La Harpe

Conte

Affalé sur son trône d’ébène orné de dragons patibulaires, l’irascible roi Fergon dormait. Aucun de ses boyards n’osait le réveiller, profitant de ce moment pour jouir d’une rare sérénité. Tout à coup, le tyran se dresse sur ses pieds, hirsute, les yeux révulsés, cramponné à son manteau royal.

« Claudinius ! criait-il, va-t’en ! Va-t’en ! Je ne t’ai pas invoqué ! Pourquoi viens-tu me tourmenter ? Je ne t’ai rien fait ! Ce n’est pas moi qui t’ai tué. C’est l’omelette ! L’omelette ! Au secours ! Au secours ! »

Puis il se traîne à terre, roulant sur lui-même, comme consumé par un feu intérieur, vociférant des paroles incohérentes. Il restera prostré durant d’interminables minutes, haletant comme un chien essoufflé.

Il finit par s’apaiser. Ses deux larbins attitrés, Choudasté et Choudago, le relèvent et le replacent sur son trône. Choudago trébuche sur une des marches et se foule l’épaule.

L’inquiétude va croissant dans l’entourage du roi. Ses crises récurrentes gagnent chaque jour en violence. On fit venir à son chevet toute sorte de charlatans : magiciens, radiesthésistes, rebouteux, psychologues, psychanalystes, psychiatres, homéopathes, allopathes, mallopathes, mais hélas ! ces doctes praticiens étaient bien parvenus à un accord sur le nom de la maladie du roi, mais pas sur ses origines, encore moins sur la façon de la guérir. On lui fit même faire une cure à Enghien. En pure perte !

Désespéré, Fergon décida de faire appel au fameux prophète Philippulus, un hurluberlu qui prédit la fin du monde chaque fois qu’une comète se pointe dans le firmament. Celui-ci lui déclara, plein d’emphase et de solennité :

« Un enfant chez toi prendras,
Qui de la harpe te jouera.
Ton mal point ne guérira
Mais chaque crise apaisera.

– Un enfant qui joue de quoi ?

– De la harpe.

– Mais je ne sais même pas à quoi ça ressemble, ce truc !

– Débrouille-toi pour le trouver !

– Eh bien alors ! cria-t-il à l’adresse de ses deux serviteurs. Qu’est-ce que vous attendez ? Vous devriez déjà être revenus avec ce machin. »

Eh oui ! Ils vont devoir s’y coller, Choudasté, flanqué de Choudago, portant le bras en écharpe. Première étape de leur enquête : le conservatoire royal.

« Un enfant qui joue de quoi ?

– De la harpe.

– Mais ici, nous n’avons que des cuivres et des percussions. Le roi a décrété que les fanfares étaient les seules formations autorisées. »

Désappointés, comme on s’en doute, nos deux dupondts poursuivent leurs investigations à travers les rues de la capitale, interrogeant tous les habitants.

« Un enfant qui joue de quoi ? »

Ayant sans succès retourné toute la ville, ils fouillent dans les provinces, bourgs et villages, plaines, collines et vallées. Pas plus de harpe que de contrebasse à pédale.

Complètement découragés, ayant ratissé le pays depuis Dan jusqu’à Beer-Schéba, nos persévérants héros se lancent néanmoins à l’exploration des montagnes, aux confins du royaume.

« Je n’en puis plus et je meurs de faim. D’ailleurs, nous ne rapporterons jamais au roi ce qu’il désire. Autant mourir ici ! »

L’écho leur envoya une jolie petite voix de soprano. Ils redressèrent la tête. Un troupeau s’était approché, gardé par une jeune bergère.

« Elle nous donnera bien un peu de lait de ses brebis, si nous le lui demandons gentiment.

– Allons-y ! »

Un féroce rugissement répondit soudain au chant mélodieux. D’instinct, les moutons s’étaient réfugiés derrière leur maîtresse. Un lion, la crinière hérissée, menaçait la bergère qui s’accroupit et ramassa une pierre.

« Cette pauvre fille est perdue ! s’écria Choudasté. Sauvons-nous !

– Pas si sûr, regarde un peu ! »

La jeune fille plaça la pierre dans la fronde qui pendait à sa ceinture. Elle la fit tournoyer au-dessus de sa tête. La pierre frappa le front du fauve qui s’abattit lourdement.

Estimant tout danger écarté, nos courageux vassaux s’approchèrent vaillamment. La fille ramassa encore des pierres.

« N’approchez pas ! Un pas de plus et je vous éclate la tête comme une vieille potiche.

– Ne nous faites pas de mal. Nous sommes égarés et à bout de force. Donnez-nous juste un peu de pain, un peu de lait, et nous nous en irons. »

Le soleil venait de disparaître derrière la ligne des montagnes, seuls les nuages flamboyants trahissaient sa présence.

« Vous n’allez pas redescendre maintenant. Il fera bientôt nuit. Vous allez vous briser le cou. »

Elle échangea son air menaçant contre un sourire amical et les convia à entrer dans sa hutte, une cabane de pierres mal empilées au sol de terre battue, au toit de lauze, éclairée par une minuscule fenêtre, meublée d’une paillasse, d’une commode bancale et d’une table grossière. Deux grandes pierres plates servaient de bancs. La jeune Dariana alluma une bougie et invita ses hôtes à s’asseoir.

Pendant le frugal repas, composé de pain noir, de fromage et de lait, les deux hommes ne dirent pas un mot. Ils étaient fascinés par cette fille téméraire qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans. Ils contemplaient, avec une admiration mêlée de respect, son visage d’une fine beauté, ses yeux de saphir, sa chevelure, blonde comme la crinière du lion qu’elle venait de terrasser, qui inondait ses épaules et son dos pour mourir le long de ses jambes, la toison qui seule protégeait son corps contre le froid et la nudité, la large ceinture de cuir qui s’enroulait autour de sa taille.

Chacun avait mangé à sa faim. Il faisait complètement nuit. Dariana tira de sous sa couverture de laine un arc aussi grand qu’elle, auquel une dizaine de cordes de boyau étaient tendues. Choudago poussa un cri d’effroi. Choudasté leva les mains comme s’il avait un révolver pointé sur lui. La bergère éclata de rire.

« On dirait que cet instrument vous fait peur.

– Tu as je ne sais combien de cordes à ton arc, mais où sont tes flèches ?

– Ne craignez rien ! Pour abattre un prédateur, j’ai ma fronde ; mais pour tuer la solitude et l’ennui, j’ai ma harpe. »

Les deux hommes frappèrent la table du plat de leurs trois mains, dressèrent la tête avec un regard ahuri.

« T’as ta quoi ? dirent-ils fortissimo, en mesure et à l’unisson.

– Ben… Ma harpe.

– Et tu sais en jouer ?

– Évidemment ! Vous voulez entendre ? »

Difficile de jouer le concerto de Boieldieu avec un instrument aussi rudimentaire, mais les doigts de Dariana, pinçant les cordes avec amour, en tiraient d’agréables mélodies, diatoniques et rythmées. Les auditeurs écoutaient avec adoration ces sonorités inconnues.

« Je n’ai plus mal ! s’écria Choudago en levant son bras blessé. Regardez ! Cette musique m’a guéri ! »

À la fin de son récital improvisé, la jeune fille se leva et les invita à se coucher, à même le sol, puisqu’elle ne possédait qu’un lit. De l’extrémité de son bâton, elle traça sur la terre nue un sillon partageant l’humble cabane en deux parties égales.

« Si vous franchissez cette ligne, dit-elle, je vous ferai goûter au cormier. »

****

Le jour s’était levé. Les royaux messagers avaient passé une blanche nuit, mais aucun d’eux n’avait osé franchir la fatidique frontière.

Pendant qu’ils déjeunaient, même menu que la veille au soir, Choudasté s’entretint avec la petite bergère sur le but de leur voyage : la folie du roi Fergon, la prophétie de Philippulus et leur quête d’un enfant jouant de la harpe. Dariana écoutait sans l’interrompre, les sourcils froncés. Elle dit enfin :

« Si je m’en vais avec vous, qui prendra soin de mes moutons ?

– Il y a suffisamment de prairies sur les terres du roi. Tes moutons viendront avec toi. Mais ne perdons pas un instant, Sa Majesté souffre depuis trop longtemps. Va vite embrasser tes parents, et nous partons.

– Je suis orpheline. Si le lion m’avait tuée hier soir, personne ne m’aurait enterrée. Personne ne sait que j’existe ; je vis toute seule du lait de mes brebis. »

Nos trois compagnons se mettent en route. Au terme d’un long voyage, Dariana est enfin présentée au roi et à sa cour, sa longue chevelure emmêlée par les vents, sa toison, sa ceinture et ses sandales pour seuls vêtements, son bâton à la main, sa harpe sur le dos.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? pensait Fergon, et d’où est-ce que ça sort ? »

« Je ne savais pas que l’homme de Cro-Magnon avait une fille, » dit un marquis en ricanant.

« Il ne lui manque plus qu’un os au travers du nez, » renchérit un autre.

Dariana fit tournoyer son bâton avec une dextérité impressionnante. Elle lui donna le mouvement d’une hélice, au-dessus de sa tête, devant elle, autour de son corps. Le bois, devenu presque invisible, sautait d’une de ses mains dans l’autre. Les sarcasmes se turent.

Le roi Fergon, tout en observant ce numéro de majorette, se mit à grincer des dents et à grogner comme un chien en colère, ses yeux sortaient de leur orbite.

« C’est le moment de montrer ce que tu sais faire, ma jolie. »

Lâchant son bâton, elle saisit sa harpe primitive, s’assit sur la première marche du trône et joua. Les moqueurs, la bouche en O, ne respiraient plus. Dariana regardait Fergon ; son visage crispé se détendait, il ressemblait maintenant à celui d’un enfant devant un sapin de Noël.

« Encore ! disait-il dans une sorte d’ivresse, continue ! c’est si beau ! ça me fait tant de bien ! »

« Arrête, maintenant ! ça suffit ! cria Choudasté. Tu vas le faire sombrer dans une autre forme de folie. »

****

Les jours s’écoulaient. Le roi, qui avait embauché un berger pour disposer de Dariana à plein temps, passait ses journées sur son trône, la petite fille à ses pieds, la harpe en main, prête à jouer une sonatine à la moindre crise du souverain. Elle avait appris à maîtriser la posologie.

Un matin, alors qu’elle se rendait, comme de coutume, à la salle du trône, elle poussa un grand cri de surprise et d’admiration. Le roi avait fait venir de Paris, rien que pour elle, une magnifique harpe de concert. Quelle grâce, quelle harmonie dans ses courbes ! Et cette colonne ornée d’angelots dorés ! Et cette sonorité pleine et vibrante ! Et cette incroyable tessiture ! Dariana, avec un infini plaisir, grattait les cordes de son ongle. Mais quand on n’a jamais chevauché qu’un poney, il faut s’habituer à un cheval de course.

« Mais à quoi servent donc ces sept pédales au pied de l’instrument ?

– Il me l’a expliqué, mais je n’ai pas trop compris : c’est pour les diocèses et les baies molles, qu’il m’a dit. »

Heureusement, au bout de quelques jours de gammes et d’arpèges, elle était prête à rivaliser avec Lilly Laskine sur le plan de la virtuosité. Effleurant le milieu d’une corde du plat de sa main tendue, elle eut la surprise et la joie de produire à l’octave supérieure, une note cristalline, presque irréelle. Elle venait de découvrir les sons harmoniques.

****

Fergon entre dans une nouvelle crise. Le voilà qui se met à hurler :

« Les champignons ! Les champignons ! Les champignons ! »

Dariana sentit une profonde angoisse l’envahir. Le mot champignon réveillait dans son subconscient de cruels souvenirs.

« C’est moi ! C’est moi ! Les champignons, c’est moi ! J’avoue, mais laisse-moi tranquille. Un mauvais champignon au milieu des bons. L’omelette de la mort. Personne n’a rien vu. Il le fallait. Je voulais le pouvoir… le pouvoir… le pouvoir… »

L’enfant était médusé à l’ouïe de cette étrange confession.

« Et toi ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu vois bien que je souffre atrocement ! Joue ! joue ! joue ! »

Dariana se mit à jouer, mais elle jouait mal. Ses doigts étaient comme paralysés. Fergon s’apaisa néanmoins. La jeune fille s’enfuit pour aller se jeter en pleurant dans les bras de Choudago, qui était devenu son ami, son confident et son grand-père par procuration. Une fois consolée et rassérénée, elle lui confia l’objet de son émoi :

« Pourquoi, dans son délire, a-t-il parlé de champignons ?

– Mon enfant, il faut que tu saches que notre roi est un bien triste sire. Avide de pouvoir, il s’est débarrassé de son prédécesseur, le roi Claudinius, en l’empoisonnant. Il s’est arrangé pour balancer dans son omelette quelques morceaux d’amanite phalloïde, mais dans sa folie, il se croit persécuté par le fantôme de Claudinius. D’autre part, sa culpabilité n’a jamais pu être prouvée.

– Bon ami, je ne sais qu’une seule chose de mon père : il est mort accidentellement d’un empoisonnement par des champignons. Quelle terrible coïncidence ! Serait-il possible que je sois la fille du roi Claudinius ?

– La veille de sa mort, la reine venait de mettre au monde une petite fille. Nul ne sait ce qu’elles sont devenues, l’une et l’autre. Cet enfant aurait ton âge. »

« Quelle terrible situation, pensait-elle ! Me voici condamnée à passer toute ma jeunesse à jouer de la harpe pour l’assassin de mon père ! Je le tuerai. Une bonne pierre dans ma fronde et je lui règle son compte. Non, je serai pendue, la belle avance ! Je vais m’enfuir, l’abandonner à sa folie sans espoir de délivrance. Bien fait pour lui ! Mais où aller ? Il finira bien par me retrouver et je devrai me remettre à jouer pour lui, les pieds enchaînés en plus. Et puis, si je m’étais monté le bourrichon ? Si Claudinius n’était pas mon père ? Il faudrait que j’en sois sûre. En attendant, je n’ai pas d’alternative. »

Choudago, lui aussi, se noyait dans de graves pensées.

« Ma petite, dit-il enfin, si tu es vraiment cette princesse disparue, tu es en danger ici. Et dire que nous t’avons retirée de cette montagne, où tu vivais en paix, pour te jeter dans la gueule du loup ! S’il t’arrive un malheur, je ne me le pardonnerai jamais.

– Je n’ai pas peur des loups. J’en ai rossé plus d’un avec mon bâton. »

****

Le roi Fergon ne se séparait jamais de sa lance, même pour aller faire pipi, tant il craignait de se faire zigouiller. Alors qu’il s’en retournait avec la satisfaction d’avoir accompli un devoir naturel, il piqua une terrible colère. Il voyait Dariana confortablement installée sur son trône, le provoquant de ses beaux yeux bleus, le manteau d’hermine par-dessus sa toison de bergère, la couronne royale sur son front altier, son redoutable bâton en guise de sceptre. En plus, elle avait l’air de se ficher de lui. Fergon lui projeta son javelot en pleine poitrine.

La pointe de fer pénétra dans le bois avec une longue vibration. Comprenant l’urgence de la situation, Dariana, qui n’avait pas quitté sa place habituelle, improvisa dare-dare un allegro con fuoco.

Jamais elle n’avait joué avec une telle vélocité. Le vent bruissant dans les feuillages, le gazouillis des oiseaux dans les branches, le murmure des sources et le fracas des cascades, aussi bien que les grondements du tonnerre et l’éclat de la foudre, jaillissaient de son instrument. Les mains de la musicienne, tantôt plongeraient dans les cordes avec rage, tantôt les caressait avec tendresse, provoquant à la fois l’angoisse et la mélancolie. Le roi sans cœur avait d’abord recouvré la paix, mais s’était agité de nouveau. Il ne pouvait retenir ses larmes. Bientôt, l’émotion laissa place à l’extase. Le blanc des yeux écarlate, Fergon tremblait, il transpirait, il soupirait, il grondait. Dariana jouait. Aucune corde n’échappait à ses doigts. Les arpèges se poursuivaient et se croisaient sans répit. Puis elle tira une rafale d’accords, puisés d’abord dans les abysses de sa harpe, enrichis de notes harmoniques, et s’élevant comme un feu d’artifice. Le roi était en transe, noyé dans sa sueur. Dariana marqua un long point d’orgue sur la note la plus sombre, puis, ayant effleuré la corde la plus claire, elle la frappa de son ongle. Fergon se dressa, poussa un cri d’intense douleur, comme au contact d’un fer rouge, et s’effondra face contre sol.

Il était mort.

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Menée par les fidèles Choudasté et Choudago, l’enquête ne tarda pas à démontrer que Fergon était bien l’assassin du roi Claudinius et que celui-ci était bien le père de Dariana. Elle fut couronnée reine. Sous son règne qui dura septante-sept ans, le pays connut la prospérité, la justice et la paix.

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