Quatrième tableau

Les falaises, près d’Audresselles.

Scène première

CASSAGNAC – CLAIRE

CLAIRE

Eh bien ! Mon oncle ! On baye aux mouettes ?

CASSAGNAC

Plaît-il ?

CLAIRE

Je vous demande pardon, Messire, je vous avais pris pour mon oncle, L’Hollandais.

CASSAGNAC

Vous avez un oncle hollandais ?

CLAIRE

En fait, ce n’est pas vraiment mon oncle, et il n’est pas hollandais non plus. C’est Maître Taillebos, un ancien médecin de la Marine royale. On l’appelle L’Hollandais parce qu’il a vécu longtemps en Hollande, où il a été prisonnier.

CASSAGNAC

Dans ce cas, on pourrait moi aussi me surnommer L’Hollandais, car bien que Français, j’ai vécu presque toute ma vie aux Pays-Bas.

CLAIRE

Seriez-vous un de ces Français chassés du pays parce qu’ils sont huguenots ?

CASSAGNAC

En effet. Je suis un de ces huguenots qui ont dû quitter la France à cause de leur foi.

v

 

 

Oui, je suis huguenot.

J’ai parcouru la Flandre et le Hainaut.

Fils de famille protestante,

Fidèle et militante,

Aux Pays-Bas réfugié

J’ai le saint livre étudié.

CLAIRE

Je connais aussi ce livre

Qui nourrit votre foi,

La parole qui vous délivre

De la terreur et de l’effroi.

Maître Taillebos m’enseigne la lecture

Et m’ouvre la voie des Saintes Écritures.

D’une intense joie souvent elles m’enivrent,

Combien j’ai trouvé de plaisir à les suivre,

Les directions du si glorieux Roi !

v

CASSAGNAC

Ainsi vous êtes protestante.

CLAIRE

Je ne sais. Maître Bocquillon, notre curé, ignore que je lis la Bible. Il faudra bien qu’un jour je trouve le courage de le lui dire.

v

CASSAGNAC

À la voix de Dieu qui pourrait résister ?

Loin de sa parole nul ne peut subsister.

Et qui saurait fuir notre précieux maître ?

Celui que l’Esprit du Tout-Puissant pénètre

En vain se débat contre la vérité.

CLAIRE

Il en est ainsi de nos grandes marées

Soulevant au loin les barques amarrées.

Malheur au nageur qui s’est aventuré

Sur les bancs lointains et des flots ceinturé.

Vers les eaux sans fond une vague l’entraîne,

Auprès de la grève une autre le ramène

Dans les sombres fonds le saisit une lame ;

Il y perd sa vie et son corps et son âme.

De toutes ses forces il a beau résister,

La mer l’a gagné, que sert-il de lutter.

v

CASSAGNAC

J’ai eu avec vous une discussion agréable. J’aimerai un jour vous inviter au temple. Vous y verriez comment nous vivons notre foi, dans l’amour et la simplicité, sans encens ni statue.

CLAIRE

J’aimerais tant connaître tout cela ! Mais, hélas ! Je n’ai que ce livre et ma solitude pour approcher votre Dieu.

CASSAGNAC

Vous avez la Bible avec vous, vous avez donc l’essentiel pour le rencontrer. Mais je vais devoir vous quitter, à mon grand regret. Il est tard. Une barque m’attend à Wissant, et je vais devoir presser le pas si je ne veux pas manquer la marée.

CLAIRE

Allez-vous rentrer par la falaise ?

CASSAGNAC

En effet, je ne connais pas d’autre chemin.

CLAIRE

Vous risquez d’être surpris par la nuit et de vous rompre le cou. Prenez plutôt ce sentier qui vous conduira à Audinghen. Puis vous poursuivrez jusqu’à Tardinghen, et là, vous rejoindrez la route de Wissant.

 

 

CASSAGNAC

Je vais suivre votre conseil. Je vous souhaite le bonsoir, et que Dieu vous bénisse. J’espère vous revoir un jour. Quel est votre nom ?

CLAIRE

Claire.

CASSAGNAC

Et moi, Charles. Charles de Cassagnac.

Scène II

CLAIRE – MAUPRAT

MAUPRAT

Eh bien ! Ma fille ! Aurais-tu oublié ton vieux père que tu traînes si tard sur la falaise ? Le vent se lève, ma petite. Nous allons avoir de la tempête ce soir. Il vaut mieux se mettre à l’abri maintenant.

CLAIRE

Pardonne-moi, papa Louis. Je n’ai pas vu le temps passer.

MAUPRAT

Il est vrai que tu n’as pas eu le temps de t’ennuyer en aussi galante compagnie.

CLAIRE

Comment ça, en galante compagnie ?

MAUPRAT

Que faisais-tu, coquine, sur la falaise avec un inconnu ?

CLAIRE

Mais le voilà jaloux ! Et d’abord, qui t’a dit que j’étais avec un homme ?

MAUPRAT

Ma longue vue me l’a dit.

 

 

CLAIRE

Oh ! Mon papa Louis ! Est-ce que c’est beau d’espionner les jeunes filles avec une longue vue ? Tu mériterais d’être puni.

MAUPRAT

Je n’ai nulle envie de badiner. Si tu as un amant, j’ai tout de même le droit de le savoir.

CLAIRE

Un amant ! Mais qu’est-ce que tu vas t’imaginer ! Un amant ! Oui, j’étais avec un homme sur la falaise. Mais si cela peut te rassurer, ce n’est pas mon amant. C’est un huguenot, un vrai huguenot ! Et nous n’avons parlé que du temple des huguenots, et de la Bible.

MAUPRAT

Un huguenot ! Ici, à Audresselles ! Il ne nous manquait plus que ça !

v

CLAIRE

D’ailleurs, à ce sujet, il faut que je te dise :

Mon bon papa Louis, ma décision est prise.

Nous autres huguenots...

MAUPRAT

                                               Vous huguenots…

CLAIRE

N’écoutons plus la voix des cardinaux

N’obéissant qu’à la sainte parole

Nous avons brûlé toutes nos idoles.

Nous les huguenots…

MAUPRAT

                                            Vous les huguenots…

CLAIRE

Recevons du Christ la vraie liberté

Il est le chemin et la vérité

Il est le Seigneur et je dois le suivre

C’est lui mon sauveur, pour lui je veux vivre.

Pardonne, ô père, cette confession

Pardonne aussi mon insoumission.

Je ne voudrais pas te causer de peine

Mais j’obéis à ma foi souveraine.

Au temple romain je ne viendrai plus,

Je veux oublier ce temps révolu.

MAUPRAT

Ma fille, ces propos sentent l’impertinence,

Et je te conduirai jusqu’à l’obéissance.

Chez maître Bocquillon je me rends sans retard

Et de ta trahison lui ferai part.

Au jugement de Dieu il faudra qu’on te livre

Et je lui remettrai ton livre.

Tu devras entendre raison

Avant d’être punie de corde ou de prison.

Tu seras chassée de la bergerie,

À moins que tu n’oublies ces vaines songeries.

v

CLAIRE

Vous avez raison, mon bon père Louis : je ne suis qu’une effrontée et j’ai embrassé l’hérésie. Allons tous deux chez Messire Bocquillon. J’ai honte d’avoir tant hésité à lui dire la vérité au sujet de ma foi. Nous, les huguenots, nous n’avons pas le droit de mentir. Il me chassera de l’église. La belle affaire !

MAUPRAT

Je me suis laissé emporter rapidement. J’ai le tempérament vif, comme tu le sais. Si tu es excommuniée, tu seras obligée de fuir comme tes semblables et je te perdrai à tout jamais. Mais au moins ne dis à personne que tu es une hérétique.

 

la suite