Chapitre XIX - La Parabole de la fille prodigue

Les deux garçons abandonnèrent la pauvre fille sur le quai. Il lui semblait avoir reçu un coup de matraque sur la nuque. Elle était seule à nouveau, une nouvelle fois trahie dans sa détresse.

Elle fit un long silence en elle-même, puis reprit sa guitare.

« Pour gagner le pain de sa vie,

De l’aurore jusqu’au couchant,

De l’aurore jusqu’au couchant,

Elle s’en ira bêcher la terre,

En tous les lieux par tous les temps.

 

Pauvre Lynda, pauvre misère,

Creuse la terre, creuse le temps. »

 

Non, décidément, elle n’avait plus envie de chanter. Elle s’affala sur son banc avec un long soupir. Puis elle commença à réfléchir à sa situation :

« Pauvre Lynda ! Quel drosera es-tu encore allée butiner ? Dire que je croyais m’être fait de nouveaux amis ! Le cours de ma vie n’est qu’une rivière infestée de piranhas. C’est à croire que je suis punie pour ma méchanceté.

Essayons de récapituler la situation. Mon enfance. Ma jeunesse. Ma crise. Mon départ. Ma vie ancienne en Syldurie. Elle n’était pas si détestable que je le pensais. Ma vie nouvelle à Paris. Ceux qui m’ont aimée : Julien. Ça ne fait pas tant que ça. Ceux qui m’ont trahie : Elvire, Gino, Stef, Cyril, Mamadou, Mohamed. Ça fait tout de même un petit paquet. Ce que j’ai gagné : Rien. Ce que j’ai perdu : mon argent, mon père, ma famille, mon toit, ma dignité, ma foi en Dieu. Non, je ne l’ai jamais eue. Ma voiture, ma moto… J’ai tout perdu sauf mon honneur. Pas encore ».

Elle chanta encore un peu, puis se remit à penser :

« J’ai donc fait un mauvais choix. Je me suis enfoncée de plus en plus dans les ténèbres alors que je recherchais la lumière. Quand on se trompe de route, il y a toujours moyen de faire demi-tour. Il va bien se trouver un giratoire un peu plus loin. Je ne peux pas continuer comme cela.

Mon père m’aimait bien. Est-ce qu’il m’aime encore ? Après ce que j’ai fait, il doit me haïr. Et c’est compréhensible. Si je reviens, il me fera mettre en prison. Et je l’aurai bien mérité. Après tout, c’est son argent que j’ai pris et que j’ai dilapidé. »

Une douleur dans le fond de son estomac lui rappela bientôt une cruelle réalité qui la tira de ses réflexions.

« C’est que j’ai les crocs, moi ! »

Elle se mit à fouiller dans son sac à dos, espérant y trouver quelques croustilles. Ses doigts touchèrent un volume de papier, apparemment non comestible.

« Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »

Enfoui sous les vêtements sales, elle tira un petit livre à la couverture souple bleue et aux pages écornées.

« Mon Nouveau Testament ! Il avait échappé au naufrage, celui-là ! Finalement je n’ai pas tout perdu. »

Elle ne put s’empêcher de tourner au hasard les pages de ce volume qui, pourtant, ne lui inspirait que mépris. Elle se souvenait des soirs où l’on lisait en famille. Ah ! Qu’elles étaient ennuyeuses, ces heures passées autour de la Bible ! Qu’ils étaient ringards, ces vieux cantiques que l’on chantait ensemble ! Voilà que Lynda commençait à les regretter. Elle était heureuse, au château : son père l’aimait, sa grande sœur veillait sur elle. Et la chaleur du foyer, avec une bonne couette pour dormir…

« Est-ce que ce livre a un pouvoir sur les gens ? s’interrogeait-elle. Mon père a vraiment changé depuis qu’il en a entrepris la lecture. C’était un tyran perfide, il est devenu juste. C’était un despote haï, il est devenu un souverain aimé. La pauvreté, l’injustice et l’ignorance ont reculé dans le royaume.

Je me souviens du dernier texte que nous avons lu ensemble. Je trouvais cette histoire grotesque. C’est dans Marc, ou dans Luc, je ne sais plus. Dans Marc. Non, dans Luc. Ah ! Voilà ! Chapitre quinze.

“Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : mon père, donne-moi la part de la fortune qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils rassembla tout ce qu’il avait et partit pour un pays lointain où il dissipa sa fortune en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à manquer de tout.” »

Lynda interrompit sa lecture et se leva brusquement, ses jambes et tout son corps stimulés par une vive émotion.

« Mais c’est fou ! C’est incroyable ! C’est ma propre histoire, “La parabole de la fille prodigue.” Et en plus, elle finit bien. »

Puis elle reprit sa place sur le banc et se remit à lire :

«”Je me lèverai, j’irai vers mon père et lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi ; je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes employés. Il se leva et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut touché de compassion, il courut se jeter à son cou et l’embrassa. Le fils lui dit : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : Apportez vite la plus belle robe et mettez-la-lui ; mettez-lui une bague au doigt, et des sandales pour ses pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. Et ils commencèrent à se réjouir.”

Eh bien alors, ma fille ? Qu’est-ce que tu attends ? Qu’on vienne te chercher ? Allez ! Debout ma grande ! »

Elle se dresse en effet, esquisse quelques pas de danse le long du quai, puis reste immobile, tenant son visage dans ses mains.

« Et je suis en train de gober une histoire pareille ? Je vais rentrer chez moi, comme une belle fleur, juste à l’heure de l’apéritif. Papa va me dire : “Tu tombes bien, installe-toi, nous allions commencer.” Et la vie va reprendre son cours normal. Non, mais tu rêves ! Cette histoire est stupide, et ce livre est stupide. »

En une seconde, la rage avait remplacé l’espoir, Lynda envoya de toutes ses forces le livre voler loin d’elle au beau milieu de la voie. Puis elle se rassit.

« Je ne retournerai jamais en Syldurie, » dit-elle dans un sanglot.

Ayant essuyé son visage, elle pensait de nouveau :

« Mais je ne descendrai pas plus bas dans la débauche. J’en ai assez fait. Je ne serai pas une toxicomane ; je ne ferai pas le trottoir pour payer ma drogue. »

Une terrible pensée s’empara de son esprit. Elle venait de trouver le carrefour qu’elle cherchait. L’objectif de sa vie était là, tout proche, au bout de ce quai. Elle n’avait qu’à attendre, tout à l’extrémité de la station. Le conducteur n’aura pas le temps de freiner.

Et elle alla se placer tout près de la bordure du quai.

« Ils veulent que je leur vende mon corps, ces pourceaux, eh bien ! je le leur donne, gratuitement. Ils n’auront qu’à le ramasser, en pièces détachées. Un œil ici, un morceau de péroné dix mètres plus loin. Quelle fin glorieuse pour une princesse ! »

Déjà le grondement de la rame et la vibration des poutrelles d’acier commencent à se faire entendre.

« Oh ! s’écrie-t-elle. Ma guitare ! »

Le temps d’aller la rechercher et le train tout proche hurlait sur les rails. Personne n’entendit ses dernières paroles :

« Adieu, petite Lynda ! »

 

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