Chapitre VII - La leçon de grec
Maître Wladimir salua les jeunes filles. Il feignit de ne pas remarquer les marques que les coups et les larmes avaient produites sur le beau visage d’Éva. Puis il s’installa à son bureau et sortit les copies corrigées de sa sacoche de cuir havane.
« J’espère, dit-il, que Vos Altesses se sont conduites comme des enfants bien sages et qu’elles ont un peu révisé leur leçon en attendant mon arrivée.
– Oh ! Oui ! maître ! » répondirent-elles à l’unisson.
« Très bien ! Nous allons pouvoir reprendre notre cours. »
Il tendit quelques feuillets en direction d’Éva :
« Je tiens particulièrement à vous féliciter, princesse Éva. Votre thème est excellent. Toutefois, soyez attentive aux esprits et aux accents. Ces petits signes au-dessus des voyelles ont une réelle importance. Leur omission pourrait vous faire sottement perdre des points aux examens. »
Puis il se tourne vers Lynda en lui rendant sa copie :
« Quant à vous, princesse Lynda, je voudrais, avec votre permission, m’entretenir avec Votre Altesse en particulier. Je suis surpris et inquiet de votre absence de progrès, je dirais même, de votre régression. “Etrékhété kalos, tis umas anekophen”.
– Hein ? Quoi ? Comment ? Pardon ? Pouvez répéter ?
– Je cite les paroles de l’apôtre Paul : “Vous couriez bien, qui vous a arrêtée ?”
– Je ne sais pas. Un point de côté.
– Alors, je vous conseille de vous entraîner sérieusement si vous souhaitez monter un jour sur le podium. Vous avez encore beaucoup de difficultés avec les déclinaisons. Voilà qui devrait être acquis depuis longtemps. Pourquoi inversez-vous toujours le nominatif et le vocatif ? C’est pourtant très facile : Si je dis : “Lynda est une petite peste.” C’est le nominatif. Mais si je vous dis : “Lynda, vous êtes une petite peste.” C’est le vocatif. Avez-vous saisi ?
– J’ai surtout saisi le compliment.
– J’associe l’éveil de la conscience à l’enseignement du grec. Me promettez-vous de vous ressaisir et de travailler ?
– Non.
– Comment non ?
– Comme ça non.
– Et pourquoi non ?
– Parce que non.
– Et depuis quand non ?
– Depuis que non !
– Le grec est pourtant une langue merveilleuse. Elle devrait vous captiver.
– Eh bien moi non.
– Sa Majesté votre père m’a confié l’honneur d’instruire Vos Altesses, il se fait beaucoup de soucis à cause de vous, princesse Lynda. Il est très attristé par vos écarts et votre désobéissance. Que va-t-il dire quand je lui apprendrai qu’à présent vous refusez d’étudier ?
– Il dira ce qu’il voudra. Moi, je danse la polka ! »
Éva se remit à sangloter, et quitta précipitamment la pièce.
« Je m’en vais. Ça me fait trop honte et ça me fait trop mal. »
« Et voilà ! s’écria Lynda en sautillant de bonheur. Puisque les chastes oreilles de ma sœur Éva ne traînent plus dans la région, je vais vous livrer franchement le fond de ma pensée : J’en ai ma claque du kappa, du lambda, du psi et de l’oméga, ras la casquette de l’aoriste et jusqu’aux oreilles du datif et du génitif.
– Altesse ! dit le professeur indigné.
– L’enclitique et le proclitique me rendent neurasthénique et me donnent la colique.
– Altesse !
– J’ai décidé d’en finir avec ces études casserotulesques. Et d’ailleurs vous aussi, vous me cassez les rotules. »
Elle prononçait ces paroles irrévérencieuses en attaquant le maître de son invincible regard.
« Votre Altesse met mes nerfs et ma patience à l’épreuve, répondit Wladimir en réfrénant sa colère. Que ne suis-je plutôt professeur de politesse ! J’aurais de la matière à vous enseigner. A-t-on jamais vu une princesse se conduire de la sorte ? Cette insolence ! Ce langage de charretier ! Cette attitude de bouvier ! Mais regardez-vous donc ! Et ces mains dans ces poches ! Est-ce que c’est correct ? Enlevez-moi vos mains de vos poches !
– Si je sors mes poings de leur étui, ce sera pour m’en servir, et vous allez en sentir les effets.
– Alors là ! Votre Altesse pousse le cochonnet un peu trop loin !
– Je vous ai offusqué ? J’en suis marrie. Voyez-vous, cher maître, vous ne m’inspirez ni crainte ni respect. Vous êtes vieux et rempli de science, moi je suis jeune et pleine de vigueur. Je pratique l’équitation, la natation, l’escrime, le tir à l’arc, le judo, le kung-fu et le karaté. J’ai une immense envie de vous casser la figure, mais ce serait vraiment trop facile. Il m’en faudrait quatre-vingt-dix comme vous rien que pour m’échauffer. Je commence par un solide coup de poing dans votre gros estomac bourré de savoir. Vous voilà plié en deux, vous ne pouvez plus respirer. J’en profite pour vous démolir les mandibules à coups de genou. Pendant que vous rampez par terre à ramasser vos dents, je vous termine avec un bon atémi dans les cervicales, et pour signer mon chef-d’œuvre, je vous plante un talon bien pointu dans la colonne vertébrale. Cela vous convient-il, comme programme ? »
Pour la première fois, maître Wladimir perdait son sang-froid, face aux provocations de Lynda.
« J’ai de sérieuses lacunes en bastonadologie, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Mon jugement importe peu. Ce qui importe, c’est ce que Sa Majesté votre père dira de votre attitude inadmissible et inqualifiable. »
Ne pouvant plus contenir sa fureur, il se précipita au-dehors.
« Très bien ! Va cafter à papa, il me donnera la fessée ! » lui cria-t-elle en projetant contre la porte la sacoche que, dans sa fougue, il avait oubliée.
Un sentiment de victoire envahissait Lynda, le sentiment d’avoir enfin pourfendu celui qu’elle haïssait sans véritables raisons. Elle aurait sans doute préféré le briser physiquement, mais elle l’avait brisé avec des mots, et certains mots, sortant de sa bouche, sont aussi tranchants que des poignards et aussi contondants que des masses d’armes.
« Excellente journée ! pensait-elle en se frottant les mains. J’en ai démoli deux dans la même demi-heure : ma sainte nitouche de sœur et ce vieux prétentieux de Wladimir. »
Puis, après la satisfaction, vient la méditation :
« Tout le monde me hait dans cette maison, et je le leur rends bien. Il faut d’ailleurs avouer que je ne fais pas beaucoup d’efforts pour être aimée. On me demande pourquoi je suis si méchante : c’est dans ma nature. J’aime faire souffrir. J’aime faire pleurer ma sœur. J’aime mettre Wladimir en colère. J’aime torturer les animaux. J’aime apprendre des gros mots au mainate. J’aime faire tourner mon vieux père en bourrique. Ce n’est pas ma faute, je m’ennuie tant dans ce palais. Je le déteste. Je déteste ce royaume, ses traditions millénaires, cette galerie des rois de Syldurie, ces vieilles armures à tous les coins du palais qui me donnent des cauchemars, ces gardes royaux qui portent le même uniforme depuis Sigismond Premier. »
Après la méditation, la rêverie :
« Si seulement je pouvais m’évader, loin de cette monarchie moyenâgeuse, loin de ces courtisans hypocrites, loin des leçons de morale de papa, loin des études bibliques en famille ! Ah ! Partir ! Partir loin ! Très loin ! Quel avenir y a-t-il pour moi dans ce terrier à lapin ? Pour Éva, ce n’est pas compliqué : elle deviendra reine, elle épousera un prince, elle lui fera de petits princeaux et de petites princelles dont l’aîné deviendra roi, et ainsi va la vie. »
Après la rêverie, la désillusion :
« Mais moi, je ne le trouverai jamais, le prince charmant. Je suis pourtant une jolie fille, mais dans tout le royaume, on m’appelle “la petite peste”. Même s’il vient, le beau prince, quand je lui aurai bien cassé les rotules, il s’en ira. Même qu’il risque de passer le mur du son avec son cheval blanc. »
Après la désillusion, la décision :
« Je ne veux plus rester ici. Il faut partir, le plus loin possible de la Syldurie. N’importe où. À New York, ou à Paris. Oh ! Oui ! Paris ! La tour Eiffel, les Champs-Élysées, la Tour d’Argent, l’hôtel Georges Vé. Ça c’est la vie ! C’est décidé, j’enfourche ma Harley et je fonce sur Paris. Et je cloue sur place cette bande de lourdauds. »
Après la décision, l’échafaudage de plans :
« Avec quel argent ? Ah ! Oui ! C’est un détail important. Je n’ai pas d’argent. Mon père en a, mais moi je n’en ai pas. Je vais le lui voler. Non, ça ce n’est pas bien. Il va m’en donner. Ça c’est mieux. Évidemment, ce n’est peut-être pas le jour. En ce moment il doit fulminer comme un dragon. C’est égal, je sais comment le manipuler. Un de mes numéros de charme dont j’ai le secret, et je te le retourne comme une crêpe, le papounet. Il me donnera tout l’argent que je veux. »
Mais un bruit de pas dans le couloir tira la jeune fille de ses réflexions. Wladimir n’avait pas tardé à informer le roi de sa dernière incartade. À la vivacité de sa démarche, elle comprenait bien que son père n’allait pas la traiter à la légère.
« Je l’entends qui arrive avec ses gros sabots. Quand on parle du dragon ! C’est l’heure de la fessée. »
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