbier, au lieu d’être à la messe ? »
Son rire déchire à nouveau la forêt enténébrée. À présent, Wilfried supplie l’impitoyable euménide.
« Retire-moi de là ! Je ne veux pas mourir de cette façon. Emporte-moi avec toi, n’importe où. Je serai ton esclave, je le promets.
– Vraiment ? Eh bien ! Pour te montrer comme je suis magnanime, je vais te retirer d’ici, et je te porterai au lieu qui t’est réservé : en enfer.
– Et moi, j’en ai décidé autrement. »
Qui a parlé ? Dans l’ombre angoissante apparaît brusquement un halo éblouissant autour du cerf. Le majestueux dix-cors a surgi, la flèche toujours plantée dans sa chair ensanglantée.
Les vociférations des démons se turent.
La foudre tombe sur le cervidé qui s’effondre. Il se relève. Ce n’est plus un cerf, mais un jeune homme d’une remarquable beauté, armé d’un arc.
« N’as-tu pas appelé mon maître à ton secours ? Me voici.
– Qui es-tu ? Demande Wilfried.
– Je suis un ange, un envoyé. Tu voulais savoir si le Fils de Dieu était capable de te délivrer. Je suis sa réponse. »
L’ange ôte la flèche qui est toujours fichée dans son épaule. Il l’ajuste à son arc, il tire. La harpie s’effondre dans un hurlement de douleur encore plus effrayant que ses éclats de rire.
« Pourquoi as-tu fait ça ? dit-elle dans son agonie. Cet homme n’est-il pas un blasphémateur ? J’étais descendue sur la terre pour le châtier. »
L’ange ne répond rien.
« Tuez-le, ordonne-t-elle dans un dernier effort. »
Telle une nuée d’insectes nuisibles, venus de toutes les directions, les démons ailés se ruent sur l’ange. Le combat est bref et violent. Avec une rapidité surnaturelle, l’envoyé décoche trait sur trait, foudroyant ses agresseurs les uns après les autres. Les derniers s’enfuient.
Alecto meurt.
La pluie de sang cesse, les nuages disparaissent, le soleil revient. La fange qui maintient Wilfried prisonnier se transforme en eau limpide. Il peut à présent nager jusqu’à la rive gazonnée. Son fidèle cheval rasséréné l’attend.
« Ce que je désire, dit l’ange, ce n’est pas que le méchant meure, c’est qu’il change de conduite et qu’il vive. »[2]
****
L’ange disparut dans un éclair. Wilfried reconnut l’endroit où il était : un étang agréable et discret au rivage ombragé de tilleuls sur lequel il aimait se promener en compagnie d’Hildegarde. Bien qu’épuisé, il chevaucha son destrier et rentra chez lui. Il ne raconta pas à sa femme ce qui lui était arrivé, mais le dimanche suivant, il était avec elle à l’église. Il avait néanmoins compris que ce n’était ni la messe ni les sacrements qui l’avaient sauvé, mais que son âme avait été le trophée d’une guerre spirituelle que le Christ avait gagnée sur la croix.
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[1] Il pleut.
[2] Ézéchiel 3 3.11
[1] Prononcer Burgeur, et surtout pas Beurgueur.
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