Premier tableau
Mars 1811. Nénardovo.[1] Une réception chez Gavril Gavrilovitch. Des couples dansent, parmi eux Sergueï et Nadejda, Anton et Olga, Ivan et Léna. Boris, Dimitri et Katia jouent aux cartes. On boit beaucoup. Des invités, domestiques et soldats forment le chœur.
Scène Première
GAVRIL – PRASKOVIA – SERGUEÏ – NADIEJDA – ANTON – OLGA – IVAN – LÉNA – BORIS – DIMITRI – KATIA – CHŒUR
GAVRIL
Amis, chantons, c’est le printemps.
Amis, dansons, place à la fête.
L’hiver aura duré longtemps.
Voici la saison des poètes.
CHŒUR
C’est le printemps, voici l’espoir,
La neige s’écoule en rivières
La vie retrouve son pouvoir
Et dans les prés, dans les clairières
Se déploient des tapis de couleur,
Vive l’abeille, vive la fleur,
Le rossignol et la mésange !
PRASKOVIA
C’est la fête, dansons, mon Gavroucha, mon ange,
Ouvrons le bal, amusons-nous,
Que dans les bras de mon époux
Je danse le premier quadrille.
CHŒUR
Venez, garçons et jeunes filles.
Si vous préférez la manille,
Le whist, le bridge ou le boston,
Voici les cartes, les jetons.
OLGA
Nos joueurs sont tout à leur aise ;
Nous préférons la polonaise,
Nous enchaînerons les polkas,
Les valses et les mazurkas.
BORIS
Apportez-nous de la vodka !
DIMITRI
Première mise.
KATIA
Et je la double.
BORIS
Nous jouons pour nous divertir
Mais surtout pour nous enrichir.
KATIA
Pique et carreau ! À moi les roubles !
DIMITRI
Les années passent
Et l’on trépasse,
Le cœur se lasse ;
Et la misère des humains
Telle hier, telle demain…
KATIA
Assez de philosophie, joue !
DIMITRI
Et demain, l’on va te mettre en joue.
Feu ! C’est la guerre. Espérais-tu la paix ?
Alors que nous dansons, satisfaits,
L’ennemi rampe à notre porte.
Balle perdue, te voilà morte !
CHŒUR
Balle perdue, la voilà morte ;
Quitter la fête de la sorte
Quand l’ennemi rampe à la porte,
Tu danses, tu te crois en paix !
KATIA
Ô triste compagnon !
Qu’as-tu donc fait de ta raison ?
CHŒUR
Quelle est cette incartade
Ô triste compagnon ?
DIMITRI
L’esprit n’est plus à la boutade :
Celui que l’on nomme empereur
Des Français, dans sa fureur,
Près du Niémen, le petit Corse
À rassemblé toutes ses forces,
Fier comme Néron sur son char,
Se croit grand-maître et notre tsar
Lui refusant toute allégeance
Commerce avec l’Anglais en bonne intelligence.
Cela finira mal !
CHŒUR D’HOMMES
C’est fort mauvais pour ton moral.
Occupons-nous d’autre chose.
Au diable les cœurs moroses !
N’avons-nous pas des femmes et des jeux ?
Levons-nous de nos bancs et soyons courageux ;
Sans crainte, courtisons ces jeunes demoiselles.
ANTON
Sur la piste de bal nous manque la plus belle
Car nous étions venus pour lui faire la cour.
Que devient ta fille, Macha ?
GAVRIL
Elle a son cours
De violon.
IVAN
Tardera-t-elle ?
GAVRIL
Sans aucun doute
La troïka court déjà sur la route.
Vous la verrez,
Mais je dois espérer
Qu’elle vienne au plus tôt sans muser davantage
Car le ciel devient noir et prépare l’orage,
Le froid d’hiver, j’en ai grand-peur,
Chasse au loin du printemps la douceur.
Le vent qui vient de Sibérie
Souffle déjà sur nos prairies.
NADIEJDA
Où donc est notre fils ? Avez-vous vu Sacha ?
Au début de la fête il était encor là.
SERGUEÏ
Ne pouvais-tu garder un œil sur ce jeune homme ?
NADIEJDA
Oui, c’est toujours ma faute, en somme !
PRASKOVIA
Il est dans le jardin, lisant paisiblement.
Ne vous querellez point.
NADIEJDA
Oh ! Sacha, garnement !
Rentre immédiatement !
POUCHKINE (au-dehors)
Je ne m’envole pas !
SERGUEÏ
Quoi ? Petit insolent !
Si je viens te chercher tes fesses pourraient cuire.
CHŒUR
Bourreau d’enfants ! Cruel martyre !
(Entre Pouchkine, tenant un livre à la main.)
Scène II
LES MÊMES – POUCHKINE
CHŒUR
Voici donc cet enfant
Pas très obéissant !
POUCHKINE
Je ne suis pas toujours sage.
CHŒUR
On le dit très intelligent,
Fort cultivé pour son âge.
Quelle figure ! Il n’est pas beau.
Voyez sa peau
Comme elle est grise !
Et sa chevelure qui frise !
L’âge, il faut l’espérer
Ne pourra que l’améliorer.
On dirait un petit singe.
POUCHKINE
Mais j’en ai plein les méninges.
NADIEJDA
Et tu les laisses se moquer
De notre fils ?
SERGUEÏ
Il saura répliquer.
POUCHKINE
J’ai le visage simiesque
Et le teint quelque peu mauresque.
Je ne saurais m’en récuser,
Je suis noir et bien frisé.
Fier d’avoir eu pour ancêtre
Celui qui de son art fut maître.
Il ne craignait les travaux lourds
Pour bâtir Saint-Pétersbourg.
Voilà pourquoi je suis noir et frisé.
Pierre l’appela d’Afrique
Car en mortier, ciment et briques
Russes ou bien Ukrainiens
N’y connaissaient moins que rien.
Voilà pourquoi je suis noir et frisé.
Le nègre dans les entraves
Au tsar fut vendu comme esclave,
Il est devenu général
Mon ancêtre Gannibal.
Voilà pourquoi je suis noir et frisé.
Comme singe il est agile
Et de ses mains qu’il est habile !
Tout comme lui je suis rusé,
J’ai l’esprit bien aiguisé.
Voilà pourquoi je suis noir et frisé.
Vrai démon pour l’espièglerie,
Vrai singe pour la mine,
Beaucoup et trop d’étourderie,
Ma foi, voilà Pouchkine.[2]
CHŒUR
Belle sortie !
Admirable repartie !
Bien répondu, petit garçon,
Nous retenons cette leçon.
GAVRIL
Le vent forcit, Macha n’est pas rentrée.
LÉNA
Reliure et tranche dorée,
Que lisais-tu, marmot ?
POUCHKINE
Des mots, des mots, des mots, des mots…
LÉNA
Mais encore ?
POUCHKINE
Voltaire.
LÉNA
À cet âge, Voltaire ?
POUCHKINE
Je lis aussi Rousseau, et Voiture, et Molière,
Et La Fontaine, et La Bruyère.
LÉNA
Quelle traduction ?
POUCHKINE
En français.
GAVRIL
Nous allons subir un tourbillon.
Et Macha ? Où est-elle ?
PRASKOVIA
Ne crains pas, le Seigneur l’abrite sous son aile.
(Pouchkine s’approche de la table des joueurs.)
POUCHKINE
Qui gagne la partie ?
BORIS
Cela ne te regarde pas.
POUCHKINE
Abats ta dame et la victoire est garantie.
BORIS
Te tairas-tu, sacripant ?
GAVRIL
Voilà qu’il neige à présent !
Sûr que Macha s’est perdue.
Qu’avait-elle à traîner dans la rue ?
POUCHKINE
Je veux jouer avec vous la prochaine.
DIMITRI
Mais que t’emporte la géhenne !
Les jeux d’argent
Ne sont pas pour les enfants.
GAVRIL
Ma pauvre Marie prise au piège !
Mes amis, vous devrez passer la nuit chez nous.
Ne voyez-vous donc pas s’accumuler la neige ?
Si vous sortez, vous en aurez jusqu’aux genoux.
Ô malheureuse enfant frigorifiée,
Au bourane sacrifiée !
(Entre Macha, transie, couverte de neige.)
Scène III
LES MÊMES – MACHA
GAVRIL
Pauvre Macha ! Que t’est-il arrivé ?
Ta route, en neige, as-tu trouvé ?
Couleur d’ébène
Et d’obsidienne,
Mon sang se figeait dans mes veines.
Que ton visage est bleu !
MACHA
Je suis transie, mon père,
Mais Dieu répond à la prière,
Sa main me guide sous les cieux.
IVAN
Elle est belle, même gelée.
BORIS
Le bleu lui sied si fort !
MACHA
Bonsoir à toute l’assemblée ;
La neige a congelé mon corps.
Du feu !
PRASKOVIA
Voici la cheminée.
MACHA
Terrible journée !
KATIA
Ils ne nous regardent plus.
LÉNA
Plus un baiser ! Plus un sourire !
C’est cette fille qu’ils admirent.
Nos amants sont irrésolus.
Elle leur tourne sans peur
Et la tête et le cœur.
GAVRIL
Je te croyais déjà sous la neige engloutie.
MACHA
Nul flocon ne tombait lorsque je suis partie.
Dans le dos, comme un traître avait frappé l’hiver.
Tous croyaient endormi le brigand, le pervers.
Alors que je quittais ce maître fort aimable,
Le ciel était serein, la douceur agréable.
À peine la télègue avait quitté le bourg
Que le ciel se chargeait de noirs nuages lourds.
Piétrouchka frappe et crie pour activer les bêtes.
Hâtons-nous, me dit-il, car voici la tempête.
Cinq verstes à courir sous ces vents furieux,
Les roues sont enneigées déjà jusqu’aux moyeux.
Souffle de Sibérie, le terrible bourane,
Capable d’enfouir chevaux et caravane…
Ainsi, notre chariot refusant d’avancer,
Nous avons dû marcher, aveugles, harassés.
PRASKOVIA
Mais te voilà sauvée.
DIMITRI
Ma pauvre Marouchka,
Pour te ravigoter bois un peu de vodka.
Elle t’est réservée.
IVAN
Je la réchaufferais volontiers dans mes bras.
BORIS
Viens polker avec moi, tu verras
Si ton sang ne dégourdit pas.
MACHA
Boria, c’est non !
BORIS
Comme elle est fière !
MACHA
Mes doigts sont durs comme la pierre.
Mes pieds sont gourds.
Je ne danserai pas.
DIMITRI
Mon amour…
KATIA
Assez ! Je t’apporte un message :
L’alcool en tes neurones a fait trop de ravages.
DIMITRI
Elle est jalouse et voudrait m’attraper.
(On frappe à la porte.)
PRASKOVIA
Silence, enfin ! Je crois qu’on a frappé.
(On frappe à nouveau. Quelqu’un va ouvrir, paraît Vladimir, lui aussi couvert de neige.)
Scène IV
LES MÊMES – VLADIMIR
VLADIMIR
Je suis perdu, mourant de froid,
Quel grand malheur ! Comble d’effroi !
Accueillez-moi sous votre toit
Car je me traîne ainsi depuis deux heures.
GAVRIL
Profitez de notre demeure.
CHŒUR
Voyez ce jeune damoiseau,
Comme il est beau !
Réchauffez-vous, mon capitaine
Et faites sécher vos mitaines.
VLADIMIR
Enseigne, seulement,
Servant le tsar, et vaillamment,
N’ayant jamais connu ni revers ni défaite,
Mais vaincu par cette tempête.
GAVRIL
C’est la journée des naufragés
Tous vers mon havre dirigés.
PRASKOVIA
Affamé comme loup, je présume.
Restaurez-vous. Quelques légumes ?
Du gibier, du borchtch et du kvas ?
DIMITRI
La dame a perdu ; j’ai deux as.
VLADIMIR
Je n’aspire qu’à cette flamme,
Chaleur pour mon âme.
PRASKOVIA
Asseyez-vous devant le feu
Près de Macha.
VLADIMIR
Quels jolis yeux !
Incendiaires comme braise,
Que je brûle en cette fournaise !
J’aimerais dans mes bras la serrer,
Entre ses lèvres m’égarer.
CHŒUR DE FEMMES
On dit que cette adolescente
À l’esprit nourri de romans
S’enflamme si facilement !
Avec sa figure innocente,
Elle est prompte à pêcher les amants.
DIMITRI
Voyez donc ces langues mauvaises,
Jalouses, pleines de venin.
Est-ce un vice féminin ?
BORIS
Non point ! Vois comme il la regarde,
Ce héros de la jeune garde !
Vous la voulez autant que moi
Mais ce beau rival fait son poids.
DIMITRI
C’est vrai, Macha est belle
Et je désire l’épouser ;
Je dompterais volontiers la rebelle
En l’accablant de baisers.
BORIS
L’aimez-vous tant pour sa beauté ?
Moi, vieil ami, je le confesse :
Je l’aime, pour sa richesse,
Et sa dot avez-vous bien compté ?
DIMITRI
Il faudra bien qu’un jour nous nous battions pour elle :
Vous pour sa dot, moi pour son cœur.
BORIS
À quoi vous sert ce ton moqueur ?
DIMITRI
Mais je sens qu’elle nous échappe,
Cela me contrarie bien fort.
BORIS
Votre esprit dérape
Et vous avez tort.
MACHA
Quel est votre nom, militaire ?
VLADIMIR
Vladimir
Et pour vous plaire
Prêt à mourir.
Ô destin salutaire !
Béni soit ce vent cruel !
Louées les ténèbres du ciel
Et ce blizzard
Qui par hasard
À vos pieds mon pauvre cœur enchaîne,
Comme un esclave joyeux.
MACHA
Vladimir ! Soyez sérieux !
Vous me connaissez à peine.
Gardez loin de moi vos promesses.
(Les joueurs ont quitté la table, Pouchkine regarde les cartes avec une certaine fascination.)
POUCHKINE
Ils en ont tous après Macha.
Les filles, elles sont comme ça.
Ils n’en veulent qu’à sa beauté.
Plus rien ne les intéresse.
Le tapis vert est déserté.
Les hommes sont d’étranges mécaniques.
Quelle jolie dame de pique !
[1] Village fictif
[2] Ces quatre derniers vers sont de Pouchkine lui-même, en français dans l’original.
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