Acte III
Le bureau d’Ismaïlov. Un drapeau soviétique. Un portrait de Lénine et celui de Khrouchtchev, un miroir. Une porte ouvre sur une pièce annexe, une sur l’appartement de Boris, une autre sur la rue.
Scène première
IVAN - BORIS
(La scène est vide. On entend des éclats de voix, Ivan criant « Vive Khrouchtchev ! ». Boris entre, portant Ivan, ivre et incapable de marcher.)
IVAN
Vive Khrouchtchev !
BORIS
Ivan Ivanovitch ! Espèce de vieille outre ! Devrais-je te porter jusqu’à ton lit ? Ou vas-tu dormir sur mon bureau ?
IVAN
Vive Khrouchtchev ! Et longue vie à l’Urère… l’Urère… à l’Urse. À l’Urse polaire évidemment.
BORIS
Staline ! A-t-on jamais entendu parler d’une cuite comme celle-là ?
IVAN
(Apercevant le portait de Lénine.)
Tiens ! voilà Wladimir ! Il est cloué au mir Wladumur ! Eh ! Quoi de nof Oulianeuv ?
BORIS
Te voilà qui blasphèmes le nom de Lénine ! J’en ai vu au bagne pour moins que cela.
IVAN
Et l’autre petit père à côté, c’est ton copain. Tu connais tout le monde au Kremlin ; tu le connais bien, Krouche… Krouche…
BORIS
Khrouchtchev.
IVAN
C’est ça ! Khrouchtchev ! C’est ton pote. Vive Khrouchtchev ! Ton vieux pote Nikita.
BORIS
Nikita, il te dit d’aller au lit.
IVAN
À moi, il me dit d’aller casser la croûte.
BORIS
Il a déjà assez bu, il veut encore manger !
IVAN
C’est l’heure de casser la croûte, chef. « Croûte-chef ». Elle est bonne ! Vive Khrouchtchev !
BORIS
C’est ça ! Vive Khrouchtchev !
IVAN
Je retourne manger. Une bonne choucroute, comme chez les Teutons. Une bonne choucroute du chef !
BORIS
En parlant des Allemands…
IVAN
Vive Khrouchtchev et sa choucroute ! Et vive son nouveau ministre : Andreï Gromyko ! Et j’ajouterai une glace au dessert.
BORIS
Staline !
IVAN
Non, Khrouchtchev !
BORIS
Eh bien ! J’espère qu’il encaisse la vodka mieux que toi, le camarade Khrouchtchev.
IVAN
S’il encaisse ? Bien sûr qu’il encaisse ! Un président, ça encaisse toujours, à commencer par nos kopeks. Khrouchtchev, il encaisse. De Gaulle, il encaisse. Ehrardt, il encaisse. Kennedy aussi. Tu as déjà vu un président pompette ? Un président, ou bien ça encaisse, ou bien ça ne boit pas, ou bien ça change de métier.
BORIS
Voilà qui est parler comme un sénateur !
IVAN
Et Olia ! Heureusement qu’elle n’est pas présidente. Elle était encore plus ravagée que moi.
BORIS
Pas à ce point-là ! Bien fatiguée. Et quand on est fatigué, on se couche. Tu devrais l’imiter.
IVAN
Olia ! ma belle Olia ! Elle est déjà au lit. Il faut la réveiller.
BORIS
En quel honneur ?
IVAN
Mais parce que je l’aime. Elle n’a pas le droit d’aller dormir tant que je suis debout. Et puis j’ai besoin d’elle. La fête n’est pas finie. Vive Khrouchtchev ! Et vivent les Allemands ! Vive l’Allemagne !
BORIS
À propos des Allemands…
IVAN
Olia ! Où es-tu, chère enfant ? Reviens, Olia, je t’aime !
BORIS
Tu vas ameuter tout le kolkhoze. Ils dorment tous, Olia aussi.
IVAN
Elle ne dort pas. Les Allemands, ça ne dort pas. Ça boit de la bière et ça mange de la choucroute. Vive la choucroute ! Et vive Choukhrouchtchev !
BORIS
À propos des Allemands…
IVAN
« Einigkeit und Recht und Freiheit – Für das deutsche Vaterland… »
BORIS
À propos des Allemands. Nous n’avons pas encore fêté la victoire. Il faudra remettre ça demain.
IVAN
La victoire ? Contre l’Allemagne ? Nous l’avons fêtée en quarante-quatre.
BORIS
Pas celle-là. La vraie victoire.
IVAN
La vraie victoire ? Il y en a eu cinquante ?
BORIS
Et celle que nous avons remportée de si haute lutte. Nous y avons versé des larmes, et même du sang, en ce qui me concerne.
IVAN
La guerre contre nos diaconesses. Nous l’avons bien gagnée, celle-là !
BORIS
Elles ont mené une résistance héroïque, les pouliches, mais nous avons fini par les dresser. Finies les ruades ! Elles se laissent très bien monter, maintenant.
IVAN
Sans selle ni harnais.
BORIS
Nous avons débauché ces petites saintes dans nos orgies. Nous avons froissé leur couronne, piétiné leurs auréoles.
IVAN
Elles ont bien fini de nous narguer.
BORIS
Cela valait bien quelques gifles et quelques griffures d’ongles.
IVAN
Pauvre Frida !
BORIS
Pauvre Frida ! je la vois encore ce fameux jour. Ce fut le moment le plus délicieux de toute mon existence.
IVAN
C’est toujours un merveilleux moment de voir notre ennemi tomber vaincu à nos pieds.
BORIS
Surtout une ennemie si désirable.
IVAN
Et si désirée.
BORIS
Cet instant-là vaut bien la moitié de ma vie. Un sombre jour de pluie. J’étais assis dans ce bureau. Quelques coups retentissent faiblement à cette porte.
– « Entrez. » La poignée tourne lentement. Elle entre, elle, Frida. Je la regarde. Je ne sais si c’est la pluie ou les larmes qui mouillaient son visage. Encore plus belle dans le désespoir. Encore plus merveilleuse dans sa robe trempée par les eaux du ciel. Sitôt entrée dans cette pièce, elle s’affaisse et tombe à terre, sur les genoux et sur les mains. Ses beaux cheveux blonds balaient le parquet. Te voilà donc vaincue, farouche guerrière ! Elle articule avec peine :
« Camarade Ismaïlov. Je suis à vous. Je me soumettrai à tous vos désirs. Mais, je vous en supplie, ayez pitié de mon vieux père malade. Ne l’envoyez pas mourir dans les camps. Je serai une captive docile.
– Je suis prêt à laisser dormir l’affaire de ton père. Mais il y a une autre clause à notre contrat : souviens-toi. Ta jeune sœur Olia a fait tourner la tête du camarade Lepkine. Livre-la, elle aussi, entre nos mains.
– Olia n’a que seize ans.
– Olia fait partie du contrat. Nous la voulons, elle aussi.
– Elle vous obéira, Boris Alexandrovitch. Ayez pitié de notre père. »
Je l’ai prise par le menton, je l’ai remise sur ses jambes, j’ai essuyé ses yeux baignés de pleurs. Puis je l’ai saisie par la taille, je l’ai serrée dans mes bras. J’ai collé mes lèvres sur les siennes. Quel bonheur, Vania ! Quel bonheur !
IVAN
Elles ne nous ont pas déçus.
BORIS
Quelle merveilleuse action j’ai accomplie ! Je prends plaisir à publier cette affaire. Cette victoire-là, camarade, elle est plus grande que si j’avais envoyé toute la communauté des croyants casser des cailloux. J’ai poussé deux jeunes filles chrétiennes à se livrer à la débauche ! C’est une victoire psychologique. Même si je n’ai pas livré Traube, je serai félicité et décoré. Tout le monde le saura. Toute la hiérarchie, le Soviet du Kazakhstan, le Soviet suprême, et même le camarade Khrouchtchev.
IVAN
Vive Khrouchtchev !
BORIS
Toi, va dormir. C’est l’heure où les gens se lèvent.
IVAN
Je ne sais plus où j’habite.
BORIS
Trop loin d’ici pour que je te porte sur les épaules. J’ai un canapé dans la pièce voisine. Tu y dormiras.
(Boris traîne Lepkine vers la pièce annexe.)
IVAN (d’une voix endormie)
Vive Khrouchtchev !
Scène II
BORIS - FRIDA
BORIS
Quelle mauviette ! Un malheureux litre de vodka, et le voilà allongé pour la semaine.
(On frappe à la porte.)
Qui peut vouloir me déranger à une heure pareille ? C’est fermé. Revenez vers dix heures.
FRIDA
Boris ! Ouvre, c’est Frida.
BORIS (Il lui ouvre.)
Frida ! Pour toi, le régime est différent. Tu peux venir me trouver à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Tu seras toujours ma belle Frida chérie.
FRIDA
Pardonne-moi, Boris. Je vois bien que je t’importune. Je ne parvenais pas à dormir, alors je suis allée marcher dans la rue. Puis j’ai vu de la lumière dans ton bureau, j’ai supposé que tu étais déjà au travail. J’ai donc pris la liberté de frapper à ta porte.
BORIS
Au travail ! Le terme est tant soit peu excessif. Mais tu as eu raison de venir. Tu recherches ma présence, à présent. Je ne m’essouffle plus à te poursuivre, ma farouche Lorelei. Ma blonde Walkyrie. Mon aimée.
FRIDA
Ne m’appelle pas ton aimée, Boris. Je ne suis que ton animal, ta possession, ta pouliche.
BORIS
Plus aujourd’hui, Frida. J’ai été un homme égoïste et pervers, mais tu as changé ma vie. Je suis tombé tellement amoureux de toi que je suis prêt à de très grands sacrifices pour mériter ton amour. Je m’éloigne de ma vie de débauche, car tu me suffis à toi seule. Je songe même à t’épouser.
FRIDA
Tu es marié.
BORIS
Tatiana est très malade.
FRIDA
Boris, je t’interdis de nourrir de telles pensées dans ton cœur. Si Dieu te retire ta chère épouse, tu choisiras de rester veuf ou de te remarier. Mais tant qu’il lui accorde la vie, oublie ce que tu viens de me dire.
BORIS
J’ai été bien gauche et maladroit. Mais si ce malheur arrivait, refuserais-tu de m’épouser ?
FRIDA
Je ne sais pas, Boris. Il est vrai qu’après ce que j’ai vécu, le mariage ne me rendrait pas ma pureté bafouée, mais il soulagerait un petit peu ma conscience flétrie.
BORIS
Pauvre petite Frida. J’ai tant de remords pour ce que je t’ai fait subir. Je suis un homme sans morale, je le sais bien, mais tu es la seule capable de me faire éprouver du repentir.
FRIDA
Le penses-tu vraiment ? Je pourrais t’aider à venir à une vie meilleure ?
BORIS
Si tu partageais mon amour, tu pourrais davantage encore.
FRIDA
Oh ! Boris !
BORIS
Tu es une fille si courageuse, si vaillante. Ivan vient de me quitter et nous parlions de toi à l’instant même.
FRIDA
De moi ? Avec Ivan ?
BORIS
Nous évoquions ce fameux jour de pluie. Vaincue enfin, mais si magnifique, tu tombais à genoux. Tes longs cheveux mouillés recouvrant le plancher. Telle une pure vestale, tu t’es offerte, tu t’es sacrifiée, pour sauver ton pauvre père. Quel amour ! Ah ! Frida ! Frida ! Quand je repense à cet instant ! Seras-tu capable de me le pardonner ?
FRIDA
J’appartiens au Seigneur. Jésus a pardonné à ceux qui le clouaient sur la croix. Il m’a appris à faire de même. C’est lui aussi qui transforme tes désirs bestiaux en amour véritable.
BORIS
Je ne crois pas en Dieu. Je n’ai pas le droit d’y croire.
FRIDA
Nous en reparlerons, Boris. Écoute-moi bien. J’étais bien embarrassée pour aborder la question, mais tes sentiments sont en train de changer. J’ai une grande nouvelle à t’apprendre.
BORIS
Une grande nouvelle ? Je suis tout impatient de t’entendre.
FRIDA
Tu vas bientôt être père.
BORIS
Mais Tatiana ne peut… Qu’est-ce que tu dis ?
FRIDA
Tu m’as bien comprise. Nous allons avoir un enfant, toi et moi.
BORIS
Quoi ?
FRIDA
J’attends un enfant.
BORIS (Il la frappe.)
Tu ne pouvais pas faire attention ? Pauvre idiote !
FRIDA
Mais Boris ! Je ne comprends pas.
BORIS
Tu n’es qu’une imbécile, tu ne comprends jamais rien.
FRIDA
Mais… Je croyais…
BORIS
Il ne fallait pas croire. Je ne veux plus de toi. Je ne veux pas de cet enfant. Je ne veux jamais le voir. Avorte-le, noie-le, étrangle-le. Peu m’importe !
FRIDA
Très bien ! j’ai compris ce qu’il me reste à faire.
BORIS
Fais-le vite.
FRIDA (Elle sort en claquant la porte.)
Adieu, camarade Ismaïlov.
Scène III
BORIS
Par les cendres de Lénine ! Qu’ai-je donc fait pour mériter un tel sort ? Cette grue s’est imaginé que je l’aimais, et voilà qu’elle me sort un enfant de son tiroir pour me forcer à l’épouser. Que faire, maintenant ? Que faire ? Comme je suis contrarié ! Qui pourra chasser ces idées-là ? Nadia ! Où est-elle encore cette petite peste ? Nadia ! Nadia !
Scène IV
BORIS - NADIA
(Nadia entre, venant de l’appartement.)
NADIA
Vous m’avez appelé, camarade Ismaïlov ? Me voici. Soyez patient.
BORIS
Tu me donnes du « vous » et du « camarade », à présent. Je ne suis plus ton Borouchka chéri.
NADIA
Mais, cam… Borouchka ! Vous m’avez pourtant dit : dans le bureau, c’est camarade Ismaïlov, et dans la chambre, c’est Boris.
BORIS
Alors, imagine que ce bureau soit ma chambre. Il n’y a pas d’heure ni de lieu pour nous aimer.
NADIA
Mon pauvre Borouchka ! Tu veux que je te console par mes caresses et mes baisers. Tu as encore un gros chagrin.
BORIS
Charmante Nadia ! Combien j’ai besoin de toi ! Nadia la bien nommée, tu es mon espérance et ma joie.[1]
NADIA
Assez de compliments, Boris ! Il n’y a pas cinq minutes que tu bonimentais ton Allemande, et tu lui parlais de mariage.
BORIS
Elle écoute aux portes, la chipie ! Qui donc t’a enseigné de telles manières ?
NADIA
Je n’écoute pas aux portes. Mes oreilles passaient dans les environs, par hasard.
BORIS
Ainsi tu es jalouse de la Frida ?
NADIA
Il y a de quoi !
BORIS
Dans ce cas, tes oreilles ne t’ont pas tout dit. Il n’y a plus d’Allemande, plus de Frida. J’en ai terminé avec elle.
NADIA
Comme tu as eu raison ! Cette blonde m’aurait fait mourir de dépit. Tu passais tant de temps avec elle !
BORIS
Tu avais bien tort de ronger tes jolis ongles. Elle a eu ce qu’elle voulait. J’ai laissé son vieux père en liberté et son équipe de moines en paix. J’ai eu, moi aussi, ce que je voulais. J’en suis rassasié. De toi je n’aurais jamais assez, ma colombe, mon bel oiseau des steppes. Regarde-toi dans ce miroir. Comme tu es magnifique. Vois ces saphirs et ces diamants qui scintillent sur ta poitrine. À qui d’autre ai-je fait un tel présent ?
NADIA
À personne.
BORIS
Sais-tu combien il m’a coûté ?
NADIA
Boris ! On ne doit pas le dire.
BORIS
Faut-il que je tienne à toi ! Je t’offrirai encore bien d’autres choses.
NADIA
Boris, je te veux pour moi seule. Le comprendras-tu un jour ? Tu m’offres un collier à faire pâlir la reine d’Angleterre, tu me donnes tout l’argent dont j’ai besoin pour réaliser mon rêve et moi, si jeune, je sacrifie à tous tes désirs. Tu m’as débarrassée de l’Allemande, mais cela ne me suffit pas. J’en ai assez d’être une de tes pouliches. Je voudrais être ta femme ?
BORIS
Pour le moment, je suis marié à Tatiana.
NADIA
Tatiana ne vivra plus longtemps. Ce n’est qu’une question de patience. Tu seras bientôt libre de m’épouser.
BORIS
Et qui te dit que j’épouserai de nouveau ? Et qui te fait croire que ce sera toi ? D’autres m’ont déjà tenu le même langage.
NADIA
Je n’aurai aucune pitié de mes rivales. Je les anéantirai. Je leur crèverai les yeux. Je les rendrai laides.
BORIS
Tu es une vipère, Nadia. Aussi perverse que moi, aussi cruelle. C’est ainsi que je t’aime.
(Agitation et cris à l’extérieur.)
Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?
Voix d’HELENA, qui martèle violemment la porte.
Boris Alexandrovitch ! Ouvrez-moi ! Ouvrez par pitié !
BORIS
Retourne chez toi, Nadia chérie. Nous nous retrouverons plus tard.
(Nadia sort par la porte de l’appartement. Boris va ouvrir. Helena entre en pleurs, une lettre à la main.)
scène V
BORIS - HELENA
BORIS
Frau Traube. Mais que se passe-t-il ?
HELENA
Frida ! C’est horrible… elle… elle…
BORIS
A-t-elle eu un accident ?
HELENA
C’est son père qui l’a trouvée.
BORIS
Que lui est-il arrivé ?
HELENA
Pendue… dans sa chambre…
BORIS
Quel malheur ! Si jeune ! Pauvre enfant !
HELENA
Elle a laissé une lettre… sur son lit.
BORIS
Une lettre ? L’avez-vous lue ?
HELENA
Personne n’a ouvert l’enveloppe. Personne n’en a eu le courage.
BORIS
Je comprends, Helena. Je compatis à votre chagrin. Les mots me manquent. Je me rendrai auprès de votre mari pour le réconforter. Frida était une jeune fille si gentille, si courageuse. Elle semblait si heureuse de vivre. Je ne comprends pas ce qui a pu la conduire à un tel acte. Cette lettre nous éclairera certainement. Je vais la lire, et nous en parlerons quand votre esprit sera plus serein.
HELENA
Merci, camarade. Merci.
(Elle sort. Ivan, en demi-sommeil, entre dans la pièce.)
Scène VI
BORIS - IVAN
IVAN
On ne peut même plus dormir en paix dans cette maison ? Que signifie tout ce bruit ?
(Silence.)
Quel air sombre ! Qu’y a-t-il ? Un événement grave ?
BORIS
Frida est morte.
IVAN
Quoi ?
BORIS
Elle s’est pendue.
IVAN
Mais pourquoi ?
BORIS
Elle a laissé cette lettre sur son lit.
IVAN
Et que dit-elle ?
BORIS
Ouvrons-la.
(Boris ouvre la lettre et lit.)
Pauvres de nous ?
IVAN
Eh bien ?
(Boris donne la lettre à Ivan, qui lit à son tour.)
La petite roulure !
BORIS
J’aurais dû l’étrangler moi-même.
IVAN
Ses accusations sont lourdes.
BORIS
Et surtout, elles sont vraies.
IVAN
Elle n’omet aucun détail.
BORIS
La façon dont nous avons contraint, sa sœur et elle, à se donner à nous.
IVAN
Les débauches dans lesquelles nous les avons entraînées.
BORIS
Nos orgies avec Nadia et ses amies.
IVAN
Quant à nos orgies de trésorerie !
BORIS
Elle travaillait au kolkhoze comme comptable. Elle dévoile toutes nos malversations.
IVAN
Vingt millions de roubles.
BORIS
Quel beau paquet d’argent !
IVAN
Le plaisir n’a pas de prix.
BORIS
La confession de cette nonne dépravée va nous conduire directement à Sakhaline.
IVAN
Mais je croyais que tes relations devraient nous tirer d’affaire, une fois de plus.
BORIS
Pas cette fois-ci. Les accusations de Frida sont trop graves. Lorsqu’on touche à des filles si jeunes…
IVAN
Mais pourquoi tant se mettre en peine ? Une lettre ? Et alors ? Voici mon briquet : la question sera vite réglée. Le témoignage de Frida réduit en cendres : plus d’accusations, plus de procès.
(Il commence à brûler la lettre.)
BORIS
Mais que fais-tu imbécile ? Arrête !
IVAN
Je détruis la preuve et purifie nos consciences.
BORIS
Pas ainsi, crétin ! Il faut trouver une autre solution.
IVAN
Je trouvais la mienne excellente.
BORIS
As-tu réfléchi ? Helena Traube a mis tout le kolkhoze en émoi. Tous l’ont vue avec cette enveloppe en main. Ils savent tous qu’elle est en notre possession. Ils savent qu’elle contient la raison de la mort de Frida. Ils voudront savoir.
IVAN
C’est juste.
BORIS
Nous sommes perdus.
IVAN (relisant la lettre.)
C’est étrange.
BORIS
Quoi ?
IVAN
Frida avait la même écriture que moi. Exactement la même. Je ne l’avais jamais remarqué.
BORIS
C’est le moment opportun pour m’importuner avec la graphologie !
(Après un moment de réflexion.)
Qu’est-ce que tu dis ?
IVAN
Je dis seulement que Frida avait exactement mon écriture.
BORIS
Voilà le détail qui nous sauve. Ivan Ivanovitch, tu es un génie !
IVAN
Il y a dix secondes, j’étais un crétin accompli.
BORIS
Tu n’as pas encore compris ! Détruis-moi ce torchon, puisque cela te fait tant plaisir. Mais conserve l’enveloppe.
(Ivan détruit la lettre.) C’est parfait. Maintenant, prends une feuille, écris de ta plus belle écriture : celle de Frida.
(Ivan prend une feuille et s’apprête à écrire, sous la dictée de Boris.)
Inutile d’écrire un chapitre. Soyons concis, précis et percutants.
« Ma chère mère, ma chère petite Olia.
Je sais que je vais vous causer énormément de chagrin, mais le choix ne m’a pas été donné. Je ne puis continuer à vivre dans la honte et le déshonneur. Sachez seulement que notre père, dans un moment d’égarement et de folie, m’a fait violence et que je porte en moi le fruit de ce crime. Dans l’incapacité d’affronter la vie après une telle déchéance, j’ai pris la décision de mettre fin à mes jours.
Je vous aime. »
N’oublie pas de signer : « Frida Traube. »
IVAN
On ne nous croira jamais.
BORIS
On nous croira. Les gens croient tout ce qu’on leur dit.
IVAN
Tout de même ! Ton hameçon est plus gros qu’un crochet de boucher. Un prêcheur qui saute à pieds joints sur sa fille. Nous ne sommes plus au temps des Borgia.[2]
BORIS
Tout le monde croira à cette histoire, personne ne recherchera la vérité. Pas même les bigots ! Pas même la femme de Traube ! Tous le condamneront. Et nous lui ferons un procès bien étoffé pour qu’il meure au goulag. D’ailleurs, ils sont tous prêts à mordre à ce crochet de boucher. Souviens-toi de cette secte évangélique qui avait crucifié une jeune fille au cours d’un rituel.
IVAN
Les évangéliques ont osé faire cela ?
BORIS
Bien sûr que non ! C’était un coup monté, une mise en scène. Le KGB n’a pas trouvé d’autre moyen de les empêcher de prêcher et d’influencer la population. Les dirigeants ont été arrêtés.
IVAN
Tout le monde y a cru.
BORIS
Tout le monde croit ce que disent les journaux. Mieux encore : un long métrage va bientôt paraître en salle, lequel relatera l’événement à grand renfort d’horribles détails. Voilà de quoi consolider la haine du peuple contre popes et patriarches. Les gens croient plus facilement encore ce qu’ils voient sur un écran. D’ici quelques années, le moindre moujik du fin fond du Kamtchatka aura son poste de télévision. Nous inculquerons au peuple les images et les idées. Il croira aux mensonges. C’est ce que l’on appelle la propagande, et la propagande, c’est l’avenir.
IVAN
Inculquer des mensonges ?
BORIS
Le pouvoir soviétique est fondé sur le mensonge. Tu es secrétaire du Parti et tu ignores ces choses ? Allons sans tarder porter cette missive au juge. Grâce à cette merveilleuse machination, le vieux pasteur ira me remplacer au goulag. C’est lui qui paiera ma dette et subira mon châtiment.
IVAN
Boris Alexandrovitch ! Homme sans conscience et sans parole ! Frida a acheté la liberté de son père au prix de son honneur, et maintenant au prix de sa vie ! Qu’as-tu fait de ta promesse ?
BORIS
Frida morte, je suis libéré de cette promesse. Elle ne peut plus rien me donner en échange.
[1] Nadia est le diminutif de Nadiejda, qui signifie « espérance ».
[2] Alexandre Borgia était sans doute le pape le plus débauché de l’histoire. Il a commis un inceste sur l’autel de ST. Pierre.
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