ACTE IV

Illustration : Stéphanie Lebeau.

Premier tableau

Décor du premier acte. La salle est vide. Entrent Choudasté et Choudago, avec quatre déménageurs portant une lourde caisse.

Scène première

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – Déménageurs

CHOUDASTÉ 

Attention ! C’est fragile !

DÉMÉNAGEURS 

Soyez tranquille.

Nous connaissons notre métier,

Nous sommes quatre vieux routiers

Déménageant de ville en ville,

Nous soulevons le monde entier.

La tâche n’est pas difficile.

CHOUDAGO 

Prenez garde ! C’est très coûteux !

Il y en a pour des pistoles.

DÉMÉNAGEURS 

Voilà le chaland qui s’affole.

Nous ne sommes pas des boiteux.

Nous connaissons notre métier.

Aucun fardeau n’est trop pesant

Car tous nos muscles sont puissants.

Nous lèverions des cathédrales

Car notre force est sans égale.

Nous connaissons notre métier.

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO 

On la fit venir de Paris,

C’est dire qu’elle est précieuse !

Aussi, nous serions fort marris

Si par étourderie douteuse

Vous la réduisiez en débris.

DÉMÉNAGEURS 

Nous sommes quatre vieux routiers,

Nous connaissons notre métier.

DÉMÉNAGEUR

Il n’empêche que je n’ai jamais rien soulevé d’aussi lourd. Cela mérite bien un petit pourboire, en plus du montant prévu au devis.

CHOUDAGO 

Vous aurez tout ce que vous voulez, pourvu que cet encombrant colis nous soit livré sans casse. Dans le cas contraire, notre roi Fergon en serait très contrarié, et ce ne serait bon ni pour nous ni pour vous.

DÉMÉNAGEUR

Et cette forme bizarre. Ce n’est par ordinaire. Qu’y a-t-il donc de si mystérieux dans cette caisse ?

CHOUDAGO 

Ouvrez-la, vous saurez.

DÉMÉNAGEUR

Ah ! non ! Ce n’est pas prévu au contrat de livraison.

CHOUDAGO 

Dix pistoles en plus de la facture et du pourboire si vous déshabillez cet objet.

DÉMÉNAGEUR

Ah ! Pour dix pistoles, évidemment...

(Choudasté donne de l’argent aux déménageurs qui déballent l’objet : une magnifique harpe de concert.)

DÉMÉNAGEURS 

Qu’est-ce que c’est donc que cet engin ?

C’est une arme de guerre, sans doute ;

De quoi vous mettre en déroute

Toute une armée de babouins.

CHOUDASTÉ 

C’est une harpe.

DÉMÉNAGEUR

Une quoi ?

CHOUDASTÉ 

Une harpe.

DÉMÉNAGEUR

À quoi ça sert ?

CHOUDASTÉ 

À jouer de la musique.

DÉMÉNAGEUR

Ce doit être beau. J’ai bien envie d’essayer.

CHOUDASTÉ 

Pas question d’y poser vos grosses paluches de portefaix. Seule la marquise Dariana a le droit d’y toucher avec ses jolies mains d’artiste. D’ailleurs, voici le roi. Allez-vous-en !

(Les déménageurs s’en vont, entre Fergon.)

Scène II

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – FERGON

FERGON

Mon colis est enfin livré, ce n’est pas trop tôt ! Ces faquins mériteraient d’être pendus pour avoir fait attendre un roi. Mais avouez que cet instrument est une merveille !

 

CHOUDASTÉ 

En effet, Sire. Je n’ai jamais rien vu de pareil en Séquanie.

FERGON

Nous n’attendons plus que la marquise.

CHOUDASTÉ 

Elle ne devrait pas tarder.

CHOUDAGO 

Eh bien ! justement, la voilà.

(Entre Dariana, les yeux bandés, guidée par deux valets.)

Scène III

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – FERGON – DARIANA – Valets

DARIANA

Quelle est cette plaisanterie ? et où me mène-t-on comme ça ? Avec un roi aussi farfelu, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Si ça se trouve, j’ai joué une fausse note hier et vous me conduisez à l’échafaud.

FERGON

Vous êtes parvenue à destination, belle marquise. Qu’on lui débande les yeux, maintenant.

(Un des valets lui enlève le bandeau. Dariana pousse un cri de surprise.)

DARIANA

Qu’est-ce que c’est ?

CHOUDAGO 

Étrange question venant de ta part, mon petit, c’est une harpe.

DARIANA

Toutes ces cordes ! Je n’ai jamais rien vu de tel.

FERGON

Je l’ai fait venir de Paris.

Je comprends cet émoi, ce cri.

Ma tendre amie, quelle grande surprise !

Bel instrument pour la belle marquise :

Je l’ai fait venir de Paris.

DARIANA

La ravissante intention !

Généreux roi, ça mérite une bise.

Admirez donc ! ces formes sont exquises.

Elle a dû coûter des millions.

FERGON

Je l’ai fait venir de Paris.

DARIANA

Courbes de chêne, bois doré,

Telle une reine, fière sous sa couronne,

Fines sculptures sur sa haute colonne.

Blonds angelots, front décoré.

FERGON

Je l’ai fait venir de Paris.

DARIANA

Quel instrument superbe ! Je vais pouvoir en plaquer des accords ! Mais à quoi peuvent bien servir ces sept pédales ?

FERGON

Il me l’a expliqué, mais je n’ai pas bien compris. « C’est pour les diocèses et les baies molles, » qu’il m’a dit.

DARIANA

Les baies molles ?

FERGON

Oui, quand elles sont trop mûres, sans doute. Mais faites entrer tout le monde. Je veux que toute la cour voie cette harpe de concert et surtout, qu’ils entendent la marquise Dariana en jouer.

(La scène se remplit de courtisans.)

Scène IV

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO – FERGON – DARIANA – Valets, courtisans

CHŒURS

Quelle merveille !

– Machine à faire peur !

Et ces diablotins, quelle horreur !

– Diablotins ?

Vous n’y connaissez rien.

Sculpture en bois doré sans nulle autre pareille.

Ce sont des anges, voyons !

– À quoi servent tous ces rayons ?

– Ce sont des cordes magiques

Pour ficeler la musique.

FERGON

Race de béotiens !

Vous n’y connaissez rien.

CHŒURS

Admirez cette belle encolure.

Avouez qu’il a de l’allure,

Élancé comme un pur-sang,

Plein de vigueur. Quel élan !

– À quoi servent ses pédales folles ?

FERGON

Pour les diocèses et les baies molles.

Vous n’y connaissez rien.

CHOUDASTÉ – CHOUDAGO 

Assez proférées de sottises !

Installez-vous, jolie marquise,

Sur cet étroit tabouret.

Régalez-nous d’un menuet,

Une valse, une polonaise.

Servez-nous des baies molles au milieu des diocèses.

(Dariana s’installe à la harpe sous les applaudissements.)

FERGON

Silence, enfin, silence !

Ce n’est pas chaque jour qu’on vous sert

Un si délicieux concert.

Taisons-nous ! que la fête commence.

(Dariana commence à jouer, mais ne tire de l’instrument qu’une mélodie médiocre.)

CHŒURS

Ses bras sont bien trop courts ou la harpe trop grande

Et c’est raté pour la sarabande.

DARIANA

Rien de bon ne sort sous mes doigts.

Maudit soit cet engin de bois.

Hélas ! Quelle déconfiture !

Bel engin de torture.

Quel récital manqué !

Vous pouvez bien vous moquer.

Harpe prétentieuse, instrument de discorde !

Je veux mon arc à douze cordes.

(Elle se met à pleurer.)

CHOUDAGO 

Ne pleure pas, mon pauvre enfant.

La lutte est rude

Mais tu avais pris l’habitude

De monter un poney du Shetland,

Et te voilà, jolie cavalière,

Sur un vigoureux coursier

Qu’il faut apprendre à chevaucher.

De façon régulière

Il faudra pratiquer

Sans jamais te décourager

Les gammes et les arpèges

Et sérieusement te remettre au solfège.

(Dariana sort en pleurant, consolée par Choudasté et Choudago.)

FERGON

Eh bien alors ! Qu’est que vous faites tous plantés comme de pieux. Allez-vous-en, il n’y a plus rien à voir, et surtout plus rien à entendre.

(Le roi et les courtisans se dispersent. Entrent discrètement les trois guérisseurs).

Scène V

PROKOL – KOLARGOL – VITRIOLA – puis PHILIPPULLUS

VITRIOLA

Vous pouvez entrer. Il n’y a plus personne.

PROKOL

Il y en avait assez de tout ce tintamarre. C’est comme les coups de poing dans la figure : ça fait du bien quand ça s’arrête.

KOLARGOL

La voilà donc cette machine à nous gercer les oreilles.

VITRIOLA

Et si Dariana parvient à en jouer, le tyran sera définitivement guéri.

PROKOL

Alors, détruisons-le.

KOLARGOL

Mais comment ?

PROKOL

Ce n’est pas compliqué ; personne n’aurait une pince coupante ?

KOLARGOL

Avec la magie, pas besoin d’outil.

TRIO

Détruisons cet instrument

Promptement.

Brûlons-le, coupons-lui les ailes

Et vandalisons avec zèle.

La péronnelle

Ne crèvera plus les tympans.

Détruisons cet instrument.

Facile à dire et comment faire ?

Par-devant comme par-derrière,

Comment le prendre, enfin ?

Faut-il décorder ce machin ?

 

Juste un brin de colophane

Sur ce boyau diaphane ;

Son joli doigt reste collé ;

L’oiseau ne pourra plus voler.

VITRIOLA

Alors je la tuerai, car je la hais, cette gamine. Le bon roi en fera une des crises dont il a le secret, il en mourra, bien fait pour lui !

(Entre Philippullus.)

PHILIPPULLUS

Allons, messieurs-dames, de quoi complotez-vous entre vous ?

VITRIOLA

On ne complote pas.

PHILIPPULLUS

Vous ne complotez pas ? Sachez que même éloigné, mes oreilles sont présentes et entendent tout ce que vous dites. Ainsi, vous voulez assassiner la marquise Dariana ?

KOLARGOL

Euh !...

PROKOL

Pas vraiment...

VITRIOLA

Si on veut...

PHILIPPULLUS

Vous ne devriez pas. Savez-vous ce que les esprits m’ont révélé à son sujet ?

PROKOL – KOLARGOL – VITRIOLA

Non.

PHILIPPULLUS

Je vous passe un tuyau,

Ouvrez grande l’oreille.

Je le dirai cent fois :

Vous devriez tous trois

– Vraiment je le conseille –

Vous tenir à carreau.

VITRIOLA

Racontez-nous. L’affaire est donc grave à ce point ?

PHILIPPULLUS

Les esprits m’ont tout dit,

Il faut qu’on vous explique,

Mais soyez bien assis

Car vous serez surpris.

La chose se complique.

Nul doute n’est permis.

VITRIOLA

Mais venons-en au fait, nous en avons besoin.

PHILIPPULLUS

Cette Dariana,

L’objet de votre haine,

Que l’on veut étrangler,

– Vous devriez trembler –

Bientôt deviendra reine.

Deus ex machina.

VITRIOLA

Cette plaisanterie ne nous amuse point.

Si cette chipie devient reine, elle nous fera décapiter, c’est sûr.

VITRIOLA

Il faut à tout prix empêcher ça.

PHILIPPULLUS

Vous pouvez toujours essayer. Si j’ai dit qu’elle le deviendra, c’est qu’elle le deviendra, sinon, je ne suis plus Philippullus et je ne suis plus prophète.

VITRIOLA

Mais pour que Dariana devienne reine, il faudra bien que le roi meure.

PHILIPPULLUS

Il mourra.

VITRIOLA

Mais de quelle mort ?

PHILIPPULLUS

Ça, je n’en sais strictement rien.

VITRIOLA

Comment ça, vous n’en savez rien ? Vous êtes le grand prophète Philippullus, oui ou non ?

PHILIPPULLUS

Toute science à ses limites.

VITRIOLA

Donc, résumons-nous. Si Dariana devient reine, elle nous tue. Si Fergon meurt, Dariana devient reine. Il vaut mieux que Fergon meure le plus tard possible.

KOLARGOL

On va vous le bichonner, notre petit roi.

PROKOL

Et qui va aider notre petit roi à guérir ?

KOLARGOL

Dariana, avec son tas de ficelles qui fait tant de bruit.

VITRIOLA

Alors, plus question de saboter cet instrument. Au contraire, j’en suis fort marri, mais si nous tenons à la vie, nous serons obligés d’astiquer la harpe de Dariana, ainsi que les bottines de la susnommée.

KOLARGOL

Dariana ! Sauvons-nous !

(Ils s’enfuient, entre Dariana. Elle tient à la main un manuel intitulé « La harpe pour les nuls ».)

Scène VI

DARIANA

J’ai cru entendre un bruit cavalcade. Y aurait-il des rats dans ce palais ?

(Elle s’installe à la harpe et chante sans en jouer.)

 

Quelle clarté m’inonde !

Tant de joie dans ce monde !

Et tant de bonheur !

J’y établis mon empire,

C’est la vie que je désire,

Au milieu des fleurs.

 

Malgré mes douleurs et mes peines,

Je suis plus riche qu’une reine.

Je possède la liberté,

Ce beau trésor immérité.

J’ai pour moi toutes ces prairies,

Personne ne vient m’y troubler.

Qui voudrait ici m’accabler ?

Seule en tes montagnes chéries,

Tu es heureuse, Dariana.

Heureuse Dariana ! C’était ma vie d’autrefois. Mon bonheur est resté dans mes montagnes et dans ma lauzière délabrée. Et ma vieille harpe qui ne ressemblait à rien, mais qui m’apportait tant de joie dans ma solitude ! J’ai l’impression qu’elle me punit pour l’avoir abandonnée en faveur de cet instrument prétentieux qui ne se laisse pas apprivoiser. Et ma vieille toison ! J’y étais à l’aise pour agiter les bras et les jambes. Me voici maintenant ligotée dans le velours et la soie. Et cette compagnie de hobereaux stupides et vaniteux. Heureusement, mes deux amis Choudago et Choudasté me sont restés fidèles.

Mon cœur est lourd, chargé de chaînes,

Mon œil en pleurs, mon âme en peine,

Monde cruel pour m’accabler,

Nul ne pouvant me consoler.

Je me languis de ma maison.

Cette paillasse misérable

M’offrait un sommeil confortable.

Je sens s’égarer ma raison.

Bien malheureuse Dariana.

 

Allons ! courage !

À quoi sert-il de pleurnicher ?

Tu vas te mettre à ton ouvrage

Sans rechigner.

(consultant son manuel)

Voyons, par quel bout commencer ? Mi bémol majeur... trois pédales au rez-de-chaussée... si, mi, la, les autres montent au premier étage... voilà ! Encore heureux que toutes les cordes n’aient pas la même couleur ! Où est-il encore passé, ce mi bémol ? Ah ! le voilà. Allons-y !

Ces études ennuyeuses

Me rendront la main heureuse.

Et plus on a de bémols,

Mieux chante le rossignol.

(Elle joue une gamme ascendante.)

Ce n’est pas si difficile,

Cette harpe est bien docile.

On redescend.

(Elle joue une gamme descendante.)

     C’est fini.

Arpège de Rossini.

(Elle poursuit ses exercices. Des variations s’y ajoutent et se terminent avec virtuosité.)

Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est moi qui ai joué ça ?

Je sais bien jouer maintenant.

J’ai dompté cet instrument.

La cavale n’est plus si fière ;

Comme une habile cavalière

Je la mène par le harnais,

Je la saisis par la crinière,

Je la possède tout entière.

J’en suis maîtresse désormais.

Victorieuse Dariana.

Deuxième tableau

Le décor est le même, la harpe près du trône, mais plusieurs jours se sont écoulés.

Scène VII

DARIANA – FERGON

(Fergon, calme, est assis sur le trône, il écoute attentivement Dariana qui joue une mélodie apaisante.)

FERGON

Ta douce musique apaise mon cœur.

Quelle tendre paix soulage ma vie !

Ces sons cristallins dissipent mes peurs,

Accords merveilleux, sublime harmonie.

Que serait, hélas ! le vieux roi Fergon

Sans ta voix si pure, ton jeune sourire,

Je resterais seul face à ce démon,

Mais tu l’as brisé, vaincu son empire.

Mais quelles sont ces notes étranges que tu joues, ces sons aigus qui ont je ne sais quoi d’irréel ?

DARIANA

Monsieur Silasol me l’a bien expliqué. En touchant la corde d’une manière particulière, on obtient ces notes particulières. On les appelle des harmoniques.

FERGON

Qu’est-ce que Monique vient faire dans cette histoire ?

DARIANA

Par exemple, quand on sonne une cloche en do, on est censé entendre do sol do mi sol do ré mi.

FERGON

Quelle science !

DARIANA

Sire, c’est une joie pour moi de contribuer à votre bonheur et à votre guérison, mais permettez-moi de vous poser une question.

FERGON

Je t’écoute.

DARIANA

Maintenant que vous avez retrouvé la paix, pourquoi vous promenez-vous toujours avec votre lance ?

FERGON

Mon petit, sais-tu pourquoi tous les rois se laissent pousser la barbe ?

DARIANA

Parce qu’ils trouvent ça beau, élégant, viril, et tout.

FERGON

Non. C’est parce qu’ils craignent que le barbier, en approchant le rasoir des veines de leur cou, commette une petite maladresse, si tu vois ce que je veux dire. Il y a toujours des individus prêts à tout pour devenir roi à la place du roi. Je ne me sépare donc jamais de cette protectrice, ni même pour dormir, ni même pour faire pipi, surtout depuis que j’ai viré ces trois bons à rien. Ils veulent se venger.

DARIANA

Ah ! bon ?

FERGON

Allez ! Joue-moi quelque chose d’un peu plus entraînant : une polka.

DARIANA

C’est parti !

FERGON

Une valse, maintenant.

DARIANA

Allons-y !

FERGON

Dariana ! Au secours !

DARIANA

Quoi ?

FERGON

Un champignon !

DARIANA

Un champignon ?

FERGON

Là ! un énorme champignon. Il me regarde avec ses yeux féroces. Tu ne le vois pas ?

DARIANA

Sauf le respect que je dois à Votre Majesté, je crois que Votre Majesté est complètement marteau.

FERGON

Il va se jeter sur moi ! Il va me dévorer !

DARIANA

D’habitude, ce sont les humains qui dévorent les champignons.

FERGON

Au secours ! Protège-moi ! défends-moi ! Je te nommerai duchesse. Promis !

DARIANA

Je sais me battre contre les loups, contre les lions et, s’il le faut, contre les hommes, mais contre les champignons...

FERGON

Joue quelque chose ! N’importe quoi ! Quelque chose de lugubre. C’est émotif, un champignon.

DARIANA

En avant ! Chasse aux cèpes et aux morilles !

(Dariana joue une marche funèbre. Fergon se calme, elle cesse de jouer.)

FERGON

Champignon, champignon, champignon !

DARIANA

Et voilà, ça recommence !

FERGON

Ils sont vraiment méchants. Gare aux gnons !

DARIANA

Et s’aggrave sa démence.

FERGON

Claudinius ! Infâme roi maudit,

Tu me tourmentes sans cesse.

Scélérat ! maître juré bandit !

Oui, c’est moi, je le confesse.

 

Ces méchants champignons, c’était moi.

Cette mortelle omelette

M’a débarrassé du vilain roi.

DARIANA

Fergon perd encor sa tête.

FERGON

Un mauvais seul au milieu des bons :

L’amanite phalloïde.

De sa chair se répand le poison.

Pas besoin d’être bon druide.

 

C’était l’omelette de la mort :

Il fallait que ce roi meure,

Car c’était écrit dans son sort.

Il s’éteignit en une heure.

 

Il le fallait, c’était mon devoir.

Je désirais la couronne.

Je voulais le pouvoir... le pouvoir...

Que Claudinius me pardonne !

DARIANA

Quelle terrible confession !

Qu’as-tu fait, tyran perfide ?

En mon cœur quelle émotion !

Infamie ! Crime sordide !

FERGON

Et toi ? Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Qu’est-ce que tu attends ? Tu vois bien que je souffre atrocement ! Joue ! joue ! joue !

(Dariana se remet à jouer, mais elle joue mal. Pendant la fin de cette scène, Choudago apparaît discrètement.)

DARIANA

Je ne peux pas ! je ne peux pas ! mes doigts sont gourds

Et mes mains sont de plomb très lourd.

Mes cordes sont épaisses

Comme les barreaux d’une prison,

Insensibles à mes caresses.

Je suis désolée, roi Fergon.

FERGON

Je ne veux rien savoir. Joue plus vite

Et joue plus fort.

Par le sang ! Par la mort !

Tu me tortures. Sois maudite !

 

DARIANA

Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

FERGON

                                                   Fille rebelle,

Tu me rends fou.

DARIANA (en aparté)

                            Tu l’es déjà, j’en ai grand-peur.

Hélas ! pourquoi cette torpeur ?

Je deviens folle moi aussi, et ma cervelle...

Pauvre Dariana ! Quel malheur !

FERGON

Tu n’es d’aucun secours, virtuose cruelle !

(Fergon se lève et quitte la scène en colère. Dariana, en larmes, va se jeter dans les bras de Choudago, qui la console.)

Scène VII

DARIANA – CHOUDAGO

DARIANA

Il y a longtemps que tu es ici ?

CHOUDAGO

Je viens d’arriver.

DARIANA

Tu as entendu ce qu’a dit Fergon ?

CHOUDAGO

Ne t’inquiète pas de ce qu’il a pu te dire. C’est un homme tellement fantasque ! À ce que j’ai cru comprendre, il est contrarié parce que tu n’es pas au meilleur de ta forme. Cela peut arriver à tout le monde. Il n’y a pas de quoi en pondre une horloge. Allons ! Calme-toi !

DARIANA

Il a plus grave. As-tu entendu quand il a parlé de champignons ?

CHOUDAGO

Il parle toujours de champignon et d’omelette, et à chaque fois, ça m’ouvre l’appétit.

DARIANA

Donc, tu n’as rien entendu. Cette fois, il a parlé d’un champignon mortel. Choudago, mon ami, Fergon a assassiné le roi Claudinius. Il vient de l’avouer. Il l’a empoisonné pour prendre sa place sur le trône.

CHOUDAGO

Ma chère Dariana, il faut que tu saches que notre roi Fergon est un bien triste sire. Depuis des années circule la rumeur qu’il a bien empoisonné le feu roi Claudinius. Malheureusement, la peur des représailles a empêché une enquête sérieuse et Fergon a été innocenté. Aujourd’hui, il vient d’avouer son crime. Malheureusement, il n’y a pas d’autre témoin. C’est la parole d’une bergère contre celle d’un roi.

DARIANA

Mon bon ami, je ne sais pratiquement rien de mon père. Il est mort avant de pouvoir me prendre dans ses bras. La seule chose que je sais de lui, c’est qu’il est mort accidentellement des suites d’un empoisonnement par des champignons. Quelle étrange coïncidence ! Serait-il possible que je sois la fille du roi Claudinius ?

CHOUDAGO

Quelques jours avant sa mort, la reine avait mis au monde une petite fille. Nul ne sait ce qu’elles sont devenues, l’une et l’autre. Cet enfant aurait ton âge.

DARIANA

Quelle terrible situation ! me voici donc condamnée à passer toute ma jeunesse à jouer de la harpe pour l’assassin de mon père.

CHOUDAGO

Ma pauvre petite, si tu es vraiment cette princesse disparue, tu es en danger ici. Et dire que nous t’avons retirée de cette montagne où tu vivais en paix, pour te précipiter dans la gueule du loup !

DARIANA

Je n’ai pas peur des loups. J’en ai rossé plus d’un avec mon bâton. Quant à Fergon, je le tuerai.

(transition instrumentale)

 

Acte V