Chapitre V - Samantha
L’apparition était à la mesure de l’attente. Le bas du corps moulé dans un pantalon de cuir rouge que tenait un large ceinturon clouté, le torse enveloppé dans un blouson rutilant de paillettes, sa longue chevelure blonde s’harmonisant mal avec son type afro-américain, elle ressemblait plus à une chanteuse de rock qu’à un prédicateur.
Elle gagne le milieu de la scène, tenant au bout de son bras tendu un micro à tête sphérique, puis le portant tout près de sa bouche comme si elle léchait une glace à la vanille.
« Est-ce que vous m’aimez ? » cria-t-elle.
Le public répondit par des cris hystériques.
« Est-ce que vous m’aimez ? Dites-le-moi plus fort : est-ce que vous m’aimez ? »
La foule redoubla ses cris.
« Vous m’aimez ? »
« Mais oui, tout le monde t’aime, ma jolie, se disait Périklès, et si tu passais à la suite de ton programme ? »
Samantha n’était pas le genre d’oratrice à rester debout derrière son pupitre. Elle parcourait la scène de haut en bas et de long en large. Elle descendait sur le parterre, remontait, redescendait, passait dans les travées, ne craignait pas les contacts physiques. La légère claudication dont elle souffrait ne l’empêchait pas de gambader à travers son auditoire.
« Cette jambe raide, c’est tout de même étonnant pour une femme qui guérit toutes les maladies, » pensait Périklès.
Puis, poussant sa réflexion un peu plus loin :
« Après tout, l’apôtre Paul opérait des guérisons, lui aussi, alors qu’il était malvoyant. »
Sachant qu’il devait fournir un rapport, notre ami grec avait posé un bloc-notes sur ses genoux. Quelques membres de l’assistance en faisaient autant.
« Je vous conseille vivement de prendre des notes, dit la conférencière. Vous avez le privilège d’écouter Samantha, la plus grande prophétesse que Dieu ait jamais envoyée sur la terre. Alors, sortez vos stylos, mais je vous préviens, le premier que je vois avec un “Bic’’ aura affaire à moi. Le “Bic’’, c’est un stylo ordinaire pour les gens ordinaires. Mais vous, vous n’êtes pas des gens ordinaires… »
Périklès regarda son outil d’écriture sur lequel il lisait le nom et l’adresse de son fournisseur : « Librairie Pavlov – 13 Feodorskaïa Ulitsa, Arklow. »
Samantha poursuivit sur sa lancée :
« Vous êtes appelés à la prospérité, pas à la mendicité ! Je possède un stylo que j’ai payé 5 000 euros…
– 5 000 euros ! s’écria-t-il dans sa langue maternelle. J’espère au moins qu’il a une pointe rétractable ! »
– Schweige! » crièrent ses voisins, en chœur et à l’unisson.
– Y aurait-il des contestataires ? » demanda Samantha en pointant l’artillerie de son regard en direction du Grec.
Il se fit un lourd silence.
« Bien ! Je continue. Dans le même ordre d’idées, je suis allée faire un tour sur le parc de stationnement : pas brillant ! Je ne dis rien pour cette fois, mais je vous préviens, dès demain, la première coccinelle que je trouve, je la brûle. »
« Ma voiture est une Zastava, je ne risque rien ! » Cette fois, Périklès se garda bien d’exprimer à haute voix ses états d’âme.
« Avant de vous délivrer le message de cet après-midi, j’ai une annonce importante à vous faire : la construction de notre superbe basilique, la Samanthas Erweckungskirche, dépasse notre budget d’à peu près 300 000 euros. Vous admettrez qu’il serait dommage de laisser un si bel ouvrage inachevé. »
« Même pas le prix d’une grosse de stylos ! Elle n’a qu’à en brader quelques-uns et le problème est réglé. »
« Aussi, je n’ai pas d’autre choix que de faire appel à votre compassion et à votre foi. Des diacres vont passer dans vos rangs avec des corbeilles. Mais attention ! Je ne veux pas voir de chèque ni billet au-dessous de 50 euros… »
« Alors là, non, ma cocotte ! Pas un lepton ! »
Périklès s’était encore exclamé à haute voix.
« Schweige! »
Après maintes pérégrinations dans la salle, Samantha reprit sa place, l’air grave, jusqu’à son pupitre transparent sur lequel une Bible était posée. Elle l’ouvrit.
« Allons-y ! C’est du sérieux, se dit Périklès. Nous pénétrons dans la phase spirituelle. Voyons ce que sa théologie a dans le ventre. »
« Il est écrit dans le livre de la Genèse, au chapitre trois, versets 14 et 15 : “Alors l’Éternel Dieu dit au Serpent : – Puisque tu as fait cela, te voilà maudit parmi tout le bétail et les animaux sauvages, tu te traîneras sur le ventre et tu mangeras de la poussière tout au long de ta vie. Je susciterai l’hostilité entre toi-même et la femme, entre ta descendance et sa descendance. Celle-ci t’écrasera la tête, et toi, tu lui blesseras le talon.” Je suis celle que Dieu avait annoncée par le calame de Moïse. Tremble, Satan ! Elle est arrivée, celle qui doit t’écraser. Tu auras beau ramper pour implorer ma pitié, il n’y aura pas de pitié pour toi. Tout est écrit : je te briserai, je t’anéantirai, tu t’étaleras à mes pieds, et d’un coup de talon, je te briserai la nuque. »
Elle frappa le plancher d’un coup puissant de son pied valide.
« Est-ce que tu m’entends, vieux serpent ? À nous deux, Belzébuth ! Montre-toi si tu l’oses ! Est-ce que tu as peur ? »
« Complètement oblitérée, celle-là ! Comment a-t-elle pu embobiner tant de monde ? Le Séducteur qu’elle défie ostensiblement a dû lui donner un petit coup de pouce. »
« Vous êtes venus parce que vous avez cru en moi. Le Christ est venu commencer une œuvre de rédemption, je suis venue l’achever en détruisant Satan et en vous offrant la prospérité. Si certains parmi vous n’ont pas encore compris que je suis la lumière qui chasse les ténèbres de ce monde, ils peuvent encore se décider maintenant. Entrez pendant que la porte de mon royaume est ouverte. Bientôt il sera trop tard. C’est moi qui décide quel jour je fermerai cette porte : peut-être demain. Quand elle sera verrouillée, vous pourrez tambouriner autant que vous voudrez, je n’ouvrirai pas. Vous serez condamnés à passer l’éternité dans la misère et la nuit. »
Elle avait depuis longtemps quitté son pupitre, sautillant comme elle pouvait, elle parcourait les rangs, interpellait les auditeurs, leur criait dans les oreilles, les regardait droit dans les yeux. Elle resta un moment immobile et marqua un long silence.
« Pourvu qu’elle ne vienne pas par ici ! Elle me donne les chocottes, cette bonne femme ! »
Elle reprit la parole, criant si fort que l’homme debout près d’elle sursauta. Je rappelle au passage qu’elle vociférait en allemand, une langue qui, d’après Jerome K. Jerome, est particulièrement appropriée pour injurier les gens.
« Quant à vous qui êtes venus pour vous moquer, je vous donne dix secondes, dix secondes, pas une de plus, pour débarrasser ma vue de vos répugnantes personnes, après quoi, par la puissance de l’Esprit qui réside en moi, j’ordonnerai au feu du ciel de dévorer vos entrailles. Un… deux… »
Avant qu’elle ait fini de compter, une cinquantaine de personnes quittèrent leur place et se dirigèrent vers la sortie, le visage livide.
« Trop forte ! Même le Gourou Maraj Ji[1] n’aurait pas réussi un coup pareil ! »
« Le Christ vous a ainsi enseigné : “Si quelqu’un vous frappe la joue droite, tendez la joue gauche.’’, Mais moi, je vous dis : n’attendez pas qu’on vous frappe : frappez. Vous êtes des rois et des reines. Personne n’a le droit de vous offenser. Jésus a été appelé Agneau de Dieu et Lion de Juda. Mais vous êtes plus grands que Jésus-Christ, vous êtes mes disciples. Je n’aime pas les agneaux, je n’aime que les lions. »
« Ça suffit comme ça ! J’en sais assez pour convaincre Lynda et j’en ai assez entendu. Sortons de cette maison de fous ! »
Quittant ses écouteurs et rassemblant ses affaires, Périklès se leva et se dirigea vers la porte.
« Je ne vous ai pas autorisé à sortir. »
Il ne prit pas garde à cette remarque.
« Je ne vous permets pas de partir. »
Samantha hurlait ces mots, le micro proche de ses lèvres, les P saturant la sonorisation firent trembler toute la salle. Périklès regarda furtivement autour de lui ; il était le seul debout en direction de la sortie. Il se tourna vers Samantha, penaud comme un écolier surpris en faute, pointant l’index vers son sternum.
« Qui ça ? Moi ?
– Oui, toi, Périklès Andropoulos. »
Périklès vacillait sur ses jambes. Il se sentait proche de l’évanouissement. Comment Samantha connaissait-elle son nom ? Et si elle était vraiment prophétesse ?
« Amène ta viande par ici, Périklès Andropoulos ! »
Périklès était désemparé, il fit un pas vers la porte, puis, se ravisant, tourna vers Samantha un regard désespéré. Il ressemblait à un lièvre surpris la nuit par les feux d’une automobile : il s’enfuit dans n’importe quelle direction. Parfois, alors qu’il est parvenu sur le bas-côté, il revient sur la chaussée se jeter sous les roues meurtrières. Enfin, comme un condamné se dirigeant vers la montjoie, il remonta l’allée jusqu’au pied de la scène où la soi-disant prophétesse l’attendait de pied ferme. Celle-ci l’empoigna par le nœud de cravate, lui comprimant la glotte.
« Monte, Périklès Andropoulos, que tout le monde te voie ! »
Des pensées angoissantes envahirent notre infortuné pasteur. La main de Samantha le saisissait avec une telle force qu’il lui semblait qu’elle l’aurait projeté en l’air s’il avait refusé de la suivre. Autour de lui, la foule hurlait, sautait, dansait, tremblait, riait. Aucun n’était disposé à venir à son secours. Et si elle avait résolu de le sacrifier comme un bovin selon les rites vétérotestamentaires ?
Elle l’entraîna sur les marches, jusqu’au milieu de la scène et cessa enfin de l’étrangler. Il reprit sa respiration. Maintenant, elle serrait sa tête dans ses grandes mains. Elle le regarda en face, et lui cria :
« Périklès Andropoulos, je te pardonne ton incrédulité, je te pardonne aussi d’avoir méprisé mon ministère. Mais prends garde : je ne te pardonnerai pas une seconde fois. Écoute-moi bien, Périklès. Par la puissance de l’Esprit qui réside en moi, je te proclame apôtre des pays de l’Égée. Tu prêcheras ma parole dans le territoire que je t’ai assigné : la Grèce, la Syldurie, la Bulgarie et la Turquie. Rentre dans ton pays et attends mes ordres.
– Le temps de prendre quelques jours de repos, et je reprends la route d’Arklow.
– Si tu veux mon poing dans la figure, dis-le-moi franchement, ce sera vite fait. Quand j’envoie un apôtre en mission, il part tout de suite, pas trois jours après.
– La reine de Syldurie, dont je suis l’humble serviteur, m’a ordonné de prendre des vacances.
– Tu as vraiment envie de rester sur le carreau ! Qui est appelée à régner sur le monde ? Elle ou moi ?
– C’est toi, Samantha, c’est toi. »
Elle se mit à lui cracher au visage des vociférations glossolaliques. Il sentait les doigts de Samantha s’enfoncer dans ses tempes comme le piquet de tente dans celles de Sisera[2]. Elle ponctuait ses éclats de voix par des mouvements qui lui secouaient la tête. Pour conclure, elle le poussa en arrière. Il tomba dans les bras d’un diacre musclé, puis reprit ses esprits et regagna sa place en titubant.
Un quart d’heure avant la fin du rassemblement, Horace Dewyper, le lieutenant de Samantha, l’invita à le suivre dans sa loge. Il lui expliqua en détail ce que la patronne attendait de lui. Ils constituèrent un dossier. Périklès fournit un relevé d’identité bancaire. Samantha lui offrait un salaire extrêmement confortable.
Il était dix-huit heures, le temps pour Périklès de rentrer à son hôtel, se reposer et se restaurer. Il téléphona à Félix pour prendre des nouvelles de son église, puis à son épouse Hélèna qui, à cause de sa santé fragile, avait préféré ne pas l’accompagner en Allemagne. Il ne parla à aucun d’eux de son expérience spirituelle.
Il se rendit à la réunion du soir. Cette fois, il s’intégra parfaitement avec le public, sautant, tremblant, criant, dansant, riant. Samantha l’avait complètement gagné à sa cause.
Il retrouva son lit vers minuit, épuisé par cette journée chargée d’émotions, le cœur et les artères battant comme une forge.
[1] Par définition, un gourou, est à l’hindouisme ce qu’un curé est au catholicisme. Dans les années 1970, le Gourou Maraj Ji, fondateur de la « Mission de la Lumière Divine, » possédait, à l’âge de quinze ans, une centaine de Rolls Royce payées aux frais de ses adeptes.
[2] Juges 4.22
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