Chapitre II - Valérie
Une voix de femme dans le couloir interrompit cette discussion :
« C’est une honte ! Vos méthodes sont dignes de la Gestapo.
– Boucle-la, sauterelle, ou je t’enfonce un coup de boule.
– J’ai déjà mon compte, merci. »
« Ça c’est Fabienne ! » dit Fabien avec un sourire.
« C’est ma maîtresse d’école ! » s’exclama Moussa, dont le visage montrait une joie soudaine.
Fabienne entre dans le bureau, elle aussi sans frapper, s’en étant visiblement rassasiée sur la jeune femme d’une trentaine d’années qu’elle poussait avec brutalité.
Moussa courut vers elle et serra sa taille dans ses bras, sans remarquer qu’elle saignait des lèvres et du nez, et que son arcade sourcilière présentait des marques de contusion.
« Madame Ozdenir. J’ai eu si peur !
– Moi aussi, Moussa, je me suis beaucoup inquiétée pour toi. Mais ne crains rien. Tout va bien se passer, tu verras. »
La jeune femme prit alors l’enfant dans ses bras.
« Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous vous êtes battue ?
– Oui, je me suis un peu battue.
– Ça vous fait mal ?
– Un petit peu. Mais ce n’est rien. Ça va passer.
– Vous nous dites toujours que ce n’est pas beau de se battre.
– Je me suis battue pour toi, mon petit Moussa, et j’en
suis fière.
– Est-ce que c’est bientôt fini ce mélodrame ? interrompit le commissaire. D’abord, qui est cette fille ?
– Une écervelée qui s’oppose aux forces de l’ordre, répond Fabienne.
– Une amie des droits de l’homme, riposte Madame Ozdenir.
– Une ennemie des valeurs républicaines.
– Une ennemie du racisme et de la bêtise.
– Une tête de pioche.
– Et vous une tête à claques.
– Tu en veux ? Je vais t’en donner moi, des claques. Tu fais bien d’en parler.
– Vous ne me faites pas peur.
– Tu as tort de ne pas avoir peur.
– Arrêtez toutes les deux, intervient Mansinque. Mademoi-selle Dumoulin, expliquez-moi d’où sort cette furie et qu’est-ce qu’elle a fait ?
– Elle a rien fait !
– Toi ta gueule ! On ne t’a rien demandé.
– Oh ! Tu dis des gros mots, monsieur le commissaire.
– Bel exemple pour la jeunesse ! ironise la jeune enseignante.
– La ferme !
– Quelle richesse dans le vocabulaire ! Il pourrait se présenter au Goncourt.
– Parfaitement, j’ai passé des concours pour être commis-saire. Mais je ne vois pas le rapport.
– C’est la réponse à laquelle je m’attendais. »
Sans prévenir, Fabienne lui donne une bonne gifle.
« Je vais t’apprendre à te payer la fiole de la Police.
– Laissez-la tranquille ! Vous n’avez pas le droit, » cria Moussa, agitant les bras pour frapper une adversaire bien plus forte que lui.
« Tu vas te calmer ou je te fabrique un menton en galoche.
– Si vous touchez un seul des cheveux crépus de cet enfant…
– Qu’est-ce que tu feras ? Méfie-toi, tu as un cerveau, moi j’ai des muscles.
– Je l’ai appris à mes dépens.
– Arrêtez de vous chamailler, coupa Mansinque agacé. J’ai posé une question. J’attends toujours une réponse.
– Cette chipie a entravé l’action de la Police.
– Cette harpie m’a rouée de coups.
– Elle a insulté des représentants de l’autorité.
– C’est faux !
– Elle a aussi injurié la personne du président de la République.
– C’est exact ?
– C’est même pas vrai ! crie Moussa.
– Toi la ferme !
– C’est faux ! répondit l’institutrice, essayant de retrouver son calme. Je n’ai pas même prononcé le nom du président. J’ai seulement montré mon mécontentement face à sa politique d’exclusion. »
La sonnerie du téléphone interrompit à nouveau le débat.
« Crétin de téléphone ! grogne Mansinque en décrochant. Allo !… C’est exact ! »
Le commissaire raccroche, puis pose aussitôt le combiné sur le bureau, car le commissariat du XVIIIe Arrondissement n’est pas équipé au plus moderne en matière de communication.
« Ainsi, au moins, il ne nous dérangera plus. Maintenant je vous écoute. Des détails sur cet incident. »
Fabienne ouvrit la discussion :
« Nous sommes intervenus, selon les ordres, avec Dufour, Dumont et Duval à l’école Jacques Prévert. Nous avons interpellé le jeune Moussa Diallo. C’est alors que cette folle nous a agressés. J’ai laissé mes collègues prendre le sans-papiers, et nous avons discuté toutes les deux entre amies.
– On peut dire qu’elle a des arguments percutants !
– Il ne fallait pas s’attaquer à nous.
– Quatre policiers armés comme des légionnaires qui se ruent sur un enfant. Le pauvre petit était terrorisé. Quatre policiers et deux voitures pour un élève de CM1. J’avais de bonnes raisons d’être en colère. Avouez-le ! Elle a laissé partir ses collègues. Elle m’a empoignée par le bras et m’a conduite dans une ruelle derrière l’école, et là, elle m’a façonné la figure comme vous pouvez le voir.
– Un peu de chirurgie esthétique, ça n’a pas pu lui faire de mal, vu la tête qu’elle a.
– C’est exact ! Euh ! Je n’ai pas vu la tête qu’elle avait avant. Mademoiselle Dumoulin, vous exagérez peut-être un petit peu. »
Puis il se tourna vers madame Ozdenir, l’air menaçant :
« Quant à toi, apprends qu’on ne s’oppose pas aux forces de police dans leur mission. Donne-moi ton nom et ton prénom. Et que ça saute !
– Vous êtes autorisé à me vouvoyer. Nous n’avons pas gardé les oies ensemble.
– C’est exact. Veuillez, s’il vous plaît, avoir l’extrême obligeance de décliner votre identité. Et que ça saute !
– Ozdenir. Valérie Renoncé, épouse Ozdenir.
– C’est un nom ça ? demande Fabienne en haussant les épaules.
– Ce n’est pas français, répond Mansinque.
– C’est breton, précise Fabien qui croit savoir mieux que les autres.
– C’est exact.
– Ce n’est ni français, ni breton, ni exact. C’est turc.
– Vous n’avez pourtant pas une tête de turc, objecte Mansinque.
– Ah ! Vous trouvez ? ironise Valérie.
– Je veux dire que votre type est caucasien.
– Elle a peut-être un type caucasien et un mec turc.
– Je suis beauceronne. Renoncé c’est un nom du pays.
– C’est exact.
– Vous n’en savez rien.
– Je suis de Cloyes, d’un village à côté.
– Mon mari est né à Izmir. Smyrne pour les anciens. »
Le nom antique, pas plus que le nom moderne de cette cité hellénique, n’évoquait rien au commissaire qui, pourtant, se mit à réfléchir.
« Voyons… Ozdenir… ça me rappelle vaguement quelque chose… Ozdenir… Il me semble bien que j’ai un dossier. »
Il commence à chercher dans ses tiroirs.
« Voyons voir ça… Ozdenir… Ozdenir… Ozdenir de tels propos…
– Elle est bonne celle-là, chef, relève Fabien.
– C’est promis, ajoute Fabienne, je la fais calligraphier, encadrer, et je vous l’offre pour votre départ en retraite.
– Ozdenir… Ozdenir… Ah ! Voilà ! Ozdenir. »
Le commissaire consulte avec sérieux le dossier qu’il vient d’extraire de son classeur, puis se tourne vers Valérie.
« Youssouf Ozdenir. C’est lui votre bonhomme ?
– C’est mon mari.
– Décidément, vous êtes une belle paire de casse-rotules.
– Pourquoi ?
– Regardez-moi ce dossier ! Installé illégitimement en France depuis 1998. Pas de carte de séjour, pas de carte de travail. Qu’est-ce qu’il fait, à part parasiter la France ?
– Il mérite son salaire. Il travaille dans le bâtiment.
– Travail au noir ?
– Il paye les cotisations sociales, comme tout le monde. Il paye ses impôts. Nous avons une vie respectable et nous revendiquons le respect.
– J’attends son mandat d’expulsion. Il va bientôt retourner à Smirnir.
– Izmir. Eh bien je le suivrai en Turquie !
– Ne nous abandonnez pas, Madame Ozdenir, supplia Moussa, on a tellement besoin de vous. Vous êtes si gentille. On vous aime tous. Même si nous ne sommes pas toujours bien élevés.
– Tu seras toujours dans mon cœur, Moussa.
– Et ce gars, reprit Mansinque, s’est imaginé qu’en épousant une Française, il épousait aussi une carte d’identité. Mais ça ne se passe pas si facilement ; surtout maintenant. Nous avons un ministre de l’immigration et de l’identité nationale.
– Ce que vous dites est ignoble. Nous nous aimons. Est-il interdit de s’aimer sous la Cinquième République ?
– Elle a raison, ajouta Fabien toujours aussi rêveur. Quoi de plus beau que l’amour ? “Moi, je t’offrirai des larmes de pluie venues de pays où il ne pleut pas.”
– Jacques Brel, précisa Valérie.
– C’est exact.
– Moi j’ai bien envie de lui en remettre une, » conclut Fabienne.
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