Acte II

Retour en arrière. Le kolkhoze. Un jardin public.

Scène première

TRAUBE - HELENA - FRIDA - OLIA

TRAUBE

Quelle agréable journée d’été ! Quel plaisir de savourer l’air chaud, le parfum de la résine qui s’exhale de ces cyprès millénaires ! Chaque pas dans ce jardin nous rappelle la bonté de Dieu qui nous a donné tant de belles choses.

HELENA

Nous lui en sommes reconnaissants. Ce faible vent sec apporte une douceur bénéfique à tes poumons.

TRAUBE

Seul un miracle pourra effacer les dommages qu’y a causés le charbon. Que le Seigneur m’en guérisse ou non, que m’importe ! Je n’en serai que plus prompt à le rejoindre.

HELENA

Ne me parle pas de la mort. Nous avons beau avoir la foi, la séparation nous sera trop douloureuse, plaise au Seigneur de te laisser de longues années parmi nous.

TRAUBE

Je suis prêt à partir, c’est vrai, mais pas si pressé.

(Traube est secoué par une quinte de toux. Il continuera à tousser pendant toute la scène.)

HELENA

Maudite guerre, maudit charbon, maudite silicose !

TRAUBE

Voici nos filles, Frida et Olia, qui viennent nous rejoindre.

FRIDA

Nous voulons, nous aussi, profiter de ce beau temps.

OLIA

Les beaux jours sont rares sous ce dur climat.

HELENA

Aussi nous devons nous réjouir et oublier nos soucis.

FRIDA

Ils ne sont pas faciles à oublier. Comment oublier un instant que nous appartenons au peuple de Dieu et que nous habitons en Union Soviétique ?

TRAUBE

Le Seigneur ne nous a jamais promis une vie facile. Il nous a dit au contraire : « Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toutes sortes de mal, à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui ont été avant vous. »[1]

FRIDA

Nous avons reçu quelques lettres, je les ai amenées avec moi. Des nouvelles de nos frères et sœurs dans la tourmente.

(Elle sort quelques lettres qu’elle commence à lire.)

D’abord une lettre d’Irina Stoliarova.

HELENA

Cette chère Ira ! Et que devient-elle ?

FRIDA

Son père vient d’être arrêté.

HELENA

Seigneur !

FRIDA

Il a été trahi par une femme.

TRAUBE

Comment cela s’est-il produit ?

FRIDA

C’est une certaine Léna, née dans une famille chrétienne. Elle avait douze ans quand ses parents ont été arrêtés et on l’a placée dans un internat dans lequel on lui a inculqué une éducation athée. À dix-huit ans, elle a épousé un ami d’enfance, Igor. Puis elle a découvert l’église de notre ami Stoliarov alors que, passant dans la rue, elle a entendu des chants provenant de la maison. Elle s’est alors souvenue de l’éducation chrétienne de son enfance, laquelle l’avait privée de ses parents. Elle a rencontré Irina de plus en plus régulièrement et s’en est fait une amie. Igor encourageait sa jeune épouse à fréquenter les chrétiens et, finalement, elle a été admise dans la communauté. Igor avait caché à Léna qu’il était membre du KGB. Il s’est servi d’elle pour infiltrer l’église.

OLIA

Quant à moi, j’ai des nouvelles du pasteur Parine.

TRAUBE

Ce brave serviteur de Dieu doit être déjà âgé. Nous ne l’avons pas rencontré depuis longtemps.

OLIA

Lui aussi est en prison. Il a été livré par un frère : le trésorier de son église.

HELENA

Comment pardonner à des chrétiens d’avoir trahi leurs frères dans la foi ?

TRAUBE

Serions-nous plus résistants face à l’ennemi ? Le KGB dispose de terribles moyens de pression.

OLIA

Voici comment les choses se sont produites : Loukache, le trésorier, travaillait comme comptable dans le kolkhoze. Il prêchait l’Évangile comme l’aurait fait Billy Graham. Cela irritait profondément les autorités, bien entendu, mais Loukache était un comptable irréprochable et irremplaçable. Aussi lui laissait-on la liberté de déclarer sa foi.

Un jour, on lui annonça que ses livres de comptes allaient être contrôlés. Notre frère ne s’en inquiéta nullement, sachant que, comme d’habitude, il serait félicité pour l’excellente qualité de son travail. Pourtant, cette fois, un colonel du KGB l’attendait dans son bureau et l’accusa d’avoir détourné vingt mille roubles. C’était un mensonge, et Loukache le savait bien, mais il garda le silence. Alors, l’officier lui proposa de détruire le faux rapport en échange de renseignements sur sa communauté. Loukache refusa.

Plusieurs années passèrent depuis ce jour sans que le comptable fût inquiété. Avait-il fait un mauvais rêve ? Un jour, alors qu’il s’accordait quelques jours de vacances, il rencontra, ce n’était pas par hasard, l’officier qui, autrefois, l’avait accusé. Sous la menace d’une arme, Loukache dut signer un document, et dès le lendemain, le pasteur Parine était arrêté.

HELENA

Les bolchevistes emploient des moyens monstrueux.

FRIDA

J’ai aussi une lettre de Lioubov[2] : elle est sortie de prison.

TRAUBE

Voilà enfin une bonne nouvelle !

FRIDA

Elle m’a aussi envoyé sa photo.

(Elle fait circuler la photo dans le groupe.)

HELENA

Dieu tout puissant !

OLIA

Elle est restée déportée cinq ans. N’est-ce pas ?

FRIDA

Oui.

OLIA

Elle a donc vingt-cinq ans.

FRIDA

Elle en paraît cinquante.

OLIA

Non rassasiés de nous priver de notre liberté, de nous voler nos biens, nos maisons, nos vies, nos enfants, notre santé, ils volent aussi aux filles leur jeunesse et leur beauté.

TRAUBE

Notre kolkhoze est-il donc le seul endroit de l’Union où les chrétiens échappent à la persécution ?

HELENA

Qui oserait s’en plaindre ? Est-ce que tu te sens coupable parce que tu n’es pas en prison ?

TRAUBE

C’est ridicule, mais cela m’arrive. Je me sens exclu de la bataille.

OLIA

Tu as eu ta part de souffrance. Vois dans quel état de santé tu es revenu des mines de Vorkouta.

TRAUBE

Je rends grâce au Ciel d’y avoir échappé. Nous étions des milliers de prisonniers allemands, seuls quelques dizaines en sont revenus. Tous avec les poumons chargés de poussière de charbon. Nous ne sommes maintenant que cinq survivants, résistant à la silicose qui nous détruit la vie.

HELENA

Tu as bien mérité un peu de repos. Ici, nous pouvons librement célébrer notre culte et élever nos enfants selon les principes de l’Évangile.

FRIDA

C’est vrai. La direction du kolkhoze se montre bienveillante à notre égard et le camarade Ismaïlov ferme les yeux sur nos pratiques alors qu’il aurait le droit et le devoir d’en avertir la police.

HELENA

Ne crois-tu pas, ma chérie, que sans les sentiments que tu inspires à cet Ismaïlov, nous serions traités de la même manière que les autres chrétiens engagés ?

FRIDA

Je t’en supplie ! Ne me parle pas de ses sentiments. Ismaïlov est-il capable d’éprouver des sentiments ? Il n’éprouve que des désirs, et je rougis de honte à l’idée d’être désirée par cet homme-là.

HELENA

Il faut reconnaître qu’Ismaïlov n’est pas un monument dressé à la vertu.

FRIDA

Bel euphémisme !

OLIA

Il détourne les fonds du kolkhoze pour financer ses orgies. Il passe son temps à séduire et à débaucher. Tout le monde ici sait quelle est sa vie. Personne n’ose le dénoncer. Il a trop de bonnes relations, jusqu’au Kremlin, dit-il. Tatiana Michaïlovna, sa malheureuse épouse, se laisse mourir de chagrin et il s’en réjouit.

TRAUBE

Gardons-nous bien de porter un jugement contre cet homme. Seul Dieu est habilité à juger.

FRIDA

Gardons-nous bien de venir manger dans la main du diable.

HELENA

Cette situation est très délicate. Dans quelle mesure avons-nous le droit de nous appuyer sur cet homme qui nous accorde une certaine sécurité, sachant qu’il est un ennemi déclaré ?

TRAUBE

Souvent, je m’accuse de lâcheté.

FRIDA

Moi, je m’accuse d’adultère, bien qu’il ne m’ait jamais touchée.

TRAUBE

Le Seigneur ne laissera pas cette question sans réponse. Mais il ne répondra pas selon nos désirs. La paix dont nous bénéficions dans ce kolkhoze n’est qu’un répit. D’ici peu de temps, nous serons à notre tour persécutés, et notre belle famille dispersée.

OLIA

Ne parle pas ainsi ! Tu me désespères.

TRAUBE

Daniel a-t-il cédé au désespoir dans la fosse aux lions ? Ses trois amis se sont-ils découragés dans la fournaise ? Dieu nous donnera la force de réagir et de pardonner.

(Il tousse.)

HELENA

L’air se rafraîchit. Il est temps de renter pour ménager tes bronches.

OLIA

Je vais reprendre ma marche. Viens-tu avec moi, Frida ?

FRIDA

J’ai besoin d’être un peu seule. Je te rejoindrai d’ici quelques minutes.

(Ils se séparent. Frida reste seule un court instant, puis Boris Ismaïlov apparaît et s’approche d’elle.)

Scène II

FRIDA - BORIS

FRIDA

Voici Ismaïlov ! Dire que je voulais un moment de solitude ! Je vais me trouver en joyeuse compagnie ! Disparaissons avant qu’il me voie.

(Elle se lève pour partir. Boris la rejoint.)

BORIS

Que voilà une colombe bien farouche ! Ne me dis pas que je te fais fuir, mon bel oiseau des steppes !

FRIDA

Ne soyez pas fâché, Boris Alexandrovitch. Je me levais simplement pour rejoindre ma sœur, comme je lui avais promis.

BORIS

Voilà mon esprit rasséréné. Je te croyais en colère contre moi et j’en aurais souffert jusqu’à mourir.

FRIDA

Pauvre petit bébé ! Vous avez pourtant un bataillon d’amies qui vous font des câlins quand vous avez un gros chagrin. Cette pauvre Nadia, par exemple.

BORIS

Pauvre Nadia ! Elle est bien plus riche que toi, pour commencer. Tout se paye et tout s’achète. Cette petite rêve de devenir danseuse étoile. Et elle le deviendra, c’est certain. Nous irons bientôt l’applaudir au Bolchoï, je te le garantis ; elle a un talent redoutable. Mais elle devra d’abord aller à Moscou poursuivre une formation très coûteuse. Ce ne sont pas ses parents qui pourront la lui payer. Alors comme je ne suis pas en peine de trouver de l’argent, je lui garantis une jeunesse à l’abri du besoin, je lui donne tout ce qu’elle veut. Et elle aussi me donne tout ce que je veux. C’est la loi du marché, rien de plus. Je ne comprends pas ce que ton pasteur de père et toi-même trouvez d’immoral à mon petit commerce.

FRIDA

Et votre malheureuse épouse Tatiana ! Elle qui est si aimable ! Vous arrive-t-il d’avoir pitié d’elle ?

BORIS

Pitié ? Pourquoi aurais-je pitié ? Et pourquoi dis-tu qu’elle est malheureuse ? Elle est bien plus heureuse que toi. D’abord, elle est mariée à l’homme le plus merveilleux du pays.

FRIDA

Et aussi le plus humble !

BORIS

Et elle profite de ma richesse. Elle peut s’acheter tous les manteaux d’Astrakhan qu’elle veut.

FRIDA

Le bonheur ne s’achète pas.

BORIS

Le plaisir s’achète. Il faut savoir en profiter.

FRIDA

Boris Alexandrovitch ! Tatiana est si malheureuse ! Et n’avez-vous pas remarqué comme elle a maigri ?

BORIS

Elle a maigri ? Non, je n’ai rien remarqué. D’ailleurs, il n’y a que les femmes qui s’inquiètent de leurs kilos en plus ou en moins. Nous, les hommes, on mange, on boit, on rit. On s’achète des chemises plus larges.

FRIDA

Vous ne comprenez donc pas, Boris. Tatiana souffre tant de vos écarts de conduite qu’elle refuse de manger. Elle est à la limite de l’anorexie. Elle peut en mourir. Vous ne l’aimez donc pas ?

BORIS

Quelle importance ! Une femme, c’est comme un cheval. S’il n’est plus capable de tirer la charrue, on le remplace par un plus jeune.

FRIDA

Vous me répugnez, camarade Ismaïlov.

BORIS

Tu as tort de faire ta dégoûtée, ma chérie, et tu ne sais pas ce que tu perds. Quand le destin m’aura débarrassé de Tatiana, je t’épouserai, de gré ou de force. Et tu m’aimeras.

FRIDA

Je ne serai jamais votre épouse, encore moins votre maîtresse.

BORIS

Je t’aime encore plus quand tu envoies des ruades, ma belle petite pouliche.

FRIDA

Je vous interdis de m’aimer.

BORIS

Tu te débattras moins quand je t’aurai serrée dans mes bras. Tu y prendras goût, comme les autres.

FRIDA

Ne poussez pas trop loin ces propos, Boris. J’ai des mains de travailleuse, mes gifles sont sonores et puissantes.

BORIS

J’en ai fait plusieurs fois l’expérience.

FRIDA

Vous devez aimer en recevoir, puisque vous m’en réclamez sans cesse.

BORIS

J’avoue que j’y trouve un certain plaisir. D’autant plus que c’est le seul que tu consens à me donner… pour le moment…

FRIDA

Taisez-vous, Boris Alexandrovitch ! Oubliez-moi. D’ailleurs, je ne comprends pas votre obstination à me harceler. Vous préférez des filles plus dévergondées.

BORIS

C’est pourtant facile à comprendre. Tu es la plus jolie pouliche que j’ai jamais regardée.

FRIDA

Laissez de côté vos comparaisons chevalines. Votre regard suffit à me souiller. (Ironiquement.) Et d’ailleurs, je suis beaucoup trop vieille pour vous.

BORIS

Justement ! Tu as un long retard à rattraper. Mais je te fais confiance, tu apprendras vite.

(Elle lui donne une gifle.)

FRIDA

Je vous aurai prévenu.

BORIS

Tu frappes de plus en plus fort. C’est à croire que tu t’entraînes, comme Cassius Clay.

FRIDA

J’espère bien vous envoyer au tapis un de ces jours. Vous êtes un monstre, et qui plus est, un pédophile.

BORIS

Oh ! Pédophile ! Comme tu exagères ! Olga, la plus jeune de mes pouliches, a déjà onze ans et demi. D’ailleurs, elle m’a trompé sur son âge. Elle mesure un mètre soixante-dix. Si j’avais su qu’elle n’avait pas douze ans, je l’aurais fait patienter un peu. J’ai une conscience.

FRIDA

Une conscience !

BORIS

Parfaitement une conscience. Et je soigne ma réputation, c’est pourquoi j’ai besoin d’une ou deux juments un peu plus mûres dans mon écurie. Et tu remplirais très bien ce rôle. Tu les dominerais d’une bonne encolure.

FRIDA

Je vous exècre.

(Elle le griffe au visage et s’enfuit.)

Scène III

BORIS

Holà ! Ça brûle ! Et voilà que ça saigne ! La bête féroce ! Elle m’a bien déchiré la figure avec ses ongles. C’est parfois dangereux, ces animaux-là. C’est tranchant et contondant. Je m’étais fort bien accommodé de son côté contondant, mais cette fois elle m’a vraiment fait mal. De tout petits poignards qui m’ont pénétré la chair. Que c’est douloureux ! C’est douloureux et humiliant. Elle m’a laissé une signature que je vais devoir exhiber toute ma vie. Elle va pouvoir raconter en riant à toutes ses copines que c’est elle qui m’a fait ça. Quelle gloire ! La gloire pour elle et pour moi la honte ! Ivan Ivanovitch ne va pas manquer de me railler. Je l’entends déjà : « Alors, camarade : quel est cet animal hybride que tu viens d’affronter ? Une pouliche aux griffes de léopard ? » Il ne faudra pas qu’il me chauffe trop les oreilles. Elles sont déjà bien assez chaudes comme ça. Et les filles ! Elles vont bien rire aussi !

La petite folle ! Elle va me le payer, elle me le paiera très cher. Ses bigots de parents aussi. Le père Traube va en verser les intérêts. Frida croit pouvoir me braver parce qu’elle a des ongles. Moi j’ai d’autres armes. Elle veut me résister, après tout tant mieux ! C’est une cité difficile à conquérir, mais j’aime la guerre. Une ville cernée de remparts, je l’assaillirai, je l’assiégerai, je la harcèlerai jusqu’à ce que les murs tombent et qu’elle capitule. J’espère que la guerre sera cruelle.

Ça saigne encore ! Ça grouille de microbes sous les ongles. C’est la guerre bactériologique qui commence. Il faut que je fasse soigner ça. Je vais aller trouver Nadia, ses jolies petites mains vont me faire une compresse qui va piquer, et puis je me consolerai dans ses bras. Cette chère Nadia ! Comme elle me plaît ! Si jolie, si pleine d’esprit, si espiègle, un peu rebelle par moments, pas autant que cette furie qui vient de me déchiqueter. Elle sait où est son intérêt. Mais j’allais oublier son anniversaire. Elle a quatorze ans aujourd’hui. Elle ne me l’aurait pas pardonné. Je vais lui faire un joli cadeau, à la hauteur de sa beauté. Voilà ! J’ai vu un beau collier chez Poliakov. Douze mille roubles. Évidemment, c’est un peu cher… Allons-y ! Avec d’aussi belles pierres autour du cou. Elle ne pourra plus rien me refuser.

Oh ! Là ! Là ! Ça brûle !

(Entre Ivan Lepkine.)

Scène IV

BORIS - IVAN

IVAN

Boris ! Boris ! Enfin je te trouve ! Je t’ai cherché partout. J’ai besoin de toi. Mais, comme te voilà bien arrangé ! Tu t’es coupé en te rasant ? Ah ! Non ! Je comprends, camarade, tu viens de te mesurer à un animal hybride, moitié pouliche, moitié panthère.

BORIS

Fais-moi grâce de tes sarcasmes, Ivan Ivanovitch. Tu n’imagines pas comme ça brûle. Je souffre le martyre.

IVAN

Quelle est donc la terrible amazone qui t’a charcuté de la sorte ?

BORIS

Frida.

IVAN

J’aurais dû m’en douter.

BORIS

Mais elle va le regretter. Tu peux me croire. Je veux cette garce, et je l’aurai, morte ou vive.

IVAN

Si j’étais à ta place, je l’oublierais avant qu’elle te crève un œil. Sur ce coup, tu n’es pas à la hauteur.

BORIS

Pas à la hauteur ? Mais c’est ce que nous verrons ! J’ai perdu une bataille, mais je n’ai pas perdu la guerre, comme disait si bien le général Deux Perches.

IVAN

De Gaulle.

BORIS

Oui, c’est ça. Je te trouve mal placé pour te moquer de moi. Tu n’as guère plus de succès avec sa petite sœur Olia.

IVAN

Olia m’a souvent réchauffé les joues, mais elle ne m’a pas encore défiguré.

BORIS

Attends un peu qu’elle ait grandi.

IVAN

Ne te fâche pas, camarade. Nous aurons tout le loisir de parler des filles Traube et de leurs jolis ongles. Pour l’heure, nous avons une affaire ennuyeuse. C’est pour cette raison que je cours derrière toi.

BORIS

Ne t’ai-je pas toujours tiré d’affaire ? De quoi s’agit-il ?

IVAN

D’une lettre du Politburo.

BORIS

Et que dit-elle, cette lettre ?

IVAN

La voici.

BORIS (lisant la lettre)

« Camarade,

Je viens d’apprendre de source sûre et avec une grande consternation qu’un groupe de dissidents d’une secte luthérienne participe, sur le territoire de votre kolkhoze, à des réunions interdites.

Je m’étonne de votre laxisme inadmissible et vous enjoins de faire cesser sur-le-champ leurs activités et de prendre contre eux des mesures disciplinaires.

Je crois devoir vous prévenir qu’au cas où vous ne tiendriez pas compte de cet avertissement, vous seriez vous-même sévèrement sanctionné.

Si les dissidents persévèrent dans leur rébellion, constituez un dossier susceptible d’être transmis au ministère public. »

Et alors ?

IVAN

Comment « et alors » ?

BORIS

Je ne comprends pas ce qui t’inquiète.

IVAN

Tu ne vois pas ce qui m’inquiète ?

BORIS

Non.

IVAN

Es-tu vraiment inconscient ? Nous sommes bons pour la Sibérie.

BORIS

À moins que nous ne livrions les bigots.

IVAN

Et la belle Frida.

BORIS

Et ta charmante Olia.

IVAN

Elle ne te griffera plus.

BORIS

Cela me déchirerait le cœur de me séparer de Frida.

IVAN

Cela m’arracherait les entrailles de perdre Olia.

BORIS

Il ne faut pas les livrer.

IVAN

Comment faire ?

BORIS

Mais c’est très simple.

IVAN

Tu retombes toujours sur tes jambes.

BORIS

Un petit cadeau à ce stupide bureaucrate et le tour est joué. Tant que j’ai mes entrées au Kremlin, je suis invulnérable. Je détourne les fonds en toute impunité, je soudoie les fonctionnaires, le camarade détruit le dossier. Nous sommes tranquilles.

IVAN

Toi qui as tant de ressources, pourrais-tu trouver un moyen de livrer les vieux et garder les filles ?

BORIS

Tu affines peut-être un peu trop.

IVAN

Ce n’était qu’une question au hasard.

BORIS

Les filles ! Mais oui ! J’aurais dû y penser !

IVAN

Quoi ?

BORIS

Nous les tenons, Vania, nous les tenons. Elles sont à nous.

IVAN

À quoi penses-tu encore ?

BORIS

J’ai un plan génial. Champagne et caviar ! Cette nuit, les sœurs tant convoitées nous appartiendront. Et je serai vengé de leurs ongles cruels.

IVAN

Si je puis enfin gagner Olia, j’entre dans ton plan sans aucune réserve.

BORIS

Les voilà. Elles nagent droit vers nos filets.

(Frida et Olia s’approchent.)

Scène V

BORIS - IVAN - FRIDA - OLIA

FRIDA

Revoilà notre satyre, accompagné de son acolyte, Lepkine.

OLIA

Ils vont encore nous importuner. Faisons demi-tour.

FRIDA

Depuis quand reculons-nous devant l’ennemi ?

OLIA

Ils sont deux.

FRIDA

Chacun le sien. Moi, je me suis déjà occupée de Boris. Et je suis fière d’avoir calmé ses ardeurs pour longtemps.

OLIA

Qu’est-ce qu’il a sur la figure ?

FRIDA

Je lui ai signé un autographe.

OLIA

Comme tu y es allée ! Avais-tu peur qu’il t’oublie ?

FRIDA

J’ai seulement voulu lui apprendre que je ne suis pas sa jument.

OLIA

Crois-tu qu’il a saisi ton enseignement ?

FRIDA.

Je l’espère pour lui, sinon il aura droit à une interrogation écrite.

OLIA.

Tes ongles ont déchiré sa fierté aussi bien que son épiderme. Ils ont l’air bien penaud.

BORIS.

Regarde-les, ces deux petites pintades ! Elles sont en train de se moquer de nous. Si elles savaient la vengeance que je leur ai réservée !

IVAN

D’ici deux minutes, elles sauront qui sont les maîtres.

OLIA

Bonjour, Ivan Ivanovitch. Bonjour, Boris Alexandrovitch. Mais qu’avez-vous donc à la joue ? C’est votre chat qui vous a griffé ?

FRIDA

À moins que ce soit une lionne en furie ?

BORIS

Amusez-vous bien, petites bécasses !

FRIDA

Allons bon ! Il y a une heure, j’étais une colombe, ensuite une pouliche, et maintenant une bécasse.

BORIS

Mademoiselle, vous m’avez traité d’une façon indigne et j’exige des excuses publiques.

FRIDA

Des excuses ! Vous voulez rire ! Je vous ai traité selon vos mérites. Et quand les habitants du kolkhoze verront votre visage, ils sauront que Frida Traube est une fille que l’on respecte.

BORIS

Vous ne voulez pas me demander pardon ?

FRIDA

Jamais de la vie ! Si vous étiez un homme, c’est vous qui me demanderiez pardon, ainsi qu’à Tatiana Michaïlovna.

IVAN

Elle ne manque pas d’aplomb.

BORIS

Frida, je t’aime, tu le sais. Accède à mes désirs et je fermerai les yeux sur ce que tu m’as fait. N’oublie pas que je suis le directeur de ce kolkhoze et que j’ai le bras très long.

OLIA

Décidément, il a l’intelligence raccourcie ! Veux-tu que je l’enseigne, moi aussi ?

FRIDA

Essaie toujours, mais lentement et en articulant. C’est qu’il a le cerveau engourdi, le camarade directeur.

BORIS

Olia ! Qu’est-ce que vous faites ? Non ! Ne m’approchez pas ! Arrêtez !

FRIDA

Aurait-il peur d’une petite pouliche, le héros du travail socialiste ?

OLIA

Une jeune fille sans défense le met en fuite.

IVAN

Il suffit ! Taisez-vous ! Votre petit jeu a assez duré. Vous voulez nous ridiculiser, mais nous avons les moyens de vous calmer.

FRIDA

Ah oui ?

IVAN (Il donne la lettre à Frida.)

Lis-moi ça ! Pimbêche !

FRIDA

C’est affreux !

OLIA

Qu’y a-t-il ?

IVAN

À haute voix, petite teigne ! Je veux que ta sœur l’entende.

FRIDA

 « Camarade,

Je viens d’apprendre de source sûre et avec une grande consternation qu’un groupe de dissidents d’une secte luthérienne participe, sur le territoire de votre kolkhoze, à des réunions interdites.

Je m’étonne de votre laxisme inadmissible et vous enjoins de faire cesser sur-le-champ leurs activités et de prendre contre eux des mesures disciplinaires. »

OLIA

Qu’allons-nous devenir ?

IVAN

Alors ? Qui sont les chiens et qui sont les maîtres, à présent ?

BORIS

Vous n’avez plus envie de rire ? Nous ne sommes plus aussi drôles ?

IVAN

Je vous rappelle, petites folles, que c’est moi le secrétaire du Parti. C’est moi qui exécute les ordres. Je vais donc constituer un dossier bien étoffé qui permettra de dissoudre votre assemblée illégale et d’en faire incarcérer les meneurs.

FRIDA

Nous irons donc en prison ?

IVAN

Non, vous n’irez pas en prison. De jolies filles comme vous ! Ce serait vraiment gaspiller la marchandise. J’ai dit les meneurs. Votre père sera arrêté, et il finira sa vie dans un goulag. C’est ce que méritent les agitateurs comme lui.

FRIDA

Je vous en supplie, camarade Lepkine. Mon père est très malade, vous le savez bien. Les mines de Vorkouta ont gravement nui à sa santé. L’envoyer dans un camp de travail, c’est l’envoyer à la mort.

BORIS

Tant mieux pour lui ! Sa détention sera moins longue.

IVAN

Tu n’as pas de cœur, Boris Alexandrovitch.

FRIDA

Envoyez-moi à sa place. Je suis jeune. J’ai de la résistance, je peux travailler.

IVAN

C’est impossible, ma belle enfant. Croyez que je ferais tout pour épargner votre père, si cela était en mon pouvoir.

FRIDA

Je ferai tout ce que vous voudrez, je serai votre esclave, mais n’envoyez pas mon père au goulag. Ne rédigez pas votre rapport.

IVAN

Tu ferais tout ce qu’on te demande ?

FRIDA

Tout.

IVAN

Malheureusement, je ne peux rien pour toi. Je ne suis qu’un pion dans l’administration. Je suis bien obligé d’obéir aux natchalniki.[3]

BORIS

C’est sa liberté contre la nôtre.

IVAN

Nous sommes impuissants.

BORIS

Totalement.

IVAN

Cela me déchire de voir de si beaux yeux baignés de larmes.

BORIS

Mais ses yeux sont encore plus séduisants quand elle pleure.

IVAN

J’aimerais tant calmer son chagrin.

BORIS

Mais nous ne pouvons rien faire.

IVAN

Rien.

BORIS

J’entrevois une solution.

IVAN

Laquelle ?

BORIS

Tu sais que j’ai des amis très haut placés.

IVAN

Tu nous le dis assez souvent.

BORIS

Je n’ai qu’à saisir le combiné du téléphone. J’appelle mes amis du Kremlin. Je leur explique bien la situation, et ils me couvrent. Nous n’avons reçu aucun courrier du Politburo ; les postiers l’ont perdu et nous étouffons l’affaire.

FRIDA

Boris Alexandrovitch ! Je n’oublierai jamais votre bonté.

IVAN

Bien entendu, ce service n’est pas gratuit.

FRIDA

Je suis prête à payer le prix.

IVAN

Le tarif n’est pas très élevé ; mais il faudra payer sans délai. Tu sais, belle Frida, combien ta sœur et toi agitez nos convoitises. Nous vous demandons juste un petit effort à chacune d’entre vous. Olia pour moi, toi pour Boris.

(Frida frappe Lepkine, qui en perd l’équilibre.)

BORIS

Je t’avais prévenu : elle a de petites mains, mais elle frappe fort.

OLIA

Frida, ma grande sœur ! Comme ton enseignement est percutant !

IVAN

Frida Traube, sais-tu qui tu viens de frapper ?

FRIDA

Un ignoble individu.

IVAN

Ivan Ivanovitch Lepkine. Secrétaire du Parti. Je n’aurai aucune pitié ni pour toi, ni pour les tiens, ni pour ton église de demeurés. Ton père finira sa vie misérable au goulag. Nous interviendrons avec la milice chaque fois que vous vous réunirez pour prier. On vous traînera par les cheveux dans la rue. On vous rossera. On vous imposera des amendes qui vous contraindront à mendier. Nous vous détruirons. Nous vous anéantirons. Nous vous piétinerons. Nous vous tuerons. Et nous en serons récompensés. 

BORIS

À moins, charmante petite Frida, que tu deviennes raisonnable. Et toi, douce Olia, seras-tu plus intelligente que ta sœur qui espère être canonisée parmi les saints martyrs ?

 

[1] Matthieu 5.10/12

 

la suite

[2] Lioubov (dont le prénom signifie « amour ») a été déportée bien plus tard, sous Brejniev. Le lecteur, je l’espère, me pardonnera cet anachronisme.

[3] Chefs

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