Huitième tableau

Audresselles. La forge et alentours.

Scène première

BOCQUILLON – MICHEL

BOCQUILLON

(Il frappe à la porte, Michel ouvre.)

Bonjour, mon garçon. Je me permets de venir te déranger, car je voudrais que tu me rendes un service.

MICHEL

Ce sera un grand honneur, si du moins ce service est de ma compétence.

BOCQUILLON

Il s’agit d’un colis que je dois porter à Audinghen. Il est assez lourd et je n’ai plus ni ta jeunesse ni ta force.

MICHEL

Eh bien ! C’est entendu. Nous pouvons y aller maintenant si vous voulez. J’en profiterai pour y saluer mon ami.

BOCQUILLON

Toi aussi tu as un ami à Audinghen ?

v

J’ose espérer, mon jeune ami

Que toi aussi ne t’es pas mis

Dans le fond de la tête

Toutes ces sornettes !

La fréquentation de votre Hollandais

Me fait sentir un vent mauvais,

Je crains que votre cœur il ravage

Et mène votre âme au naufrage.

MICHEL

Mon Père, s’il en faut parler,

Il se fait temps de révéler

Que Claire autant que moi nous prîmes l’habitude

D’ouvrir le livre en vue de son étude.

BOCQUILLON

Malheur ! Qu’avez-vous fait ?

MICHEL

Mon Père, s’il vous plaît !

Loin de nous la pensée d’embrasser l’hérésie,

De mépriser l’autel, et le Pape, et l’hostie.

À lire l’Évangile que faisons-nous de mal ?

BOCQUILLON

Vade rétro, Bélial !

Lorsque tu souffres d’urticaire

Ne vas-tu pas trouver l’apothicaire ?

Si ton âme a besoin de soin

N’en suis-je pas le médecin ?

Hors le prêtre qui donc peut te servir la messe

Et te recevoir à confesse ?

Qui peut t’accorder l’absolution,

Le jour de ta mort l’extrême onction ?

Qui, pour te libérer des feux du purgatoire,

Fera célébrer l’offertoire ?

MICHEL

Notre curé, notre bon Père,

Nous ne voulions en rien vous offenser,

Nous avons cru qu’il était plus sensé

De ne rien vous cacher, de nous montrer sincères,

Je n’envisageais pas une telle colère.

BOCQUILLON

Ta jeune sœur Claire

Évidemment t’a confondu

Et sur ces chemins défendus,

Elle t’a conduit, la perverse !

C’est elle-même qui déverse

Des fleuves de mensonges aux tréfonds de ton cœur !

MICHEL

Notre recteur !

BOCQUILLON

J’irai trouver cette Athalie

Et briserai son hérésie.

Et quant à ce livre maudit,

Au bûcher il sera détruit.

(Michel s’éloigne, Bocquillon entre dans la forge.)

Scène II

BOCQUILLON – MAUPRAT

BOCQUILLON

Où est-elle ?

MAUPRAT

Qui donc ?

BOCQUILLON

            Ta Jézabelle !

MAUPRAT

Nommer ainsi cette gazelle

Je ne vous permets pas !

BOCQUILLON

Ami Mauprat,

Aux flammes

De l’enfer elle a livré son âme.

N’avez-vous pas compris

Qu’un hérétique en est épris ?

Souffrez qu’un huguenot plein de ruse et de vice

Sous vos yeux ne vous la ravisse,

L’enlève à votre toit,

L’éloigne de la foi.

Votre fille est perdue,

Jamais ne vous sera rendue.

v

MAUPRAT

Hélas ! Que faut-il faire ?

BOCQUILLON

Le malin a commencé à pénétrer son cœur dès qu’elle s’est mise en tête de lire dans cette bible protestante. La Bible est parole divine pour nous les prêtres, qui sommes consacrés, mais pour les simples fidèles, c’est un poison mortel. Si vous ne voulez pas qu’elle finisse en Bastille, nous devons arracher maintenant les racines du mal. Où est-elle, cette bible ?

MAUPRAT

Dans sa chambre.

BOCQUILLON

Eh bien ! Allez la chercher et donnez-la-moi.

MAUPRAT

Elle ne sera pas contente. Elle va m’en vouloir et j’en serai malheureux.

BOCQUILLON

Il le faut ! Le salut de son âme en dépend.

MAUPRAT

Ne peut-on pas attendre qu’elle soit revenue du village ? J’ai l’impression de commettre une lâcheté.

BOCQUILLON

Allons ! Assez tergiversé. Donnez-moi ce livre. Je l’emmène chez moi, je le brûle. Je sauve ainsi votre fille de la damnation éternelle et je vous la ramène sous votre coupe. Tout le monde y trouve son profit.

(Mauprat va chercher la bible et la donne au prêtre qui s’éloigne. Mauprat reprend son travail à la forge. Fauxbois apparaît.)

Scène III

MAUPRAT – FAUXBOIS

MAUPRAT

Je n’aurais jamais dû lui laisser prendre le livre. Elle va me tuer, ou pire encore, elle va me quitter.

FAUXBOIS

Eh ! Mauprat ! Vieux marsouin ! On travaille dur !

MAUPRAT

Tiens ! Ce vieux requin de Fauxbois ! Alors ? Pas encore noyé ?

FAUXBOIS

À propos de noyé, tu n’as pas soif, toi ? Regarde ce que je t’amène !

MAUPRAT

Tu sais bien que je ne bois plus depuis longtemps.

FAUXBOIS

Juste une petite fois ! Tu ne vas pas le regretter. C’est du bon, celui-là ! On me l’a rapporté de chez les Anglais. Ça astique les boyaux et chasse les idées noires.

MAUPRAT

C’est vrai qu’aujourd’hui, j’ai besoin de m’astiquer les idées. Mais alors juste un petit fond.

FAUXBOIS

On ne pourra pas descendre plus bas que le fond de la bouteille. Allons ! À ta santé, à nos amours !

v

À ta santé, brave forgeron !

De ces lieux, il faut le reconnaître,

Quand le whisky deviendra ton maître

Tu t’en partiras carrément rond !

Et frappe et souffle !

Tu sortiras carrément rond.

v

MAUPRAT

Il faut t’en aller maintenant. J’aperçois la Claire qui revient. Si jamais elle nous surprend à boire ensemble…

FAUXBOIS

Oh ! oh ! Elle te domine donc à ce point !

MAUPRAT

Ce n’est vraiment pas le jour ! Sors vite, par la porte de derrière.

FAUXBOIS

Je te laisse la bouteille pour renforcer notre amitié.

(Mauprat pousse Fauxbois vers la sortie. Entre Claire. Mauprat dissimule la bouteille. Bocquillon, qui s’était éloigné, revient s’asseoir près de la forge avec la bible de Claire et commence à la lire.)

Scène IV

MAUPRAT – CLAIRE (dans la forge) – BOCQUILLON (à l’extérieur)

CLAIRE

N’as-tu pas vu mon frère ?

MAUPRAT

Il devait aller à Audinghen avec le curé, mais je crois qu’ils n’y sont pas allés.

À ce propos, Maître Bocquillon est passé tout à l’heure, et il a pris… comment dirai-je ?… Il a pris ta bible.

CLAIRE

Quoi ?

v

Tu l’as laissé piller mon trésor !

Je n’ai rien de plus cher en ce monde.

Comment as-tu permis ce vol immonde ?

Chez lui, peut-être, elle est encor.

J’irai la lui reprendre.

MAUPRAT

Essaie de me comprendre.

Notre brave curé voulait nous protéger

De l’erreur et de ses dangers.

CLAIRE

Sa méthode est fort incivile.

BOCQUILLON

Cet Olivétan

Était un traducteur habile.

Dommage qu’il fut protestant !

Que ferais-je donc de ce livre ?

J’aurais déjà dû le brûler.

MAUPRAT

J’ose espérer

Qu’il l’a déjà mise au bûcher !

CLAIRE

Ou je suis folle, ou tu es ivre !

MAUPRAT

Que dis-tu ?

CLAIRE

Ne me mens pas. Tu as bu.

Tu articules avec peine

Et ton haleine

Trahit la perfide boisson.

BOCQUILLON

Vraiment, ce livre est un poison

Un venin pervers pour les âmes.

Retournons vite à la maison

Détruire ces écrits infâmes.

CLAIRE

Plus tard nous en reparlerons.

Je vais chez maître Bocquillon.

Ma Bible il devra me rendre

Et je le lui ferai comprendre.

Laissant ma coutumière douceur

Si je lui montre ma fureur

Il sentira mes ongles en colère.

MAUPRAT

Claire !

(Claire sort et trouve Boquillon qui s’apprêtait à partir en emportant la bible. Mauprat, tout en forgeant, continue à boire.)

v

CLAIRE

Juste un mot, Messire Bocquillon.

BOCQUILLON

Je vous écoute, ma fille.

CLAIRE

N’est-ce pas ma bible que vous emportez sous le bras ?

BOCQUILLON

En effet.

CLAIRE

Qui vous a autorisé à vous en saisir ?

BOCQUILLON

Mon enfant, c’est votre père qui me l’a remise. Que ce soit avec ou contre votre gré, il l’a fait pour votre bien.

v

CLAIRE

La lecture des Saintes lettres

À votre âme et tout votre être

Pourrait nuire gravement.

Voilà pourquoi, mon Révérend

Ce livre impie je vous reprends.

À vous l’abandonner vous ne pouvez m’astreindre.

Mon âme n’a plus rien à craindre,

Elle est déjà damnée, je puis vous l’assurer,

Puisqu’en ce livre censuré

J’ai trouvé la voie qu’il faut suivre.

BOCQUILLON

Oser parler ainsi et vivre !

(Claire lui prend la bible des mains.)

CLAIRE

Désolée, je reprends mon livre.

BOCQUILLON

Quoi ? Vous osez ?

CLAIRE

                             Oui, j’ose. Le livre m’appartient.

Il était à mon père, c’est à moi qu’il revient.

Il est d’abord à Dieu.

BOCQUILLON

                                           Rendez-le-moi !

CLAIRE

Nenni, ma foi !

Messire, vous m’avez perdue

Et me voyez bien résolue

À ne plus jamais vous revoir

Car vous voulez m’ôter l’espoir

De voir un jour mon Dieu en face.

BOCQUILLON

De parpaillots maudite race !

Puissent les flammes du bûcher

Dévorer ton corps de péché !

De par l’enfer, tu es maudite.

(Claire s’enfuit dans la forge avec la bible, Bocquillon la poursuit.)

CLAIRE

Pour m’attraper courez plus vite !

v

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