II
Laverdure est bien ennuyé. Il aurait bien calmé cette petite fille en colère en lui donnant une bonne fessée, si cet ours ne s’en était pas mêlé. Il décida d’aller consulter Yolande.
« Alors, mon petit, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
– Il m’arrive que cette petite chipie ne fait rien qu’à m’embêter, et l’ours mangeur de chair est son complice. Ils vont me reprendre Lgnsk, et Dntsk, et Krstn.
– Que veux-tu que j’y fasse ?
– Je ne sais pas, moi ! C’est toi la prophétesse, oui ou non ?
– On ne me parle pas sur ce ton. Je vais voir ce que je peux faire. Il faut que j’interroge le Démon des Cinquante Étoiles. »
La cuiseuse de mandragores fixa les yeux sur sa boule de cristal. Un personnage apparut dans la sphère transparente.
« Ah non ! Pas ce petit roquet ! » s’écria-t-elle.
A-t-elle le choix, puisque son maître décide de tout ? Elle invoqua, réinvoqua. Le personnage sortit de la bulle. C’était Bouledevent. Celui-ci, quittant son air arrogant qui lui va si bien quand il fait face à moins puissant que lui, multiplia courbettes et génuflexion.
Après les génuflexions, les présentations et la politesse, Bouledevent décida d’entrer dans le vif du sujet :
« Alors, vieille branche verte, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Il m’arrive, comme j’expliquais tout à l’heure, que j’ai dans mon royaume une grippiette[1] et un ours qui me font des misères. La grippiette, j’aurais su m’en démêler, mais c’est l’ours...
– Je vois. On ne peut pas laisser un roi sans défense contre un ours, quand bien même ce roi est une ignoble crapule, un assassin et voleur d’enfants.
– Je suis peut-être une crapule, mais tu ne vaux pas mieux, et j’ajoute pour ta gouverne, un crétin schizophrène et gonflé comme un poisson-lune, mais je n’ai pas le choix, puisque les maîtres t’ont désigné.
– Qu’est-ce qu’il te faut ?
– Des mitraillettes.
– Ça tombe bien, je reviens de Belgique et j’en ai rapporté : une pour toi, et une pour moi, deux mitraillettes belges. »
Bouledevent sortit de son sac deux énormes mitraillettes belges, que l’on appelle en France sandwiches américains.
« Et tu crois que c’est avec ça que je vais me débarrasser de cet ours, en lui jetant des frites à la figure ?
– Tais-toi et mange. »
Après la restauration, Bouledevent exhibe un vieux cabas.
« Tiens, c’est pour toi.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Des lance-pierres.
– À quoi ça sert ?
– À lancer des pierres.
– Que veux-tu que j’en fasse ?
– Cornichon ! Tu mets une pierre dedans et tu tires, et ton bonhomme... ton bonours le prend dans le museau.
– Très bien, mais c’est sablonneux, là-bas. Il n’y a pas beaucoup de pierres à ramasser. »
Bouledevent lui tendit un autre cabas rempli de galets.
« Mes soldats sont aussi bêtes que toi. Ils ne sauront pas s’en servir.
– Je t’enverrai des hommes à moi qui les formeront.
– Et combien ça va me coûter ?
– Rien du tout. Quand il s’agit d’une noble cause, à savoir exterminer des enfants qui osent narguer ta royauté, tout cela n’a pas de prix.
– Ça mérite un gros câlin. »
Justement, Bouledevent aime bien les gros câlins. Les deux petits rois se câlinèrent donc.
« Une dernière chose, déclara Yolande. Quand vous aurez tué l’ours, je veux sa peau. Nous la partagerons avec le Démon des Cinquante Étoiles, notre maître incontesté, et nous nous ferons un manteau chacun.
– Quatre manteaux avec un seul ours ! rétorqua Laverdure. Une chapka et une paire de moufles. »
****
À Lgnsk, personne n’est vraiment préparé à un conflit armé. Les parents sont bien au chaud dans leurs isbas, lisant confortablement devant la cheminée tandis que les enfants jouent à se lancer des boules de vent... pardon, je voulais dire, des boules de neige. Les jeux cessent brutalement.
« Laverdure ! » s’écrie Igor, terrifié.
En effet, le trouble-fête est là, face à eux, suivi d’une centaine de soldats brutaux et mal rasés, armés des lance-pierres de combat fournis par le roi de Séquanie aux frais du contribuable séquanien.
« Et ton ours, où est-il ? C’est toujours quand on a besoin des gens...
– N’ayez pas peur, répondit placidement Macha, il ne nous laissera pas tomber.
– En attendant, il n’est pas là. »
L’ennemi s’avance et menace. La défense s’organise. Les enfants, armés d’épées de bois, sont prêts pour la bataille.
« Feu ! » ordonne le roi.
Aussitôt, les guerriers arment leurs catapultes portatives. Les pierres volent et rebondissent sur les couvercles de poubelles servant de boucliers. Les enfants les ramassent et les lancent aux assaillants. Michka n’était pas loin. Il déracine un arbre et le leur jette. Ils s’enfuient, abandonnant leurs armes sur le champ de bataille.
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Laverdure s’en va pleurer, la tête entre les genoux de Yolande.
« Et en plus, ils nous ont volé nos lance-pierres, ces petits chenapans. »
La sorcière soupire. Elle n’en peut plus de ce bonhomme. Elle l’envoie chez Bouledevent, lequel décide de revendre à l’étranger le blé destiné à nourrir le peuple. Il explique à ses sujets que c’est une gloire et un privilège de mourir de faim pour secourir un pauvre petit roi opprimé par les méchants ursidés. Avec le produit de la vente, il achète des catapultes, assorties d’un lot de pierre, qu’il offre à son ami. Ils se font un gros câlin.
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Nouvelle bataille à Lgnsk. Les enfants foncent sur l’ennemi, sabre de bois au poing, poussant leur cri de guerre.
« Feu ! »
Jet de pierres. Michka les reçoit dans ses bras et les retourne, l’un après l’autre, à l’expéditeur. Les soldats s’enfuient, abandonnant leurs catapultes aux enfants qui s’en emparent.
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Laverdure retourne pleurer chez Bouledevent, lequel le console par un gros câlin. Сelui-ci proclame un nouveau plan de pénurie énergétique et alimentaire afin d’acheter un gros canon, payé par le peuple, comme il se doit. Mais le peuple est content, car son bon roi lui a bien expliqué que leur générosité allait délivrer des malheureux de la tyrannie d’un ours féroce et de Macha la terrible, dépeinte comme une reine impitoyable et sanguinaire.
Ils se firent un gros câlin.
Laverdure eut une idée de génie.
« Puisqu’ils m’attendent tous à Lgnsk pour me casser la figure, je vais attaquer Dntsk. »
En effet, tranquille comme Baptiste, il charge son canon sans personne pour le déranger.
« Feu ! »
Une pluie de fer et de feu s’abat sur la ville. Les habitants s’enfuient. Le roi et son armée de cinq cents gueux investissent la ville. Bouledevent crie à pleins poumons que la guerre est finie, que les gentils ont gagné, que les méchants ont perdu. Les deux tyrans font la fête au champagne et à la vodka. Ils s’enivrent, ils se font de gros câlins d’amour.
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[1] Grippette ou grippiette : régionalisme du nord de la France pouvant se traduire par « petite peste ».
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